Le parcours d'un théologien catholique qui, par-delà le pouvoir centraliste du Vatican, cherche à retrouver l'authenticité du message évangélique.

Dans un article récent du Monde (novembre 2009), Hans Küng, théologien catholique suspendu de ses fonctions en 1979, s’insurgeait contre la volonté papale de réintégrer certains prêtres anglicans dans le giron de l’Eglise catholique. Depuis maintenant près de quarante ans, Küng critique énergiquement  les positions selon lui dogmatiques et traditionnelles du Vatican qu’il entend reconsidérer à la fois à la lumière des Evangiles et des évolutions sociales du monde moderne. C’est précisément dans cette perspective que sont rédigés ses Mémoires. Après avoir évoqué dans un premier ouvrage (Mémoires I, Mon combat pour la liberté, novembre 2006) la première partie de sa vie (1928-1965) qui mettait l'accent sur la notion de liberté, le théologien poursuit son travail en relatant la période de son existence couvrant les années 1966-1980.


Une réflexion sur les dogmes au nom de la liberté et de la vérité

Dans ce second tome, il entend déplacer l’accent au profit d’une « vérité en discussion »    dans l’Eglise. Aussi le titre même de l’ouvrage, Mémoires, est-il à considérer dans une perspective universaliste, Küng se proposant, à travers la narration de sa vie, de relater le développement de la théologie catholique et de l’Eglise au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Que le lecteur ne soit donc pas surpris de découvrir tout au long du livre, parallèlement au parcours du théologien suisse, l’évocation de la carrière de Joseph Ratzinger, ces deux hommes reflétant deux visages de l’Eglise au XXème siècle. D’emblée, le prologue pose une des problématiques essentielles de la théologie de ce siècle : " Le dogme se situe-t-il au-dessus ou en-dessous de l’Ecriture ? " ; autrement dit,  le message christique des Evangiles peut-il être relu à la lumière de l’exégèse historico-critique ou est-il définitivement gravé dans le marbre de la théologie dogmatique et traditionnelle ?

C’est véritablement à l’aune de cette problématique que se définit l’ensemble des treize chapitres du livre. S’ouvrant précisément après la clôture du Concile de Vatican II (1962-1965), porteur d’espérance et de promesses de réformes pour nombre de catholiques et de théologiens, l’ouvrage souligne, notamment à travers la crise de 68, le durcissement d’un pouvoir romain toujours plus centralisé, contrairement à la décentralisation et à la réforme de la curie que souhaitait Vatican II. Dès 1967 apparaissent les premiers germes de résistance : l’élection de l’évêque de Bâle se fait indépendamment de la volonté romaine et Charles Davis, théologien le plus influent d’Angleterre, décide de quitter l’Eglise catholique en raison de son magistère autoritariste et centralisateur.   Ainsi naissent, dans le creuset de cette période postconciliaire, tous les  termes d’un conflit qui ne cessera d’opposer jusqu’à nos jours certains théologiens catholiques   et le Vatican. C’est d’ailleurs dans cette situation de tension extrême qu’intervient l’encyclique de Paul VI sur le célibat sacerdotal, rédigée en juin 67. Contre toute attente, cette loi du célibat, " d’ordre purement ecclésiastique ", n’a rien à voir avec " un célibat librement consenti selon l’esprit de l’Eglise " puisqu’elle trouve son origine au XI ème siècle sous l’influence des ordres religieux et de Hildebrand, un moine qui devint plus tard pape sous le nom de Grégoire VII.

Devant l’attitude dogmatique et hiératique du Vatican, un groupe de théologiens, dont Hans Küng, rédige en octobre 68 une déclaration " sur la liberté de la théologie ".  La parution d’une nouvelle encyclique en juillet 1968, cette fois-ci relative  à la pilule contraceptive et à la régulation des naissances, n'aura fait qu’accentuer l’opposition entre une ligne conservatrice et traditionnelle incarnée par le Vatican et une ligne réformatrice représentée par Küng et ses amis. A ce titre, l’année 68, traversée par d’importants bouleversements sociaux, se révèle décisive dans la mesure où elle invite chacun, sinon à se repositionner, du moins à se questionner. Or, c’est précisément l’immobilisme du Vatican qui poussera à nouveau l’auteur à s’opposer à une " hiérarchie qui ne s’appuie plus sur l’Evangile " selon lui, mais qui s’enferme dans un dogmatisme autoritaire et sclérosé. Il n’est ainsi que de considérer la reprise en main par le Vatican de l’Eglise hollandaise : elle s’opère en 1969, soit trois ans après la parution du Catéchisme hollandais, lequel proposait une théologie d’en-bas, c’est-à-dire une théologie qui part des questions de l’homme moderne en cherchant des réponses dans l’Ecriture sainte. Encore une fois, la mise en parallèle entre Küng et Ratzinger permet d’éclairer cette problématique essentielle de la théologie moderne : les deux hommes, dès 1966, travaillent côte à côte à l’université de Tübingen, le premier occupant une chaire de dogmatique et de théologie œcuménique   , le second une chaire de dogmatique et d’histoire des dogmes. Toutefois, leur conception de l’enseignement théologique diffère radicalement : Ratzinger fonde son enseignement sur la théologie patristique et médiévale alors que Küng privilégie celle des réformateurs   ainsi que la méthode historico-critique. Et le second de reconsidérer la papauté de son ancien collègue à la lumière de cette période en affirmant que " même pape, il reste pour l’essentiel le théologien de l’Eglise ancienne qui considère avec effroi une modernité née après la soi-disant Réforme de l’Eglise ". Réflexion qui peut paraître abrupte mais qui présente au moins le mérite de dégager deux lignes théologiques claires et distinctes. 
      

Devant une Eglise figée qui assoit son autorité en recourant à une pensée dogmatique, le théologien suisse entend proposer une pensée plus dynamique et évolutive, constamment à la recherche  d’une vérité en accord avec l’esprit des Evangiles. L’attitude de Küng par rapport au dogme marial est à ce titre hautement significative : partisan convaincu de cette doctrine dès  sa proclamation en 1950 par Pie XII, sa position a par la suite évolué sous l’influence de travaux théologiques menés notamment par Berthold Altaner   visant à démontrer que la doctrine de l’Assomption, inconnue avant le Vème siècle, ne relevait donc pas de la tradition apostolique. Etape intellectuelle décisive pour Küng puisqu’elle marquera le point de départ d’une ample réflexion soucieuse d’évaluer la place de l’esprit critique par rapport aux dogmes traditionnellement consentis. A cette problématique mariale succédera dans les années 60 celle de la contraception avec l’encyclique " Humanae vitae ". Cette question prendra une résonance toute particulière dans la mesure où elle concerne la vie quotidienne des gens. Elle introduira une césure profonde entre le peuple catholique et le Vatican, et Küng n’aura de cesse de mettre sa réflexion théologique au service des hommes, dans un réel souci d’harmonisation entre la hiérarchie et le peuple catholique.


Désacraliser l’Institution de l’Eglise au profit du message christique

Dans ce deuxième volume consacré à la seconde période de sa vie (1966-1980), l’auteur relate vingt-deux ans de combats contre le monolithisme dogmatique et autoritaire de l’Eglise, depuis la mise en procès inquisitoriale de son livre L’Eglise (1967) jusqu’au retrait de l’habilitation à enseigner en 1979   , en passant par ses livres Infaillible ? Une interpellation (1970) ou Etre chrétien (1974). Le lecteur trouvera ainsi une foule de détails sur les modes de fonctionnement et les pratiques de la curie romaine.

Bien évidemment, le genre littéraire auquel se soumet le théologien ne saurait relever de la pure objectivité : Hans Küng donne sa vision des faits mais ses Mémoires ont le mérite de souligner la cohérence d’un combat qui, au gré des voyages, des conférences et des cours à travers le monde entier, ne fait que s’intensifier : il s’agit pour l’homme d’ouvrir le catholicisme au monde moderne, de le confronter aux autres religions, voire à l’athéisme lui-même   , de repenser, dans le respect de l’esprit des Evangiles, le message du Christ et de dépoussiérer ou peut-être relativiser l’importance des dogmes nés dans des situations historiques précises et sans fondement biblique réel, tel  le dogme de l’infaillibilité (1854). En ce sens, Küng défend un catholicisme au sens étymologique du mot, c’est-à-dire universel en ce qu’il se rapporte constamment aux Evangiles et au Christ et en ce qu’il propose un dépassement des différentes sensibilités chrétiennes dans un souci permanent d’œcuménisme. Ce que l’auteur combat, c’est moins la curie romaine que sa prétention hégémonique à l’origine selon lui  " du schisme des Eglises d’Occident et d’Orient, mais aussi de la coupure avec les protestants ainsi que de la crise présente de l’Eglise catholique romaine. " De ce point de vue, le débat sur l’infaillibilité papale, central dans l’ouvrage, est la pierre d’achoppement  à partir de laquelle essaimera toute la pensée du théologien : le centralisme romain doit-il prendre le dessus sur le message évangélique de Jésus ? Le christianisme doit-il sa spécificité à un ensemble de dogmes ou à Jésus lui-même ? Le message chrétien peut-il se ressourcer en se confrontant aux autres grandes religions ?

On l’aura compris : le second tome des Mémoires d’Hans Küng pose des questions théologiques cruciales qui appellent un réel dépassement des dogmes catholiques trop monolithiques. Peut-être ces Mémoires auraient-ils mérité parfois de plus amples développements théologiques ou intellectuels sur des questions aussi déterminantes que la contextualisation des dogmes par exemple.     On peut aussi regretter certains accents hagiographiques du livre, l’auteur cédant parfois au péché d’orgueil, capital selon la Tradition, mais véniel selon nous au regard du courage déployé par l’homme durant toutes ces années. Ainsi, la mise en parallèle entre le combat de Luther et celui de Küng paraît parfois abusive : si le premier a indéniablement infléchi de manière singulière l’orientation de la théologie chrétienne, le second réclame, à juste titre certes, une rénovation intérieure de l’Eglise qui, si elle s’opérait, n’aurait  à coup sûr pas un impact aussi décisif que celui de la réforme.


Les enjeux théologiques du monde moderne

En prenant l’année 1966 comme point d’ancrage de sa réflexion et en mettant en parallèle sa propre carrière avec celle de son collègue Ratzinger, futur Benoît XVI, l’auteur entend mettre en lumière deux lignes théologiques différentes   permettant au lecteur de saisir les enjeux théologiques de la période qui suit Vatican II : la curie et le pouvoir romain, refusant la réforme ou l’évolution de leur structure interne, sont restés prisonniers de l’Eglise-institution, portés par ce que Küng appelle une " interprétation hellénistique de Jésus ", celle des Pères de l’Eglise comme saint Augustin. Or, tous les combats du théologien n’ont pour but que de ramener l’Eglise à une interprétation judéo-chrétienne de Jésus, c’est-à-dire au plus près de la source des Evangiles car être  chrétien pour Küng, c’est avant tout vivre selon l’esprit du Christ. En ce sens, les dogmes, privés le plus souvent de tout fondement biblique, et la position autoritaire du Vatican ont sans doute en ce XXème siècle contribué non pas à renforcer l’unité de l’Eglise mais plutôt à la diviser, entraînant une crise des vocations sacerdotales ainsi qu’une baisse de la fréquentation des Eglises  

Finalement, cet ouvrage n’invite-t-il pas le lecteur à répondre aux questions suivantes : dans quelle mesure l’institution romaine appelée Vatican a-t-elle pris le pas sur le message évangélique lui-même ? Dans quelle mesure la sacro-sainte autorité des dogmes et du Vatican est-elle en accord avec le message du Christ ? Ainsi, que dire du dogme de l’infaillibilité à la lumière des Evangiles ? En effet, comme le souligne fort à propos l’auteur, Pierre, premier des papes selon la Tradition, ne fait-il pas preuve à trois reprises de défaillances lorsqu’il renie le Christ ? L’avenir du christianisme passe peut-être par la définition d’une christologie qui serait incarnée, selon les vœux de l’auteur, par une " papauté œcuménique ". C’est probablement à la définition de cette christologie commune, nourrie d’interdisciplinarité, d’éthique et de liberté, que Küng, à présent délivré de son enseignement ecclésiastique, entend oeuvrer pour favoriser " une théologie oecuménique universelle qui engloberait non seulement les autres confessions chrétiennes, mais aussi les religions du monde. "   Vaste programme, qui plus est fort complexe si on considère son ambition interreligieuse, pour un homme qui entend suivre les pas de Paul et de Soljenitsyne afin de faire advenir, selon lui, la vérité chrétienne dans toute sa plénitude et " rendre témoignage de l’Evangile. "