Un livre qui témoigne d'une grande érudition, mise au service de réflexions actuelles.
Penser le judaïsme est un ouvrage des Éditions du CNRS et publié dans sa collection "Religion" : le lecteur athée qui ne s’intéresse pas particulièrement à l’histoire des religions pourra par moment se sentir un peu égaré en découvrant de nombreux commentaires portant sur des textes sacrés ou encore sur les principales exégèses rabbiniques. L’articulation de l’ouvrage, son introduction ("Penser le judaïsme, penser au judaïsme") ¬ et son dernier chapitre ("Comment nous ne sommes plus juifs") donnent cependant une grande cohérence à l’entreprise et justifient pleinement la publication sous forme de livre d’articles parus sur une période de 20 ans, entre 1986 et 2005.
Le judaïsme comme culture
Pour l’auteur, le défi auquel le judaïsme est confronté est avant tout culturel. Évoquant la situation actuelle des Juifs de la diaspora, Jean-Christophe Attias pose la question en ces termes : "Serons-nous, oui ou non, en mesure d’offrir aux générations montantes une culture juive diasporique riche et vivante, aussi éloignée du fondamentalisme sec et de la philosophie du repli des retours contemporains au religieux que de l’israélophilie romantique ou du "néo-sionisme" en vogue dont les principales expressions sont les vacances à Eilat ou Natania, d’une part, et le soutien exalté et sans discernement d’un pays qu’on connaît peu et d’une politique qu’on ne veut pas voir pour ce qu’elle est, d’autre part ? ". Le nombre de sous-entendus que recèle cette question explique sans doute qu’on n’en saisisse bien le sens qu’à la deuxième lecture. Le rapport à Israël s’y trouve par exemple interrogé, et l’auteur ne fait pas mystère à cet égard de l’importance de ses critiques à l’encontre d’un pays qui a souvent fait le choix de combattre le terrorisme par la terreur (Liban 2006, Gaza 2008/2009). En parlant de culture "vivante", Jean-Christophe Attias établit en outre une opposition implicite avec le souvenir de la Shoah, dont la mémoire est selon lui "exacerbée" .
Présenter le judaïsme en tant que culture plus que religion, tout en montrant l’importance des textes : tel est le projet ambitieux auquel Attias s’attelle depuis deux décennies ; projet d’autant plus ambitieux que l’auteur, directeur d’études à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, se présente à la fois comme savant, juif non-croyant et citoyen engagé. Titulaire d’une prestigieuse chaire de pensée juive médiévale, Jean-Christophe Attias est d’abord un érudit, avec ce que ce terme implique de sérieux. L’index des "références scripturaires et rabbiniques", habilement détaché de l’index des noms, permet de considérer ce volume d’un peu plus de trois cents pages comme une encyclopédie de poche. Cette érudition peut toutefois gêner la fluidité de la lecture pour le novice.
Les quinze chapitres de cette petite somme sont répartis en quatre sections : les "Territoires", permettant d’aborder un judaïsme "hanté par l’exil et la dispersion", les "Textes", dont on sait la valeur centrale pour une religion du Livre qui privilégie lectures et relectures, les "Frontières", qui posent les jalons du rapport si essentiel à l’Autre, et enfin les "Silences", qui évoquent les modes de relation à cet Autre, qu’il s’agisse des musulmans, des chrétiens ou de gentils en général.
Entre textes religieux et réflexions sur le judaïsme contemporain
Dans une démarche opposée à celle de Stéphane Encel qui, dans Les Hébreux, s’intéressait au judaïsme à partir de ce que la Bible peut nous apprendre de l’histoire de ce peuple, Jean-Christophe Attias tient à présenter un judaïsme moderne, dont l’étude est directement ancrée à des problématiques contemporaines. Ainsi, au détour d’un chapitre consacré aux Karaïtes, adeptes d’un judaïsme sans talmud qui connut un âge d’or il y a plus de mille ans, et dont Attias aborde l’histoire jusqu’à aujourd’hui, on trouvera à la fois l’adresse du site des derniers représentants de cette communauté (www.karaim.net, cf. chap. 4) et une note synthétique sur l’histoire des Falashas, ce groupe ethnique noir d’Ethiopie se réclamant du judaïsme. L’index permet alors de se rapporter au chapitre, "Le prosélyte : un voyageur sans bagage", où une imposante bibliographie portant sur les Falashas est proposée. La question de la conversion est d’ailleurs habilement abordée et l’auteur montre bien les conséquences de ce sujet sur l’identité juive : "dis-moi ce que tu entends par converti, je te dirai ce que tu entends par Juif (et par non-Juif) ". Ce moment d’ouverture, dans un exposé par ailleurs assez dense en référence aux textes religieux, aurait d’ailleurs probablement pu fournir l’occasion de dénoncer les ravages causés par l’expression "peuple élu", qui porte en son sein les mécanismes d’exclusion que l’auteur, à d’autres endroits, aborde explicitement.
Ce sont les résonances avec les sujets contemporains qui font la richesse de cet ouvrage ; au point qu’on souhaiterait que l’auteur prenne encore plus de recul par rapport aux textes religieux. Son commentaire de Maïmonide, dans le chapitre 9 consacré au couple humain et à la "tradition juive" (Genèse 2:24), pourrait contenir au moins une note au sujet du passage du Mishne Tora (le code de Maïmonide) qui interdit dans le même élan l’homosexualité et la zoophilie. Le dernier chapitre, portant sur les impasses du "dialogue interreligieux", est en ce sens plus clairement ancré dans la démarche générale qui prévaut dans ce livre. "Dieu est là pour fabriquer du 'Nous', et il le fait nécessairement contre 'les autres', et donc 'le Dieu des autres' ". Si ce dialogue doit servir à améliorer les conditions du "vivre-ensemble" (ce dont on peut douter dès le départ car les athées et les agnostiques sont exclus dudit dialogue), Attias énumère cinq conditions qui mériteraient un examen attentif de la part des férus d'œcuménisme : reconnaître que les conflits ont souvent d’autres causes que les différences de religion (voire l’importance des conflits de territoire au Proche-Orient), saisir l’étendue du "désarroi social et (...) culturel" derrière les motivations de reconnaissance communautaire, admettre l’importance de la diversité dans le débat sur l’identité française (débat mené par le gouvernement actuel dans les conditions désastreuses que l’on sait), trouver les bons interlocuteurs pour ce dialogue (l’expression "prêcher des convaincus" risque sinon ici de s’appliquer directement), et, enfin, poser la question du dialogue "intrareligieux", ce qui pour de nombreux lecteurs évoquera, rien que pour l’Eglise catholique, la question du célibat des prêtres ou de la béatification de Pie XII ...
Au final, on comprend bien que c’est d’un judaïsme accueillant dont il s’agit, et que l’ensemble des références les plus diverses convoquées tout au long de l’ouvrage ne visent qu’à soutenir un message universel de tolérance. L’appareil critique excellent qui accompagne les quinze chapitres (glossaire, index des textes et index des noms) devrait permettre à des lecteurs de profils très différents de tirer au mieux partie de ce livre aussi érudit qu’original
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