Une enquête documentée sur un sujet méconnu : la collaboration entre les élites palestiniennes et le IIIe Reich pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le livre de Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann a déjà fait débat en Allemagne, et pour cause. Lors de sa sortie outre-Rhin, il y a maintenant quatre ans, il avait étonné par son caractère inédit, l’importance des archives dépouillées et la volonté de prendre à bras le corps un sujet jusque là mal connu : la collaboration entre les Palestiniens et Hitler. C’est évidemment un sujet sensible, compte tenu du conflit qui déchire aujourd’hui encore le Proche-Orient. Cüppers et Mallmann avaient déjà consacré des travaux à la Shoah en Pologne   ou au personnel de la SS   et c’est dans cette perspective, à savoir l’écriture d’une "histoire des bourreaux" (Täterforschung), qu’ils ont abordé leur nouvel objet de recherche. La thèse d’une "incompatibilité idéologique" entre le monde arabe et le IIIe Reich dominait jusque-là, qu’avait formulée Francis R. Nicosia   . Les allégations raciales de Mein Kampf contre les Arabes semblaient aller dans ce sens. Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann remettent en cause cette version. Non seulement il y aurait eu engouement des Palestiniens, notamment du Grand Mufti Al-Husseini, pour le régime nazi, mais cet engouement ne tiendrait pas seulement à un calcul "tactique". Il serait la conséquence d’une valeur commune aux Nazis et aux Palestiniens, l’antisémitisme, véritable ciment idéologique entre les deux partenaires   . Toutes les critiques déjà émises sur l’ouvrage ont souligné la qualité de sa documentation, ainsi que son caractère pionnier. Elles ont cependant mis en lumière les carences importantes de cette étude.


La Shoah en Palestine ?

Le livre de Mallmann et Cüppers est un véritable voyage à travers la Méditerrannée des années 1930-1940. Il s’ouvre sur un panorama de la lente constitution du Yichouv, la communauté juive de Palestine, des premières Aliyah   à la déclaration Balfour de 1917, des premiers soulèvements arabes au Plan Peel de 1937-1938. Il fait ensuite alterner histoire culturelle et histoire militaire, pour analyser, d’une part, les prises de positions du Grand Mufti de Jérusalem, Al-Husseini, représentant des Arabes de Palestine, et de l’opinion arabe envers Hitler, et l’influence de la situation stratégique au Proche-Orient sur les tractations entre le Mufti et les nazis d’autre part. Les auteurs montrent ainsi une convergence idéologique forte entre nazis et Palestiniens arabes au moment où la guerre éclate : pour cet antisémite acharné, qui compare les Juifs à des "insectes porteurs d’une maladie   " et rencontre à plusieurs reprises Hitler   , Himmler, et même Eichmann   , l’idée d’une destruction du foyer juif en Palestine était déterminante : "Al-Husseini mettait ainsi le poids arabe dans la balance pour maintenir l’intensité de la destruction des Juifs   ". A partir de l’Opération Barbarossa de 1941, des premières exterminations de masse à l’Est, et surtout de l’installation de l’Afrikakorps de Rommel au Maghreb, Al-Husseini n’a de cesse d’inciter les nazis à repousser les forces anglaises en Égypte et en Palestine, leur promettant le soutien total de la population arabe. Toutes ces tractations sont évidemment indexées aux victoires des nazis en Afrique : les succès de Rommel provoquent des embrasements, sa défaite finale à El-Alamein en 1942, la fin des fantasmes de réalisation d’un éventuel soulèvement, même si le rêve perdure. Il n’en demeurerait pas moins – et c’est la thèse principale de l’ouvrage – qu’ "un antisémitisme exterminateur s’était incrusté dans la partie musulmane de la Palestine, un antisémitisme qui ne le cédait en rien à la haine des Allemands contre les Juifs et qui l’a même anticipée dans son application pratique, dans la mesure où les forces disponibles le permettaient   ".

L’ouvrage s’appuie sur des sources allemandes, et c’est grâce à elles qu’il peut apporter un deuxième éclairage essentiel sur la constitution, à l’arrière des troupes de l’Afrika Korps, d’unités SS responsables de la "destruction" des Juifs au Maghreb et au Proche-Orient. Celles-ci sont calquées sur le modèle des Einsatzgruppen, ces unités de tueries mobiles qui officient dans le "train" de la Wehrmacht à l’Est de l’Europe, et qui font plus d’un million de morts dans la population juive pendant toute la guerre   . Les deux auteurs se livrent à de longues études prosopographiques sur les membres de ces commandos   . Ils s’arrêtent notamment sur le parcours de Walther Rauff, Obersturmbannführer du commando égyptien. Himmler décide, le 1er juillet 1942, la création d’un commando d’intervention pour l’Égypte   . Rauff arrive donc à Tobrouk le 20 juillet 1942. Il a été, avant d’être choisi pour cette mission, responsable de l’équipement technique des Einsatzgruppen à l’Est, et à ce titre, a participé à l’expérimentation de la construction des camions à gaz. Il est "parfaitement informé du massacre collectif qui était à l’oeuvre en Pologne depuis le début de la guerre   ". Même si cette unité égyptienne ne reçoit que 24 hommes   , cela ne veut pas nécessairement dire qu’elle n’avait aucune importance ni aucun objectif : mais les études concernant l’Est de l’Europe ont bien montré que l’aide de supplétifs garantissait l’ampleur de la "réussite" des missions de ces commandos   . C’est la défaite d’El-Alamein qui empêche la mise en place de cette "volonté de destruction   ". À la fin de l’année 1942, après la retraite allemande, la même tentative se reproduit en Tunisie, toujours autour de Rauff, avec la constitution d’un autre commando, codirigé par Theo Saevecke, Georg Best et Heinrich Harder.

Cette recherche a donc mis en évidence deux éléments principaux : l’alliance entre Palestiniens et nazis n’étaient pas une alliance tactique qui se serait accommodée d’une "incompatibilité idéologique" entre les deux parties. "En d’autres termes, c’est à cause et non pas en dépit de son antisémitisme que Hitler gagnait en sympathie auprès des musulmans du Moyen-Orient   ". D’autre part, l’ouvrage documente une ramification inconnue du projet de "Solution finale", à savoir la création de commandos spécifiques dans la zone méditerrannéenne, dont les objectifs, malgré des moyens limités, étaient clairs. 

Prendre parti

La mobilisation d’une telle documentation et la finesse des analyses auraient emporté sans difficulté l’adhésion, si cette étude ne péchait par trois défauts principaux.

Le premier défaut, déjà souligné par les critiques allemandes, est la confusion systématique entre l’opinion d’Hadj Muhammad Amin al-Husseini, le président du Conseil suprême musulman, et l’opinion publique palestinienne et arabe. L’antisémitisme de Al-Husseini, qui avait l’étoffe d’un "authentique dictateur   ", n’est pas douteuse. Mais ce point de départ autorise-t-il les auteurs à ériger la généralisation en méthode ? A les suivre, c’est l’ensemble de la population palestinienne, voire arabe, qui aurait soutenu un antisémitisme radical. Ils écrivent ainsi que "… le lien essentiel qui unissait le national-socialisme et la cause arabe résidait, en dehors de l’enthousiasme largement répandu pour la personne de Hitler, dans l’antisémitisme   ". Les auteurs s’appuient-ils sur une réelle enquête et sur des sources qui autorisent ce genre d’assersion ? On peine à les trouver. Où sont les documents qui leur permettent d’affirmer que "la personne de Hitler en particulier jouissait d’un grand prestige dans le monde arabe et, plus largement, dans le monde musulman   " ? Des sondages britanniques semblent certes le confirmer en partie   , mais les déclarations de "certains élèves d’un lycée privé de Birzeit   " ne suffisent pas, en revanche, à défendre une thèse aussi globale. C’est d’ailleurs ce qu’ont objecté un certain nombre d’auteurs allemands à l’ouvrage de Cüppers et Mallmann : il n’y a pas eu un enthousiasme général chez les Arabes pour Hitler et la destruction des Juifs. En Tunisie, notamment, Khalid Abd al-Wahhab a sauvé de nombreux Juifs au début de l’année 1943   . Le livre opère, sur ce terrain, une trop large généralisation. Un élément intéressant, cependant, reste la tentative des auteurs de montrer comment cet antisémitisme a perduré jusqu’à nos jours, et irrigue encore aujourd’hui le monde arabe. Les chiffres des ventes des Protocoles des Sages de Sion dans la zone arabe suffisent à convaincre de l’extension actuelle de cet antisémitisme radical   , dont il reste à mesurer la réelle assise sociale.

Le deuxième défaut réside dans la forme même de certaines parties de l’essai, lorsqu’il traite de la mise en place des commandos SS en Égypte et en Tunisie. Par envie de convaincre, les deux auteurs tombent alors trop facilement dans ce qu’on peut difficilement appeler de l’histoire, à savoir la tentation d’écrire une histoire par hypothèses. Pour démontrer la volonté exterminatrice de ces commandos, ils recourent à l’argument rhétorique : "et si Rommel n’avait pas perdu à El-Alamein ?", par exemple… Cette pratique se retrouve à d’innombrables reprises   , jusque sous des formes presque caricaturales   . Sur un tel sujet, il est impossible de bâtir une démonstration sur des "si   ".
 

Le troisième défaut tient au vocabulaire utilisé par le livre, qui reflète la difficulté d’écrire un ouvrage sur ce sujet sans prendre parti dans le conflit qui déchire actuellement Israéliens et Palestiniens. Dans le chapitre liminaire, notamment, qui retrace la montée des tensions entre les deux communautés dans les années 1930, les mouvements de contestation palestiniens sont désignés par le terme de "terroriste[s]   ", et leurs membres qualifiés au mieux d’ "émeutier[s]   ". Les auteurs écrivent que voir dans ces mouvements une "manifestation nationale pour l’indépendance et la liberté" pour reprendre les termes d’un arabisant allemand, reviendrait à "fermer les yeux sur la violence antisémite et [à] glorifier le terrorisme   ". C’est ici que l’ouvrage dérape, de manière très contrôlée. Que ce soit au début ou à la fin du livre, les auteurs se présentent comme des défenseurs des Lumières, de l’Aufklärung, et la conclusion pointe clairement du doigt le monde musulman. "La pensée occidentale ne serait pas concevable sans les acquis de l’Aufklärung (…). Mais cette condition initiale doit aller de pair avec la conscience que certaines communautés n’ont pas encore atteint ce stade de civilisation ou que certaines nations, comme l’Allemagne, y ont même volontairement renoncé   ". Ce type de constat va de pair avec une vision très critique des mouvements palestiniens : "en outre, du fait que les Arabes se percevaient comme les doubles victimes du colonialisme et du sionisme, ils se placèrent dans une perspective d’autovictimisation qui est toujours en vigueur aujourd’hui et qui les dispensait de réfléchir sur le tour que prenaient les événements   ". Les auteurs s’étonnent qu’on recourt, pour qualifier Menahem Begin, chef de l’Irgoun, au terme de "terroriste", si souvent employé par eux pour désigner les mouvements palestiniens   . Cet étonnement s’accompagne du passage sous silence des tensions et des débats qui animent la Haganah, l’Irgoun et le Groupe Stern, dans le recours à la violence contre la puissance coloniale britannique.

Le ton de l’ouvrage est volontiers véhément envers les autres chercheurs, accusés de complaisance coupable pour l’antisémitisme palestinien. Par son manque de recul, ses prises de position partisanes, et surtout l’absence d’analyse sérieuse de l’opinion publique arabe dans son ensemble, le livre perd en qualité de conviction ce qu’il avait gagné par la rigueur de son analyse et la richesse de ses sources. Il demeure que Cüppers et Mallmann tordent le cou à une image par trop idyllique des relations entre les représentants palestiniens et le IIIe Reich : ce n’est pas le moindre de leurs mérites. Ils ouvrent en outre des pistes intéressantes pour un débat renouvelé sur les relations entre le monde Arabe et le IIIe Reich