A l'occasion d'un nouveau partenariat avec le site cartessurtable.eu, retrouvez une fois par semaine sur nonfiction.fr un article qui revient sur un sujet au coeur de l'actualité du débat d'idées. Cette semaine, voici une contribution sur les 'Gardes à vue', issue du 'Petit Lexique à l'usage de la gauche' de Cartes sur Table.

 

Il y a des situations dans lesquelles les statistiques semblent parler d’elles-mêmes. Le commentaire apparaît si facile qu’on serait tenté de s’en passer. Pourtant, le poids des évidences ne peut remplacer la force de l’analyse. Face à l’explosion du nombre de gardes à vue en France, il ne suffit plus de dénoncer les dérives – sous pression politique – du système policier et judiciaire. Il faut repenser en profondeur ce double système, en s’engageant dès lors à refuser par la suite la multiplication de textes de circonstances.


En mai 2009, l’Observatoire national de la délinquance a annoncé dans un rapport que de 2004 à 2008, le nombre de gardés à vue est passé de 427 000 à près de 578 000, soit une augmentation de 35,42%. Une question s’impose dès lors : cette explosion des gardes à vue, alors même que des abus manifestes sont de plus en plus fréquemment dénoncés, ne traduit-elle pas une inquiétante dérive des pratiques policières (le placement en garde à vue, mesure grave car permettant de priver une personne de sa liberté, est un pouvoir propre donné à la police sans qu’il lui soit nécessaire de recueillir l’autorisation de la justice pendant vingt-quatre heures) ?


En janvier 2010, l’enquête d’un journaliste de France Info pousse le ministère de l’Intérieur à admettre la nette sous-estimation du nombre annuel de gardes à vue : près de 800 000 personnes ont été gardées à vue en 2009, contre 600 000 annoncées officielle-ment.  Une question s’impose : que traduit cette inquiétante sous-estimation dans un Etat de droit ?
L’explosion du nombre des gardes à vue constitue un sujet d’autant plus sensible que les modalités françaises en sont aujourd’hui contestées au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. On voit par conséquent se multiplier le nombre de gardes à vue alors même que celles-ci ne respectent pas les exigences européennes du droit à un procès équitable.


Les modalités de la garde à vue sont fixées en droit français dans le Code de procédure pénale (voir notamment les articles 63 et suivants). Placée en garde à vue, une personne est retenue dans un local de police, perd le droit d’en partir et de communiquer avec des tiers. Hors procédures exceptionnelles, elle peut être placée en garde à vue pendant deux fois vingt-quatre heures. Si elle peut, dès le début de sa garde à vue, demander à s’entretenir avec un avocat, il ne s’agit que d’un entretien d’au moins trente minutes et l’avocat ne reçoit pour information que l’intitulé et la date de l’infraction que son client pourrait avoir commise. Lorsque la garde à vue est prolongée, un second entretien peut avoir lieu en début de la deuxième période de vingt-quatre heures.


Au regard de la norme européenne, l’aide que l’avocat peut apporter à son client dans cette procédure est insuffisante. La Cour estime en effet que l’avocat doit pouvoir participer à la recherche des preuves favorables à son client ainsi qu’à la préparation des interrogatoires. Elle indique ainsi dans une décision d’octobre 2009 que "la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche de preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer", après avoir affirmé onze mois plus tôt qu’il est "porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation".


L’augmentation du nombre de gardes à vue et les conditions dans lesquelles elles s’opèrent créent donc, pour reprendre le texte d’une tribune dans Le Monde   de trois magistrats de la Cour de Cassation – "Introduire l’habeas corpus dans notre droit"–, une situation qui "ne répond pas aux exigences des articles 5 [droit à la liberté et à la sûreté] et 6 [droit à un procès équitable] de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme".


Or la non-conformité des gardes à vue françaises avec la norme européenne ne remet pas seulement en cause les pratiques policières. Derrière, alors même que le procès pénal est de plus en plus – du fait du poids revêtu par les interrogatoires pratiqués au cours des gardes à vue – déterminé par la phase policière, c’est l’ensemble du système pénal qui se trouve mis en question.


Une réforme des gardes à vue est donc aujourd’hui nécessaire afin que la France se conforme aux normes européennes du procès équitable, parmi lesquelles le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat. Une telle réforme devra introduire la possibilité pour le suspect de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue, et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit. L’accusé devra avoir la possibilité d’obtenir toute la vaste gamme d’interven-tions qui sont propres au conseil – discussion de l’affaire, organisation de la défense… L’intervention, dès le début de la garde à vue, d’un avocat, devra enfin permettre que soit respecté le droit de tout accusé à ne pas s’incriminer lui-même, droit qui présuppose, dans une affaire pénale, que l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions au mépris de la volonté de l’accusé.


C’est donc une réforme en profondeur du système français des gardes à vue qu’il s’agit de mettre en place. Réforme qui répondra aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme et tranchera ainsi avec la multitude de réformettes de circonstances du système pénal français qui n’ont pour objet que l’aggravation des sanctions prévues à des fins purement démagogiques et électoralistes. Réforme qui impliquera que soient repensées dans leur intégralité – nature, contenu, durée – les modalités d’intervention des avocats français auprès des gardés à vue, et qui conduira nécessairement à s’interroger sur la signification et la justification – si elle existe – de l’explosion récente du nombre de gardes à vue en France
 

 

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- 'Le réformisme judiciaire français ou l'histoire d'un relapse', par Pascal Mbongo.