Le seul mérite d’un tel ouvrage est de rendre manifeste, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’affinité entre les thématiques favorites de l’actuelle extrême-gauche et celles de l’extrême-droite de l’entre-deux-guerres.

*Une autre critique de La justice des vainqueurs a été publiée par nonfiction.fr.

 

La Justice des vainqueurs est un copieux recueil d’articles consacrés à "la criminalisation de la guerre", à "la guerre humanitaire", à l’universalité des droits, à la "guerre globale préventive", à l’impérialisme, aux raisons du terrorisme, ainsi qu’aux prolongements de la brèche juridique ouverte par le procès de Nuremberg à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Son auteur, Danilo Zolo, est professeur de droit et de philosophie du droit international à l’Université de Florence, et a déjà publié plusieurs ouvrages, traduits dans de nombreuses langues. Le livre, publié en italien en 2006, possède toutes les apparences du sérieux : une bibliographie très complète et spécialisée, un index des noms, des références historiques, juridiques et philosophiques précises : autant dire qu’il ne s’agit pas d’un petit essai à l’emporte-pièce.

Il y a toutefois, comme on dit, un malaise. Dès la quatrième de couverture, l’argument provoque un effet de "déjà lu" ou, plutôt, d’"inquiétante familiarité" ; qu’on en juge: "Il y a une "justice sur mesure" pour les grandes puissances occidentales, qui jouissent d’une impunité absolue pour les guerres d’agression de ces dernières années, présentées comme des guerres humanitaires ou comme des guerres préventives contre le terrorisme. Et il y a une "justice des vainqueurs", qui est appliquée aux vaincus et aux peuples opprimés. La situation est favorisée par la connivence des institutions internationales, le silence d’une grande partie des juristes universitaires et la complicité des médias. En réalité, seule la guerre perdue est un crime international".

On a là tous les poncifs de la rhétorique paranoïaque et de la théorie du complot qui fleurissent aujourd’hui : les "grandes puissances occidentales" contre les "peuples opprimés", la "connivence" des puissants, la malfaisance des "institutions", l’internationalisme (pour ne pas dire le cosmopolitisme – mais si : il utilise le mot à propos de l’ONU), l’omertà des gens en place et, bien sûr, la complicité des médias – tous éléments d’un complot que l’auteur se fait fort de dévoiler ("en réalité").

Le livre est-il plus subtil que ce catalogue de fantasmes infantiles ? On peut croire que oui, du fait qu’il déploie, grâce aux compétences intellectuelles de son auteur, des argumentations approfondies, étayées par des références historiques et juridiques précises. Mais l’on déchante vite. En effet, la conclusion de chacun des articles aboutit invariablement aux mêmes poncifs : le droit ne serait que la dissimulation de la force, et les puissants ont, de toute façon, toujours tort. En outre, les sophismes et manipulations rhétoriques abondent, qui lui permettent de tordre une réalité complexe dans le sens qui conforte sa vision du monde.

Ainsi, l’auteur ne semble pas faire la différence entre un crime, un crime de guerre et un crime contre l’humanité, de sorte que sont mis sur le même plan les bombardements d’Hiroshima ou de Dresde et les camps d’extermination nazis. Il ne semble pas non plus faire la différence entre une guerre menée au nom d’une institution internationale et une guerre menée par un pays contre un autre, de sorte que sont mis sur le même plan l’intervention sous égide de l’ONU au Kosovo et la guerre américaine en Irak - ce sont pourtant des nuances qui peuvent avoir leur pertinence lorsqu’on prétend réfléchir à la notion de justice internationale.

Il va de soi dans ces conditions que pour l’auteur, le Tribunal Pénal International n’est qu’une entreprise de règlement de comptes des méchantes grandes puissances contre les pauvres peuples malencontreusement entraînés dans des entreprises malheureuses (mais qui ne sont jamais qualifiées de "génocides", ni pour la Bosnie ni pour le Rwanda) : ainsi, Milosevic a été "démonisé", et l’intervention en ex-Yougoslavie ne fut qu’une "guerre d’agression dite "humanitaire" contre la République yougoslave".


Bien sûr, ce sont les "grandes puissances occidentales" qui "financent le Tribunal" - sans doute avec de l’argent juif, même si l’auteur ne se risque pas explicitement jusque-là ? Il ne peut quand même s’empêcher d’épingler en passant, sous le qualificatif d’"ethnocides", "les crimes commis par les milices israéliennes au cours de dizaines d’années d’occupation israélienne en Palestine" – suggérant que ce grand juriste ignore la différence entre une milice et une armée. On aura compris qu’à ses yeux, le global terrorism n’est qu’une réponse au «fondamentalisme humanitaire» qui motive les "stratégies hégémoniques des États-Unis et de leurs alliés européens". D’ailleurs, l’idée que l’Occident aurait été "agressé par le terrorisme islamique" le 11 septembre 2001 n’est, évidemment, qu’un "lieu commun occidental".

Finalement, le seul mérite d’un tel ouvrage est de rendre manifeste, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’affinité entre les thématiques favorites de l’actuelle extrême-gauche et celles de l’extrême-droite de l’entre-deux-guerres. Par-delà la diversité contextuelle des causes auxquelles elles s’accrochent, elles ont au moins deux points communs : le premier est un antisémitisme plus ou moins déclaré, dont les déclinaisons avouables vont de la haine du cosmopolitisme à un anti-sionisme de principe ; le second est un certain mépris du droit, toujours suspect a priori d’être soit l’arme cachée des forts (version extrême-gauche), soit l’instrument des faibles (version extrême-droite). A ce droit encombrant parce qu’il bride la toute-puissance (celle du peuple, ou celle des puissants), les fascistes ou les fascisants ont toujours préféré, ouvertement ou pas, la violence, qu’ils la nomment "révolutionnaire" ou qu’ils se contentent de l’exercer sans prendre la peine de la justifier. La perversité aujourd’hui est de voir ce mépris du droit revendiqué par un juriste. Il est vrai qu’on rencontre aussi des féministes qui défendent le sexisme islamiste….

A lire ce pamphlet déguisé en docte traité, on se dit que même le Monde diplomatique hésiterait aujourd’hui à publier de tels propos, qui de toute façon prolifèrent sur Internet à la vitesse de la bêtise. Et l’on se demande comment un éditeur tel que Jacqueline Chambon a pu accepter de traduire ce florilège d’âneries conspirationnistes.