Cette semaine, cartessurtable.eu revient sur le conflit entre intérêts privés et souveraineté des Etats.

 

Des entreprises privées peuvent-elles imposer leur loi à des Etats souverains ? Nous savons depuis longtemps que les entreprises multinationales, dont le chiffre d’affaire de certaines, à l’image du géant de la grande distribution américaine Wal-Mart, est supérieur au PIB de la Sierra Leone ou du Bangladesh, ont une influence souvent importante, parfois décisive, dans la prise de décision publique. Qu’elles ont pu être, au cours du XXe siècle, à l’origine de changements politiques. Qu’elles ont aussi su favoriser le maintien de politiciens "amis" au pouvoir. Il suffit d’évoquer pour cela le nom de la compagnie américaine United Fruit en Amérique latine, dont on connaît le rôle lors du coup d’Etat de 1954 au Guatemala. L’histoire nous enseigne également que les marchés financiers peuvent orienter le cours de l’histoire : les marchés américains l’ont par exemple fait en 1956, en spéculant contre la livre sterling pour forcer le Royaume-Uni à renoncer à son attaque contre l’Egypte – planifiée avec Israël et la France en réaction à la nationalisation du canal de Suez par Nasser.

Nous savons tout cela depuis longtemps. Mais la nouveauté, c’est qu’entreprises et marchés se comportent aujourd’hui avec une arrogance nouvelle, décomplexée. Deux exemples récents illustrent ce changement d’attitude et sont riches d’enseignements.
Le premier est celui de Google, et de son comportement vis-à-vis du gouvernement chinois. En menaçant de quitter la Chine si elle persévère dans sa politique de censure d’Internet, Google tente d’imposer au gouvernement de Wen Jiabao une transformation politique. Sur le fond, il est certain que la censure de l’information, une des innombrables mesures restrictives de liberté mises en place par le pouvoir en place en Chine, est inacceptable. Par ailleurs, Google réagit ainsi à des cyber-attaques dont elle a été victime en Chine et sa revendication se concentre principalement sur la censure de Google.cn, pas sur la politique chinoise vis-à-vis d’Internet dans son ensemble. Cependant, une entreprise privée multinationale ne jouit d’aucune légitimité pour exiger, de manière aussi directe, aussi décomplexée, une modification de la politique d’un Etat ; une entreprise qui représente avant tout des intérêts privés ne doit pas – même si ses moyens financiers le lui permettent, mais c’est une autre question – s’opposer à la souveraineté d’un Etat. Que Google le fasse contre la Chine lui attire des sympathies, lui donne le rôle – le "beau rôle" – de défenseur des libertés ; mais les entreprises n’agiront-elles pas de la sorte demain pour défendre des intérêts économiques face à des Etats démocratiques ? Pourquoi ne s’attaqueraient-elles pas en effet, dans le même mouvement, à la souveraineté populaire, issue du suffrage universel ?

Le deuxième exemple est celui des pays du sud de l’Europe, ceux que l’on appelle avec beaucoup de mépris les PIGS (le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne), qui se sentent aujourd’hui menacés parce qu’ils sont endettés – même s’ils ne le sont pas plus que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, comme le soulignait le journal espagnol El Pais la semaine dernière – et qu’ils ont mauvaise réputation sur les marchés anglo-saxons. En dégradant la note accordée aux finances publiques grecques, les agences de notation incitent les marchés à exiger une prime de risque supplémentaire sur les emprunts contractés par cet Etat : cette prime de risque correspond à une hausse du taux d’intérêt, ce qui rend l’endettement plus coûteux. La hausse du coût de l’endettement peut, prophétie auto-réalisatrice, pousser des Etats à la banqueroute. Pour se défendre contre cette agression, les Etats doivent prendre des mesures symboliques pour prouver aux marchés qu’ils vont redresser leurs finances publiques. Peu importent les risques – et les tragédies – engendrés par la réduction progressive du filet des protections sociales, ce sont les retraites qu’il faut réformer, les allocations chômage qu’il faut réduire, les médicaments qu’il faut cesser de rembourser. On pouvait ainsi lire dans les journaux espagnols cette sentence désespérante mais sans merci : les marchés obligent le gouvernement socialiste de José Luis Zapatero à repousser l’âge de la retraite à 67 ans. N’est-il pas choquant que des marchés financiers imposent à un Etat souverain sa politique intérieure ? N’est-ce pas encore plus choquant quand il s’agit de ce domaine "intime", profondément lié à la construction et au maintien du tissu social, jalousement maintenu à l’écart d’interventions trop poussées de l’Union européenne, des politiques sociales ? Juste châtiment pour une conduite financière inconséquente, penseront certains. Mais où sont les preuves, le procès, les droits de la défense, le principe du contradictoire ? Des éléments objectifs ont-ils fondé le comportement des marchés, ou bien s’agit-il de rumeurs, de comportements moutonniers, d’a priori idiots sur l’inefficacité et le manque de sérieux des pays latins ? Dégrader, qu’ils disaient… Le reste – l’humain –, ça ne nous regarde pas.

Réguler les marchés, réguler le comportement des entreprises (multi)nationales, ne sont pas des objectifs uniquement économiques : ce sont des impératifs politiques. Il est urgent de rappeler à tous les acteurs, publics et privés, que la souveraineté est publique et nationale, et qu’aucune sanction, fut-elle infligée par les marchés, ne peut se fonder sur une simple "rumeur" ou une croyance irrationnelle

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