Un livre novateur de philosophie animale qui propose de puiser dans les ressources de la philosophie du langage ordinaire pour restaurer le sens d'une relation perdue avec les animaux.   

Dans un texte célèbre, Descartes écrit que "si je regarde par la fenêtre des hommes qui passent dans la rue, (…) je dis que je vois les hommes. Or que vois-je sinon des chapeaux et des vêtements, sous lesquels pourraient se cacher des automates ?"   . Comment puis-je savoir que j’ai affaire à de véritables hommes et non pas à des automates ? Je peux bien descendre dans la rue, retirer aux hommes qui y passent vêtements et chapeaux, je ne verrai jamais rien d’autre qu’un corps. Or toute la question est de savoir si ces créatures sont des êtres humains, c’est-à-dire si elles ont une âme ou un esprit, et non pas un corps. Je pense être entouré par des êtres humains, et je pense le savoir. Mais comment le sais-je ?


Cette manière de poser le problème de la connaissance de l’existence d’autres esprits est caractéristique de la métaphysique dualiste cartésienne. La difficulté que Descartes reconnaît à savoir en toute certitude que d’autres esprits existent est liée à la conception de l’esprit qui est la sienne. Ce n’est que parce qu’il conçoit l’esprit comme constituant une sorte de domaine intérieur séparé de multiples manières du monde extérieur, qu’il en vient à se poser la question de savoir comment il est possible d’accéder à cette forme d’expérience intérieure.


Cette conception pose toutes sortes de problèmes. Est-il vrai que je ne peux percevoir de l’autre que son corps, de sorte qu’il ne me soit possible d’accéder à ce qui se passe dans son esprit qu’en déduisant de son comportement ce que peut bien être son état d’âme ?


L’âme à fleur de peau


Wittgenstein s’est notoirement employé à mettre en doute cette conception dualiste. Si je vois quelqu’un se tordre de douleur sous l’effet d’une cause évidente, je ne dirais pas que les sentiments qu’il éprouve me sont cachés. Je ne dirai pas que je devine seulement ce qu’il éprouve. L’incertitude dans ce genre de situations n’est pas de mise. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de place pour des degrés de certitude et d’incertitude : il existe des cas de figure qui ne laissent place à aucun doute ; il en est d’autres qui sont plus complexes ; et d’autres enfin où je ne parviens pas à me figurer ce que l’autre éprouve réellement.           


Un cartésien répondrait que, quoi qu’il en soit, nous n’avons pas d’accès perceptif à la douleur, aux pensées et aux émotions de l’autre. Mais cela même est douteux. Pour reprendre l’exemple de la souffrance, je n’infère pas la souffrance à partir du comportement qu’adopte un autre individu, je la vois. Je ne déduis pas l’existence probable de quelque chose qui serait située à l’intérieur à partir de quelque chose qui serait située à l’extérieur. Je vois la joie, l’indifférence, l’intérêt, la torpeur, etc., aussi clairement que je l’éprouve moi-même. Je vois la joie d’un enfant qui ouvre ses cadeaux d’anniversaire   .


Le corps, de manière générale, n’est pas une chose purement matérielle, et ses mouvements ne sont pas de purs mouvements physiques. Le comportement corporel d’un autre individu est imprégné du sens de la subjectivité. Nous voyons l’hésitation dans le mouvement des mains, nous voyons les yeux de l’homme en colère nous foudroyer. Voir un autre individu vivre et agir sous mes yeux, c’est aussi bien voir son âme.



L’animal, dans tous ses états


Prolongeant certaines indications de Wittgenstein, mais aussi de John Austin, de Stanley Cavell et de Peter Hacker, Philippe Devienne dans ce livre novateur de philosophie animale propose de mettre en application ces intuitions pour restaurer le sens d’une relation perdue avec les animaux qui nous entourent – les animaux domestiques, les animaux de compagnie et les animaux sauvages. "Y a-t-il quelque chose derrière ce corps de l’animal, de celui qui ne parle pas, qui tout au plus crie, hurle, croasse, beugle, hennit, etc.? Y a-t-il quelque chose derrière cette pupille bovine, féline, derrière ces petites sphères à facettes de la mouche ? Ces images reçues par ce regard deviennent-elles pensée, souvenir, compréhension ? Y a t-il une flamme, une étincelle de conscience, quelque chose plutôt que rien ? (…) Y a-t-il quelque chose au-delà de son corps ?"   .


Là non plus, l’incertitude n’est pas de mise. Je ne déduis pas au moyen d’un raisonnement analogique les états d’âme de l’animal. Je reconnais bien plutôt sans inférence qu’il souffre, qu’il est joyeux ou triste. Je n’induis pas des symptômes de douleur perceptibles la souffrance intérieure de l’animal. "Les expressions comportementales de la douleur ne sont pas de simples comportements indépendants de la douleur, mais ce sont des comportements douloureux"   . Il n’est pas vrai que le monde subjectif d’un animal soit à jamais fermé à notre connaissance. Notre usage des mots comme "s’ennuyer", "être joyeux, "triste" rend possible leur application aux créatures vivantes dites supérieures, alors qu’il ne le permet pas dans le cas d’une table ou d’une carotte.


Le langage ordinaire, les formes de vie et l’animal


L’objectif de Philippe Devienne dans les belles pages qu’il consacre à l’analyse du comportement animal   n’est pas tant de critiquer les présupposés métaphysiques qui ont fini par nous le rendre inintelligible, que de retrouver l’usage de nos mots ordinaires et de "dénoncer la perte de l’usage et du contexte dans lequel nous parlons"   , conformément à l’école de philosophie du langage ordinaire dont il se réclame. Il ne s’agit pas de produire des critères de la souffrance d’un animal, d’établir par voie expérimentale la liste de ses capacités cognitives, de spéculer sur la représentation du monde qui est la sienne. Il s’agit de montrer que "c’est dans notre façon de parler que nous découvrons que le chien a mal au genou, qu’il attend son maître derrière la porte, que le chat cherche une souris sur le tas de bois"   .       


Mais, dira-t-on, que peut-on déduire du constat selon lequel le langage ordinaire est volontiers anthropomorphique – les mots dont nous nous servons pour parler des sensations, des émotions, des perceptions, destinés d’abord aux hommes, finissant par être étendus en un second temps aux animaux ? Il y a dans cette objection un grave malentendu. Ainsi que travaille à le montrer Philippe Devienne, "le langage de la psychologie est utilisé avant même que nous puissions faire (…) cette extension aux autres êtres vivants animaux. Il est fonction de ce que nous, humains, disons sur les hommes et sur les bêtes, avant même d’avoir construit des concepts sur l’animal. Ce ne sont pas les hommes qui franchissent la barrière d’espèce, c’est plutôt notre usage du langage qui dépasse une telle barrière"   , et dans lequel foisonnent des formes de vie qui nous lient à l’animal.


Les animaux malades de nos mots


Le drame est que nous avons appris, à partir de certaines déviances de nos usages du langage, à dénier à l’animal toute vie subjective jusqu’à ne plus voir en lui sa souffrance. La cause vient de ce que nos mots nous échappent. Nous ne savons plus ce que nous voulons dire. La langue est devenue folle. Ainsi en est-il des éleveurs qui pratiquent des "soins" sur leurs porcelets, en entendant par là la castration, l’ablation des dents de lait, de la queue – le tout à vif   , – ou encore des fermiers qui appellent "vice" le comportement des poulets d’élevage qui se piquent les uns les autres, ce à quoi ils mettent ordinairement fin en débecquetant les jeunes oiseaux   . Les mots ne veulent plus rien dire. Les hommes parlent, et c’est pour ne pas voir ni entendre. 


La thèse générale de l’auteur consiste à dire que c’est dans l’élément du langage qu’il convient de poser le problème de nos relations avec les animaux, en cherchant dans les modalités selon lesquelles il est possible de s’entendre dans le langage les conditions permettant de défendre ceux qui n’ont pas de voix.


Ce qui implique en tout premier lieu de ne plus se laisser imposer des façons de parler des animaux par les biologistes, vétérinaires, éthologistes, consommateurs, etc., qui parlent de l’animal, de son bien-être, au nom de la vérité scientifique ou celle du sens commun, ou de la tradition, etc. Comme le dit remarquablement Philippe Devienne : "Ils parlent pour moi ! Tous me donnent les critères avec lesquels je devrais voir le monde. Tous me donnent une façon d’évaluer une situation donnée, de me dire ce qui vaut la peine d’être cru, ce qu’il est bien ou mal de faire"   .


Comment parler pour les animaux ? C’est-à-dire, à la fois : "à leur place", et "pour leur compte". La réponse originale de l’auteur tient à ceci qu’il désigne le langage lui-même dans ses usages ordinaires comme étant la clé de toute réflexion sur l’animal, en demandant à la philosophie d’effectuer le travail de clarification dont elle est capable. Cette réflexion philosophique, selon la conception que s’en fait l’auteur   , n’est pas en compétition avec les sciences psychologiques ni avec les neurosciences. Elle ne s’occupe pas de connaissance empirique, ne se mêle pas d’expérimentation ni d’observation. Elle s’occupe de la description des relations grammaticales ou logiques entre les concepts de conscience, de mémoire, de douleur, de pensée, etc. Elle cherche à "dénoncer ce qui transgresse les frontières du sens, à dénoncer ce qui est logiquement impossible (et non ce qui est empiriquement impossible), à traquer dans ce qui est dit une forme de mots qui, même si elle semble vouloir dire quelque chose, n’a pas de sens, à démasquer une forme de mots qui ne dit rien du tout"   . La philosophie, conçue de manière wittgensteinienne comme une thérapie censée guérir certaines maladies de l’esprit et libérer la pensée prise dans le piège des mots, se recommanderait donc comme étant l’instrument privilégié de la libération des maux que nous faisons subir aux animaux