Organisée dans le cadre des manifestations commémoratives du bicentenaire de l’Indépendance et du centenaire de la Révolution à l’Institut Culturel du Mexique, l’exposition Dessins mexicains du XXe siècle présente actuellement et jusqu’au 10 juin 2010, une sélection de 40 œuvres graphiques issues des collections du MUNAL.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, la scène artistique mexicaine, à l’instar de la vie politique et institutionnelle nationale, connaît un renouvellement sans précédent. Dès lors, l’histoire de l’art associe les métamorphoses esthétiques et plastiques de la modernité nationale à la Révolution de 1910. Or, nul doute que cet épisode exerce une influence considérable dans la redécouverte des réalités propres à la mexicanité, car ce que l’historien de l’art Fausto Ramírez désigne comme la quête de "l’âme nationale" ramène le regard vers la vie et la substance locale à travers la littérature et les arts   . Néanmoins, force est de reconnaître que ce processus avait commencé bien avant les conflits révolutionnaires, plus précisément dès l’aube du XXe siècle, comme le fruit d’une émulation des avant-gardes européennes. 

En effet, à la fin du régime porfirien, de nombreux pensionnaires de l’académie des Beaux-arts partent régulièrement en Europe, afin de parfaire leur formation artistique, soutenus dans leur démarche par une augmentation des bourses d’état proposées par l’administration de Justo Sierra, alors ministre de l’Instruction Publique et des Beaux- Arts.

Cette période initiale vit donc l’irruption de nouveaux courants stylistiques qui firent face à l’académisme pour défier la grande rhétorique des sujets historiques et mythologiques, à savoir : le réalisme, l’impressionnisme, le symbolisme et le cubisme. Ces expressions pour le moins nouvelles au Mexique incarnent alors une véritable posture politique contre le conformisme institutionnel de l’Ecole Nationale des Beaux Arts.

Les tensions atteignent leur sommet en 1911, lorsque la tentative d’imposer un nouveau système de dessin, conçu par le français Jules Pillet, donne aux élèves de l’académie une raison de manifester leur mécontentement. Le soulèvement contre ces méthodes d’enseignement, considérées comme archaïques pour leur époque, a pour conséquence une grève de deux ans   , à l’issue de laquelle, les grévistes obtiennent la suppression des méthodes de formation traditionnelles et l’introduction d’un enseignement en extérieur, avec la création de la première école en plein air (Ecole de Santa Anita) en 1913.

Ces nouvelles techniques, instaurées sous la direction d’Alfredo Ramos Martínez, offrent une alternative anti-académique qui s’apparente au premier mouvement impressionniste français   . Ayant rapproché les artistes du peuple issu du monde ouvrier, la grève de 1911 participe également à l’émergence d’un sens critique dans le monde des arts plastiques ; et de ce point de vue, l’école de plein air constitue le noyau dur de la conspiration des étudiants contre la dictature militaire de Victoriano Huerta.

Cette ouverture institutionnelle a sans doute un impact décisif sur la pratique du dessin, outil privilégié de l’apprentissage et de l’expérimentation. Dafne Cruz Porchini, commissaire de l’exposition, reconsidère donc cet exercice en tant que processus marginal dans la construction de l’identité visuelle nationale. Le panorama du dessin qu’elle nous livre grâce à un accrochage thématique en quatre volets et dont la sélection d’œuvres concentre l’essentiel de chaque mouvement de l’histoire de l’art mexicain de 1900 a 1945, atteste du rôle que jouent la ligne et le contour, à la base de toute composition, pour étayer la force conceptuelle et abstraite de l’œuvre d’art. 

Vers de nouveaux langages

Bien que les recherches plastiques du début du siècle se caractérisent par leurs nombreuses correspondances stylistiques avec les mouvements artistiques européens contemporains, nous constatons déjà quelques particularités idéologiques. A la différence du symbolisme européen, lequel se tourne vers l’individualité et les méandres de l’esprit, le symbolisme mexicain suit, tout comme le modernisme, une logique qui repositionne l’individu bourgeois dans la sphère du public. La contemplation de l’autre, à partir de la distinction de sa marginalité sociale, introduit l’artiste du début du XXe siècle dans des univers jusqu’à alors restés à l’écart. Le monde ouvrier, le monde rural et la vie nocturne fournissent des nouveaux sujets d’étude, qui replacent l’artiste au sein d’un environnement social en transition   .

Plusieurs dessins de ce volet manifestent clairement l’immersion de l’artiste dans ces mondes "autres", dont le remarquable Vulnerant omnes ultima necat (Toutes blessent, la dernière tue) réalisé par Roberto Montenegro en 1908 et publié à Paris. Celui-ci évoque, en dépit du sujet religieux, les dangers de la promiscuité sexuelle. La vision d’un saint Sébastien martyrisé et apprivoisé par un groupe de femmes séduisantes, renforce l’image de la femme en tant qu’objet des fantasmes masculins. Les similitudes avec l’œuvre de Aubrey Beardsley dénotent clairement l’influence de ce dernier sur son travail.

Oeuvre phare de cette introduction, La chambre (vers 1910) de José Clemente Orozco, nous éclaire également sur une réalité souvent cachée, celle de la prostitution. Si ces figures féminines sont à peine ébauchées, leurs attitudes sont d’un réalisme frappant. En contrepartie, Vieille dame de Ségovie d’Angel Zárraga met en évidence le mouvement nostalgique qui naît autour de la vieillesse rurale et du monde populaire. Le réalisme rapprochant l’artiste de son sujet est l’une des caractéristiques du courant moderne nationaliste-régionaliste du début du XXe siècle.

Approches du Paysage

L’approche graphique du paysage est alors fortement touchée par la prise de conscience du rôle social de l’artiste, soudainement engagé dans un mouvement politique visant la transformation des standards idéologiques et sociaux de son temps, l’apparition de l’école en plein air permet également une pratique plus libre du dessin. Le devenir post-révolutionnaire est ainsi indissociable des changements thématiques et des nouvelles esthétiques développées à travers le paysage. Les nouveaux sujets révèlent bien souvent les rapports entre l’individu et son environnement urbain, la présence des nouvelles technologies et leur effet écrasant : Gare de Marchandises (1931) d’Antonio Pujol, ou La clôture cassée (1924) de Fermín Revueltas illustrent ce propos.

Le lien émotionnel de l’artiste à la nature, sa relation avec la ruralité, la terre et ses racines transparaissent dans les premières œuvres dessinées sous l’influence de la pratique du dessin en extérieur. Lorsque David Alfaro Siqueiros représente des Paysans en 1913, il nous laisse par exemple, un clair témoignage de l’atmosphère contestataire de la nouvelle école d’arts plastiques. Son trait affranchi dénote dès lors, une recherche approfondie de la couleur aux résonances impressionnistes.

S’il est aujourd’hui indéniable que la modernité du dessin est l’une des plus grandes réussites de la période post-révolutionnaire mexicaine, il faut pourtant reconnaître que l’œuvre muraliste, demeure à son tour, largement redevable à la rigueur et aux méthodes promues par l’enseignement académique des temps porfiriens. Les quelques ébauches et dessins préparatoires pour des œuvres muralistes présents dans cette partie de l’exposition nous éclairent sur ce point.  

Miroirs de la Physionomie

Au fil du temps, l’expression du dessin se détache des tensions issues de l’affrontement avec l’académisme et l’exercice devient plus libre, expérimental et ludique. Les artistes emblématiques de la modernité mexicaine dessinent régulièrement dans divers contextes, y compris leur cadre de vie le plus intime. Les traits se font de plus en plus audacieux, profonds et révélateurs de la psyché individuelle. Amis, proches, muses et artistes sont tour à tour sujet, source d’inspiration, d’étude et d’analyse. Ce troisième volet présente divers portraits dont, celui de María Asúnsolo, muse et mécène de la scène des arts plastiques, par Diego Rivera ; nu de Nahui Ollin (Carmen Mondragón), peintre et muse par Jean Charlot; l’étude cubiste de Manuel Maples Arce par Ramón Alva de la Canal; et le portrait de Nahui Ollin par son amant, le célèbre paysagiste Gerardo Murillo, mieux connu sous le pseudonyme de Dr. Atl.

Nous remarquons également la présence d’un dessin de Carlos Orozco Romero, Tête de femme, dont le rôle est essentiel pour la diffusion de la production plastique moderne au Mexique. Orozco Romero fonde en effet, avec le peintre Carlos Mérida, la première galerie officielle d’art moderne à Mexico. Pratiquant un dessin hybride, Orozco Romero passe de l’univers satirique au nu et du nu au paysage. Ses "figures-types" réalisées d’après modèle constituent sur le plan psychologique, son œuvre la plus saisissante   .

Avant-garde et allégorie

Les années 1930 et 1940 sont davantage consacrées à l’expérimentation de l’abstraction et du géométrisme. Le Stridentisme développé entre 1921 et 1927 par la génération d’artistes tels que Manuel Maples Arce, Fermín Revueltas, Germán Cueto, Ramón Alva de la Canal et Leopoldo Méndez, introduit le germe d’une avant-garde historique mexicaine aux caractéristiques graphiques de plus en plus originales. Cette production plastique se place donc dans la continuité de la génération des stridentistes, qui donnent la riposte aux tendances surréalistes, futuristes et cubistes de l’Europe.

Une oeuvre incontournable de cette période se trouve dans ce dernier volet de l’exposition. Réalisée par un artiste encore peu connu jusqu’à très récemment, à savoir, Fermín Revueltas (1903-1935), Le café à cinq centimes signe en effet un moment clé dans l’expérimentation au Mexique, son approche de la couleur, répond à tous les préceptes du manifeste de Manuel Maples Arce, paru dans la revue Actual N°1.

L’œuvre de Revueltas est une véritable redécouverte pour l’histoire de l’art du XXe siècle. Présente à l’occasion de deux expositions sur l’art mexicain moderne (au MUNAL) en 1991 et 1994, l’œuvre et le parcours de cet artiste reflètent ensemble les inquiétudes artistiques de la première moitié du XXe siècle. Membre du Syndicat des Peintres et des Artistes Révolutionnaires, militant du Parti Communiste Mexicain, Revueltas participe, à l’instar de la plupart de ses contemporains, aux grèves d’ouvriers et d’intellectuels, investissant son oeuvre dans une bataille idéologique dont l’enjeu principal est de créer un art national authentique.

Au vu de tous ces aspects, Dessins mexicains du XXe siècle nous offre donc un regard clair sur les mécanismes conceptuels d’une scène artistique engagée sur la voie de sa propre réinvention. Les artistes de la première moitié du XXe siècle, pleinement investis dans leur rôle historique, saisissent à la fois l’esprit du temps et les mutations matérielles d’un Mexique post-révolutionnaire, tout en changeant le cours de l’histoire des arts plastiques de l’Amérique Latine