Dans son article "Approche figurationnelle du sport moderne. Réflexions sur le sport, la violence et la civilisation"   publié dans la revue Vingtième Siècle (numéro spécial sur Norbert Elias), le sociologue Eric Dunning revient sur les idées qu’il avait développées entre 1966 et 1986 avec Norbert Elias sur le sport dans le processus de civilisation   et apporte de nouvelles pistes de réflexion sur le sport aujourd’hui, notamment sur les problèmes de violence qui l’entourent, illustrés par le "hooliganisme".
 
Norbert Elias et l’approche "figurationnelle"
 
Dans un premier temps, Eric Dunning présente les principes majeurs de la sociologie de Norbert Elias, notamment l’approche dite "figurationnelle" ou plus souvent "configurations". Cette sociologie relève du refus de Norbert Elias de choisir entre l’individualisme de Max Weber et le holisme d’Emile Durkheim. Selon lui, analyser l’individu ou analyser la société n’entraînent que deux points de vue différents sur un même sujet : "L’antithèse individu/société véhiculerait […] l’idée fausse qu’il faut, là aussi, choisir entre deux extrêmes : la liberté (individuelle) d’un côté, le déterminisme (social) de l’autre"   . De plus, cette analyse figurationnelle repose sur l’étude de processus historiques complexes permettant de comprendre une situation donnée relativement aux situations antérieures. Ces processus sont présentés comme "aveugles" par Norbert Elias "au sens où ils sont la conséquence involontaire d’une somme d’actions individuelles délibérées"   . Dans cette optique, le pouvoir n’est lié qu’à un équilibre de l’interdépendance des individus ; la question de la violence, quoique fondamentale dans l’idée de "processus de civilisation", n’est donc pas la seule explication du pouvoir.
 
Les sources physiques et intellectuelles du pouvoir ont été étudiées par Norbert Elias avec le même intérêt. En effet, Norbert Elias "rejetait toute opposition entre le corps et l’esprit, affirmant que la psychologie sociale devrait s’intéresser à tous les aspects des humains et de leur vie en société" (p178) ; c’est notamment pour cela qu’il a été l’un des premiers, en collaboration avec Eric Dunning, qui fut l’un de ses élèves, à étudier le sport comme élément majeur des sociétés contemporaines. Selon eux, le renforcement du contrôle de la violence au cours du "processus de civilisation" a notamment résulté dans le développement des sports modernes, tout d’abord en Angleterre au XVIIIème siècle.
 
L’exemple du football et du rugby
 
Eric Dunning a surtout travaillé sur le football au cours de ses différents travaux. Pour Elias et lui, le football moderne s’est développé à partir d’anciens jeux du Moyen-Age, moins réglementés   . L’étude de ces jeux médiévaux montre comment les autorités politiques de l’époque ont cherché à interdire ces pratiques du fait de leur violence en imposant des alternatives (course à pied ou à cheval) : "ce qui a d’abord entraîné le développement des sports modernes, c’est cette volonté de les rendre moins violents, moins guerriers"   .
 
Cependant, l’auteur montre que ces formes de sport, et de football en particulier, ont persisté jusqu’au XIXème siècle, époque où les formes modernes émergent dans les public schools britanniques, dans des compétitions entre les différentes écoles et "la course au statut entre la classe supérieure et les classes moyennes montantes"   . Au cours du XIXème siècle, ces public schools ont progressivement réglementé les sports pratiqués par leurs élèves, chaque école développant des règles différentes : le règlement de Rugby en 1845 a ainsi posé les bases du rugby tel qu’on le connaît aujourd’hui et celui d’Eton en 1847 celles du football. Le "processus de civilisation" est présent dans cette opposition entre jeu à la main, issu des jeux anciens, et jeu au pied, fortement développé par les aristocrates d’Eton pour se différencier des autres.
 
"Hooliganisme" et football
 
Eric Dunning propose une "approche figurationnelle" du hooliganisme pour expliquer le développement de cette violence dans le football au niveau mondial. Cette méthode d’analyse suppose d’étudier le phénomène du hooliganisme mais aussi les hooligans eux-mêmes dans une approche sociologique, mais aussi psychologique et historique : "pour les jeunes hommes concernés, cette violence a d’abord à voir avec l’affirmation de la masculinité, les identifications et les luttes territoriales, et l’excitation"   . Les données sur les catégories sociales des hooligans, collectées entre 1968 et 1987, expliquent la plus forte présence de ces hooligans aux matchs de football qu’aux matchs de rugby par la différente composition sociale du public de ces deux sports. Le rapport à la violence est ainsi plus marqué dans le football : "Le football est le sport d’équipe le plus populaire au monde […], la majorité de ces spectateurs sont des hommes issus des niveaux les plus bas de l’échelle sociale, où les normes ont tendance à légitimer un degré plus élevé d’agressivité et de violence dans les relations sociales quotidiennes que dans les classes moyennes ou supérieures"   . Le hooliganisme dans le football s’explique donc par les caractéristiques de ses supporters, par leur habitus – leur "savoir social incorporé"   - de violence, qui leur permet de s’intégrer à un groupe. De plus, l’opposition entre le groupe et ses adversaires (dans le cas du sport, l’équipe adverse et ses supporters) permet le développement de situations dans lesquelles la violence peut s’exprimer.
 
Eric Dunning propose ensuite un dépassement de cette hypothèse de lien entre classes sociales et hooliganisme, qui serait propre à la situation anglaise ; ces "lignes de fracture" seraient différentes dans d’autres pays où elles se cristalliseraient sur d’autres oppositions comme l’appartenance religieuse en Irlande ou les appartenances linguistiques et régionales en Espagne. Ces oppositions reprennent ainsi un autre concept important développé par Norbert Elias, les "figurations établis-exclus" : des formations sociales entraînant de grandes disparités entre le groupe ("nous") et les étrangers ("eux"). La présence forte du hooliganisme dans le football serait aussi due à la très forte médiatisation de ce sport au niveau mondial.
 
Eric Dunning conclut son article en affirmant sa volonté de voir se développer plus de recherches sur ce sujet, notamment pour tester ses hypothèses de "lignes de fracture" différentes selon les pays. Ces études pourraient ensuite aider les pouvoirs publics à limiter ce phénomène qui, comme on a pu le voir récemment, n’est résolu ni en Angleterre ni en France. En effet, cet article fait écho aux récents débats sur la sécurité dans les stades de football en France
 
 
* Eric Dunning, "Approche figurationnelle du sport moderne : réflexions sur le sport, la violence et la civilisation", Vingtième Siècle, n°106, avril-juin 2010.
 
 
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- "Norbert Elias revisité", par Clémence Niérat.
 
- Robert Muchembled, Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Age à nos jours, par Nathalie Szczech.