Ce numéro de la revue Vingtième Siècle remet en question les représentations toutes faites des régimes militaires en présentant un bilan des nouvelles recherches sur les "années de plomb" de l’Amérique latine.

Dans son numéro janvier-mars, la revue Vingtième Siècle a consacré un dossier spécial à "L’Amérique latine des régimes militaires". Établies durant la période 1960-1980, les dictatures militaires sont devenues les objets d’une recherche très féconde dont ce numéro se propose de dresser le bilan. En prenant principalement comme objets d’étude l’Argentine, le Brésil et le Chili, ce dossier met en l’avant une série d’interrogations qui sont au cœur des nouvelles approches historiques qui ont vu le jour depuis la fin des régimes militaires. Les transitions démocratiques ont de fait permis de porter un regard nouveau sur l’influence de la guerre froide sur l’instauration des dictatures, la stratégie politique des militaires une fois parvenue au pouvoir et l’attitude de la société civile à l’égard des régimes militaires.

 

L’influence de la guerre froide

 

La lutte contre le communisme en Amérique latine, qui a émaillé la période de la guerre froide, s’est soldée par la mise en place de régimes militaires dans la quasi-totalité des pays du Cône sud. Encouragés et soutenus par les États-Unis, les militaires latino-américains n’ont cependant pas agi comme de simples subordonnés. Comme le montre Isabelle Vagnoux, leur coopération dans la lutte contre l’expansion communiste s’est réalisée, sur la base d’intérêts bien compris. Situés à droite de l’échiquier politique, les militaires latino-américains ne se sont appuyés sur l’aide économique et l’assistance militaire fournies par les États-Unis que lorsqu’ils voyaient converger leurs intérêts et ceux de Washington. Fortement attachés à leur indépendance et imbus d’ "ultranationalisme", les régimes militaires ont souvent entrepris des projets qui ont inquiété et mis dans l’embarras la Maison Blanche. De fait, si Kissinger n’a nullement entravé la répression sous Nixon et Ford, toute autre a semblé être l’attitude du président Carter. C’est de fait sous sa présidence que les États-Unis commencèrent à appliquer une certaine pression sur les régimes militaires en condamnant fortement la violation des droits de l’Homme et en conditionnant leur aide économique. Néanmoins, comme le montre Vagnoux, les résultats de ces pressions ont été tout à fait différents de ceux escomptés. En suivant la logique des intérêts bien compris et au nom de la souveraineté nationale, l’Argentine, le Brésil et le Chili se sont tournés vers des créanciers et des producteurs d’armes moins contraignants.

Cela dit, si le lecteur est invité à réévaluer l’influence des États-Unis sur l’évolution politique et sociale des pays de la région, les chercheurs qui collaborent à ce dossier ne sous-estiment aucunement la portée de l’aide financière et militaire américaines sur la répression à l’échelle continentale. C’est ce que s’attache à montrer Benjamin Offroy avec l’analyse du rôle spécifique de l’opération Condor dans ce qu’il appelle "le système de répression internationale". Si l’opération Condor a été aménagée sous l’égide de la CIA, il n’en demeure pas moins que les intérêts spécifiques de chacun des régimes militaires sud-américains ont été les plus décisifs dans leur adhésion à cette opération. C’est ce qu’illustre le cas du régime du général Stroessner au Paraguay, qui joua un rôle important mais souvent oublié dans ce système de répression et qui mérite d’être étudié en profondeur. Si le Paraguay a rejoint le plan Condor, c’est en raison de la logique stratégique suivie par le régime pour s’assurer des sources de financement auprès des États-Unis et de ses voisins sud-américains. En entérinant le plan Condor, Stroessner se procura, en conséquence, le soutien de ses voisins et garantit l’éradication de l’opposition politique à l’intérieur du territoire paraguayen. Ainsi réussit-il à se prémunir des menaces qui auraient pu mettre son pouvoir en péril.

Les régimes militaires n’ont pas seulement tiré avantage de l’appui matériel américain, mais aussi de leurs affinités avec l’idéologie sous-jacente à la doctrine de la sécurité nationale. Cette doctrine, qui visait à identifier le marxisme à une maladie contagieuse et à condamner toute activité d’opposition politique, n’a pourtant pas été la seule référence idéologique de la guerre contre-révolutionnaire en Amérique du Sud. Mario Renalletti examine minutieusement l’influence des militaires français dans la formation de leurs homologues argentins. L’auteur soutient que cette influence fut le résultat de la collaboration entre des anciens partisans d’une "Algérie française" réfugiés en Argentine et les milieux les plus conservateurs du pays. C’est en particulier le radicalisme religieux commun à ces deux groupes qui expliquerait l’adoption d’une doctrine qui a eu pour but de justifier le terrorisme d’État en Argentine. C’est donc par le biais d’un "catholicisme intransigeant" que les conflits économiques, politiques et sociaux ont pu être assimilés à "l’effondrement de la civilisation occidentale et chrétienne". Cet amalgame aurait ainsi permis de construire la représentation de l’ennemi intérieur et de justifier le besoin impératif de purifier la société.

C’est à l’aune de cette interprétation manichéenne de la réalité que s’est posée, dans les sociétés latino-américaines, la question du rôle des guérillas dans l’instauration des régimes militaires. Aldo Marchesi fait ainsi valoir l’actualité de cette interrogation dans la société uruguayenne. Si, d’un côté, nous avons affaire à un discours unifié qui tend à responsabiliser la guérilla du coup d’Etat, nous nous retrouvons, de l’autre, face à un discours qui présente le recours à la lutte armée comme la résistance légitime à la violence de l’État. Les nouvelles recherches historiographiques prônent, cependant, un dépassement du rapport causal entre l’apparition de la guérilla et la dictature. Marchesi met ainsi en valeur les nouvelles interprétations qui insistent sur le caractère pluriel des facteurs de crise des sociétés latino-américaines, en particulier de l’uruguayenne. Pour rendre compte de ces phénomènes complexes, de nouveaux facteurs sont mis en lumière tels que la polarisation sociale, la crise des partis politiques, l’autoritarisme rampant et l’absence de modèles alternatifs de croissance pour sortir de la crise économique.

 

Les militaires au pouvoir

 

Une fois parvenus au sommet de l’État, comment les militaires ont-ils exercé et conservé le pouvoir? Maud Chirio et Paula Canelo tentent de répondre à cette question à partir des cas brésilien et argentin. Elles soutiennent que la stratégie des militaires pour se maintenir au pouvoir s’est fondée notamment sur la dépolitisation et la purge de l’armée. Dans les deux cas, les coups d’État ont été suivis d’une remise en cause de leur légitimité par les militaires eux-mêmes. Contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de croire, les armées argentine et brésilienne n’étaient pas des blocs monolithiques dont les membres obéissaient avec la même application à la hiérarchie militaire. Chirio et Canelo soulignent que ces armées étaient plutôt composées de différentes factions rivales en concurrence ouverte pour la prise du pouvoir de l’appareil militaire. Elles montrent que la soustraction des forces armées de l’activisme politique a neutralisé toute forme d’opposition intérieure. Le conflit entre les différentes factions finit par fragiliser la cohésion institutionnelle de l’armée, cohésion pourtant jugée essentielle pour mettre en œuvre la refonte sociale que les deux régimes s’étaient proposés de réaliser. Ces analyses montrent ainsi que les dictatures n’ont pas été contestées seulement par la société civile. De fait, la majorité des militaires ont fini par se dresser contre les dictatures en remettant le pouvoir aux civils, sans que cela n’implique bien entendu un retrait des militaires de la vie politique et encore moins leur subordination au pouvoir civil. En témoigne leur refus d’ouvrir les archives secrètes et de traduire en justice les tortionnaires lorsque la démocratie a été rétablie.

Toute autre a été l’expérience chilienne sous la dictature de Pinochet. Le régime réussit à se consolider grâce à son institutionnalisation et à sa personnalisation dans la figure du chef suprême. Compte tenu de la violence avec laquelle s’est opérée le coup d’État contre Allende, ces deux éléments ont joué un rôle majeur dans la légitimation du régime. Verónica Valdivia Ortiz Zárate retrace la manière dont le régime a construit sa légitimité dans l’armée et parmi la société civile. L’auteur met en lumière la façon dont Pinochet a su profiter de l’isolement international du pays pour renforcer la cohésion militaire et les effets de la politique économique néolibérale sur le soutien que la population lui a octroyé. L’articulation entre autoritarisme, politiques néolibérales et endoctrinement de la société a été, en somme, le vecteur fondamental du "pinochétisme". Si la dictature chilienne a été singulière à plus d’un égard, c’est également en raison de l’habileté de Pinochet à s’appuyer sur son équipe d’économistes, connue sous le nom de "Chicago Boys". Stéphane Boisard et Mariana Heredia soulignent ainsi la complémentarité entre le projet social, la politique économique et la structure institutionnelle mise en œuvre par le régime chilien. C’est suivant cette logique que le régime serait, en somme, parvenu à bénéficier de l’appui d’une partie importante de la société chilienne, toutes classes sociales confondues.

 

Les sociétés civiles face aux dictatures

 

Outre la résistance de la société civile à la vague de terreur suscitée par les dictatures, les nouvelles recherches insistent sur sa contribution dans la formation de ces régimes. Ainsi, Carlos Fico rend compte de l’oscillation paradoxale qui a caractérisé l’attitude de la classe moyenne brésilienne face à la dictature. Sans omettre le caractère hétérogène de ce groupe social et la diversité de ses comportements, Fico souligne que le pragmatisme économique, le catholicisme récalcitrant et l’anticommunisme d’une partie non négligeable de cette couche sociale explique son soutien au régime militaire. Pour sa part, Marieta de Moraes Ferreira analyse les profondes différences qui ont subsisté à l’intérieur de cette classe, afin d’expliquer comment une partie de cette couche sociale accueillit de bon gré la prise du pouvoir par les militaires alors qu’une autre frange pencha vers la gauche et la lutte armée au fur et à mesure que la répression du régime s’intensifiait. Dans un esprit apparenté, Nadia Tahir et Mariana Franco s’emploient à montrer qu’une partie de la société argentine a fait siens les présupposés du régime. Cette attitude expliquerait en partie que les acteurs collectifs qui se sont engagés dans la défense des droits de l’Homme tardèrent à manifester leur opposition aux régimes. Les recherches montrent que c’est l’exacerbation de la violence de l’État qui explique que ces acteurs se transformèrent au point de devenir la principale force d’opposition politique du régime. 

Richard Marin et Loris Zanatta identifie une évolution analogue dans l’attitude de l’Église catholique brésilienne et argentine. Ces deux auteurs évoquent la complicité de ces institutions dans l’orchestration des pratiques des dictatures, et ce sans faire l’impasse sur leur identité propre. Les auteurs font remarquer que cette connivence connut pourtant un dénouement inattendu puisque l’Église tendit progressivement à prendre ses distances avec l’État. Dans le cas brésilien en particulier, c’est la concurrence entre les différentes confessions qui peuplaient le paysage religieux de l’époque qui expliquerait la transformation de l’attitude de l’Église.

 

Le dossier de Vingtième Siècle, dirigé par Stéphane Boisard, Armelle Enders et Geneviève Verso, offre ainsi une analyse transversale et des approches audacieuses qui permettent d’appréhender avec plus de clarté les années sombres de l’histoire récente de l’Amérique latine