Un ouvrage collectif qui rend compte des réalités de la racialisation dans la société française, longtemps sous l'ombre de "l'esprit d'Etat". 

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"Serons-nous encore français dans trente ans ?"   . A quelques années de sa prescription, cette question resurgit autrement dans le "Grand débat sur l’Identité Nationale" : "Qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ?"   .
 
En attendant les lignes mythologiques de démarcation de ce qui serait la "qualité de français", les réponses politiques sont là : alimentations de soupçons et durcissement des mesures restrictives à l’égard des étrangers, discriminations de Français ayant l’air d’étrangers. Loin des constantes conjoncturelles que ces débats révèlent   , ce phénomène est le fruit de l’institutionnalisation d’une double rupture qui vise les limites de l’existence nationale des étrangers (frontières externes) et divise les catégories sociales au sein de la nation Française (frontières internes)   .
 
Ce sont les raisons, imbrications et implications de cette ‘‘altérisation’’ que l’ouvrage collectif Les nouvelles frontières de la société française tente d’éclairer   . Pour en rendre compte, l’angle d’attaque privilégié est la question de la ‘‘racialisation’’ de la société, c’est-à-dire les logiques et les processus visant à définir les individus en fonction de la couleur de leur peau, leur origine, leur culture ou leur religion. Double pari ambitieux que les auteurs se donnent en prenant cette perspective scientifique éminemment politique, quasiment inexplorée empiriquement dans les sciences sociales françaises.
 
Sources à l’appui, les auteurs essayent de comprendre et d'interpréter les dynamiques qui racialisent les identités individuelles et collectives de la société française. Non moins pertinente, une réflexion épistémologique sur la question "raciale" et le métier des sciences sociales traversent les questionnements posés et soulevés sur le terrain. Les enquêtes ici présentées font ainsi tout l’intérêt de l’ouvrage, permettant aux lecteurs d’approfondir une première réflexion, qui mène à la volonté de savoir, concrètement, comment cette racialisation se produit   .
 
Quatre perspectives sous-tendent les vingt-quatre contributions qui vont de l’historicité des intentions et modalités de nos frontières actuelles aux stratégies que les acteurs mobilisent pour pouvoir "s’en démarquer", en passant par les paradoxes qu’elles impliquent dans les pratiques quotidiennes. Parcourir l’ensemble des écrits est inutile et risqué puisqu’il serait facile de se disperser dans les principales idées du texte. Je retiendrai quatre dimensions transversales qui éclairent la légitimation et l’impact des frontières dans la France contemporaine.
 
Tracer les frontières, problématiser la racialisation
 
Si les quatre dernières décennies de l’histoire française constituent un laboratoire incontestable de ce que racialiser veut dire, ces frontières ne sont pas si nouvelles ! C’est ce que les auteurs nous suggèrent dans la première partie de l’ouvrage, en montrant comment et pourquoi – d’une période à l’autre – certaines catégories de la population n’entrent pas dans les rangs légitimes de la Nation. Ainsi, lorsqu'au XIXème siècle la bourgeoisie ne s'est plus sentie menacée par l’aristocratie, la conception de l'assimilation de la population "indigène" s’est transformée de modalité de rassemblement à moyen de domination   .
 
Dans la lignée de cette double perspective d’historiciser l’actualité d’hier et d’aujourd’hui, Gérard Noiriel avance : "alors qu’au début de la IIIe République, les dominants avaient accepté l’égalité politique des classes, pour justifier leurs privilèges au nom de l’inégalité des origines, il semble donc qu’aujourd’hui, nous assistions à un processus inverse : le discours sur l’égalité politique des origines servant à cautionner l’inégalité des classes"   . En effet, les dynamiques qui sous-tendent la domination que les individus dits "issus de l’immigration" subissent ou la mobilisation collective qu’ils engagent contraignent à penser les discriminations autrement que par le biais de l’immigration. D’après les auteurs, cette approche amènerait à masquer les réalités des discriminations ‘‘racialisées’’ de groupes sociaux. Coup dur !, contrairement aux travaux sur la "race" et le racisme aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, les auteurs avancent que les sciences sociales françaises ont non seulement évité le mot, "mais aussi la réalité à laquelle il se réfère"   .
 
Ce n’est pas étonnant. Cette problématique est au cœur de la controverse française au sujet des "statistiques ethniques". Que ce soit du côté des adversaires, prenant refuge dans l’idéologie républicaine dominante qui récuse d’officialiser le critère ‘‘ethnique’’ et dans le registre de l’antiracisme considérant la ‘‘race’’ domaine des racistes   , ou du côté des prônants qui pointent les effets de l’altérité par l’apparence, l’équation est la suivante : la "race" est une construction qui a des effets bien réels. Exemple, note Eric Fassin, "quand on se voit refuser un emploi ou un logement, ce n’est pas en tant que Malien ou Antillais ; c’est parce qu’on est noir"   . Plutôt que dissocier ou superposer l’immigration et la question raciale, ils suggèrent de penser leur articulation en termes de racialisation, en nous penchant sur la "production des rapports sociaux (processus) et [la] construction des catégories idéologiques (problématisations)"   . Dans cette perspective, E. Fassin avance une hypothèse qui mériterait d’être approfondie : "la virulence que déchainent ces statistiques ne tient pas tant au fait de compter les Noirs ou les Arabes, comme on le croit volontiers, qu’à sa conséquence : il faudrait bien compter les blancs ! Autrement dit, la racialisation, ce n’est pas seulement ‘‘eux’’, c’est ‘‘nous’’ aussi"   .
 
Intentions du langage, enjeux des pratiques
 
A l’heure où des politiques restrictives à l’égard des étrangers et la rhétorique de la ‘‘diversité’’ font le fonds de commerce administratif, les auteurs invitent à saisir avec précaution les enjeux paradoxaux des pouvoirs du langage et de la pratique institutionnelle. D’une part, on se rend compte comment les frontières publiques traversent les pratiques privées. La violence symbolique exercée par les acteurs associatifs dans l’aide qu’ils donnent aux demandeurs d’asile (adopter le langage légitime des normes juridiques et des représentations collectives) témoigne de l’inconfort suscité pour les premiers et des résistances des seconds à évoquer leurs souffrances   . On apprend également comment cette gouvernance ne se restreint pas uniquement aux espaces associatifs ou aux centres de gestions officiels, mais aussi aux conduites quotidiennes. De nouvelles frontières se créent ainsi à l’intérieur de la société, déstabilisant et précarisant la vie des individus   .
 
Face à cette domination, les auteurs montrent, d’autre part, la fonction illusoire que la politique de la "diversité" dissimule. Ainsi, alors que la question des discriminations raciales fut soulevée aux élections municipales de 2008, avec l’objectif d’avoir des "élus de la diversité" à l’image des "minorités visibles" de la Nation, les usages flous de la "diversité" ont fini par la reléguer au second plan. D’après M. Avanza, ceci révèle "la difficulté, toute française, à designer la discrimination raciale en tant que telle et à la traiter comme problème en soi non réductible, même si souvent fortement imbriqué, à l’exclusion sociale"   . Pour notre part, nous pouvons nous demander si les raisons de ces esquives ne tiennent pas au fait que cela reviendrait à (se) reconnaitre dans la racialisation que l’appareil institutionnel exerce sur les individus.
 
A quelques exceptions près, la majorité des écrits assignent une place prééminente au pouvoir de l’appareil étatique dans la racialisation de la société. Certes, il serait naïf de le négliger : le savoir de délimitation nationale que l’Etat exerce est à la fois produit et producteur de nos manières de penser et d’agir, voire de notre propre existence. Cette équipe de recherche a su mettre à l’épreuve une des contributions majeurs de M. Foucault : le processus d’"étatisation des relations de pouvoir"   . Or, à vouloir lui réserver un rôle prépondérant dans la configuration socio-historique actuelle, ne risquerait-on pas de négliger le savoir et la pratique du pouvoir dans d’autres sphères et logiques sociales, économiques, culturelles ou politiques ? Prenons les années 1980 comme exemple, période tout à fait particulière en termes de racialisation et paradoxalement absente d’une analyse approfondie dans cet ouvrage. Supplantant la place portée autrefois par des moyens bureaucratiques, une matrice médiatique a défini les individus par leur origine ethnique, posé les questions sociales en termes culturels et mis en question l’avenir de la société française au centre du débat public   . Ce n’est ni innocent ni un hasard si, à l’image de la dépolitisation des droits revendiqués dans la "Marche pour l’égalité et contre le racisme" de 1983, la "Pensée des Médias" a agit de la même manière sur les émeutes de novembre 2005   . La quête des nouvelles formes par lesquelles le pouvoir se manifeste, régule et racialise aujourd’hui les relations sociales entre les individus, serait une piste qui mériterait d’être poursuivie.
 
Les lecteurs de Les nouvelles frontières de la société française trouveront dans ses pages la mise à l’épreuve d’une perspective qui ne peut plus passer inaperçue et doit être approfondie. Or, dans le défis de soulever les enjeux de la racialisation, il faudrait faire attention à ne pas faire comme si la question sociale est évidente. Elle est loin d’être une simple variable de la dimension raciale. Elle est au socle des formes de domination qui participent et reconfigurent l’être social.
 
Par son langage clair, sa réflexivité pluridisciplinaire et son originalité empirique, cet ouvrage propose également une invitation aux façons de faire la science sociale et représente un instrument civique de compréhension des inégalités qui prennent acte et se perpétuent dans nos institutions démocratiques
 
 
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