La polémique entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel à propos du héros de la résistance polonaise, Jan Karski, continue. Lanzmann a repris sa plume dans Le Monde du 30 janvier pour répondre point par point à ce qu’il considère comme des insultes du jeune romancier. Il s’indigne qu’on puisse l’accuser d’avoir froidement calculé sa colère contre le livre de Haenel, Jan Karski, de façon à ce qu’elle coïncide avec la rediffusion de Shoah sur Arte. Il rappelle, à la suite de son article dans Marianne, qu’il avait été profondément agacé par les deux premières parties de l’ouvrage, y voyant un ‘parasitage’ de son propre travail, et n’avait pas lu la troisième partie avant le mois de décembre 2009   parce qu’il ne pouvait concevoir qu’on puisse romancer la vie d’un homme comme Jan Karski, et a fortiori l’action risquée qu’il a menée pendant la guerre pour infomer les autorités occidentales du drame vécu par les juifs.  


Lanzmann regrette d’avoir autant attendu pour découvrir ce récit. " Je n'ai lu ces 72 pages que quelques jours avant Noël. Le portrait qui y est brossé du président Roosevelt, le récit de la rencontre Karski-Roosevelt, les pensées prêtées à Karski, etc., ont fait se lever en moi la honte et la colère, honte de m'être tu, semblant ainsi cautionner Haenel, colère devant le culot idéologique et la bassesse d'imagination de l'auteur. " Cette honte et cette colère auraient donc inspiré la décision de diffuser Le Rapport Karski, documentaire monté à partir des rushes de Shoah, et censé rétablir la vérité. De plus, Lanzmann juge méprisables les accusations de censure dont l’affuble Yannick Haenel , lorsqu’il affirme qu’en coupant toute une partie de son entretien avec Karski, il aurait volontairement empêché qu’on voit un Polonais qui ne soit pas antisémite dans son film. Pour Lanzmann, l’emotion de Karski, qui transpire à chaque instant de son apparition à l’écran, suffit à traduire l’immense compassion qu’il éprouvait pour le peuple juif.


Jamais Lanzmann n’aurait eu le moindre sentiment de gêne ou de jalousie vis-à-vis de Jan Karski.  Leur longue correspondance et leur relation de confiance en attesteraient. Néanmoins, le cinéaste concède qu’il a piégé Karski pour mieux le convaincre de tourner dans son film : " J'ai piégé des nazis, j'ai eu un faux nom, des faux papiers, et je n'ai reculé devant rien pour percer la muraille d'ignorance et de silence qui enfermait alors la Shoah. J'ai en effet répété à Karski ce que j'avais dit à Varsovie : que la question du sauvetage des juifs serait importante dans mon film, celle de la responsabilité des Alliés aussi. Cela, c'était au début de mon travail. " Ensuite, les promesses initiales ont cédé le pas devant la complexité de ce phénomène si difficile à représenter à l’écran. Dans une conclusion pleine de hargne, Claude Lanzmann assure que c’est précisément sa conception de la littérature comme source de vérité qui lui fait dire que Jan Karski n’est pas de la littérature. La littérature qui ment trahirait sa fonction véritable. Et Yannick Haenel mentirait.

Celui-ci a en quelque sorte répondu par anticipation à ces critiques. Dans Libération du 30-31 octobre, le protégé de Philippe Sollers raconte sa semaine et la manière dont il a vécu cette controverse. Il assume pleinement la part de scandale que comporte son récit d’un Franklin Roosevelt somnolent et grivois, ne prêtant que très peu d’attention aux avertissements de Karski, venu à Washington chercher de l’aide. " Claude Lanzmann trouve que c’est scandaleux d’avoir inventé cela. Mais c’est justement ce que je désirais : attirer l’attention sur un scandale, celui de la surdité politique des Alliés. " Même si le vrai Karski, exilé et naturalisé américain, n’aura cessé de dire du bien de Roosevelt, Haenel prétend que ce n’est ni son livre de mémoires, ni le documentaire à venir de Lanzmann qui permettront de tenir cette version pour crédible.


Ce qui le serait plus, c’est l’article écrit par Jan Karski dans la revue Kultura en 1986, et traduit dans Esprit, où il déplore que les gouvernements alliés n’aient rien fait pour venir en aide aux juifs, alors qu’ils étaient les seuls à pouvoir le faire. Haenel prétend donc qu’il défend une vérité, et que Lanzmann ne peut s’appuyer sur son chef-d’œuvre cinématographique pour balayer d’un revers de main toutes les autres hypothèses qui viendraient s’opposer à sa version des faits.


C’est à ce stade du débat que Yannick Haenel semble sortir de son rôle de romancier. Marc Weitzmann fait remarquer dans Libération du 2 février toute l’ambiguïté de cette position. " Tout comme Karski hurlait, dans l’indifférence, la Vérité sur le Mal, Haenel dévoilerait, via la Shoah, nous dit-il, la vraie nature du monde contemporain. En d’autres termes, son livre se présente moins comme un roman que comme une thèse intellectuelle mise en fiction. » En ce sens, pour Weitzmann, dire que les juifs ont été abandonnés à leur sort tragique par les Alliés, et énoncer comme thèse principale de son livre qu’ " il n’y a pas eu de vainqueur en 1945, il n’y a eu que des complices et des menteurs "   , c’est absolument différent.


Le problème dans l’argumentaire de Haenel serait donc qu’il appelle fiction dans son livre ce qu’il nommerait vérité dans un article   . La littérature, dénuée de tout statut heuristique, pourrait-elle donc se raccrocher à une vérité extérieure lorsque sa construction même se trouverait menacée ? Si l'on s'en tient à cette hypothèse, pense Marc Weitzmann, on ne verrait dans le livre de Haenel qu'une dénonciation injustifiée d’une complicité supposée entre Hitler et Roosevelt, ou le simple ressassement des thèses des nostalgiques de la Collaboration. C’est dire la perte de crédibilité du romancier.


Weitzmann critique ainsi chez Haenel la prétention à lever des tabous qui n’existent pas. A commencer par celui des rapports entre la fiction et la Shoah. Il n’y aurait pas de tabou à écrire sur la Shoah, mais un véritable problème de savoir comment écrire sur un événement dont la portée historique déborde l’imaginaire du romancier de toutes parts   .


Néanmoins, il serait absurde de clouer au pilori, comme le fait Lanzmann, l’ambition littéraire qui consiste à librement " s’emparer par l’imagination de personnages historiques " pour les réincarner. Avec de tels arguments, Guerre et Paix de Tolstoï ne vaudrait pas grand-chose. Le Shoah de Lanzmann est aussi une oeuvre d’art construite, affinée et conforme à l’imaginaire de son auteur. On ne saurait donc reprocher à Haenel de prendre les mêmes libertés dans son œuvre simplement parce qu’il invoque une conception différente de l’art. Au-delà de son contexte contemporain, ce débat semble poser une question fondamentale sur la nature de la littérature. Dans l’Art du Roman, Milan Kundera affirmait que " le roman qui ne découvre pas une portion jusque là inconnue de l'existence est immoral ". Peut-on considérer, à l’inverse, qu’une démarche scientifique qui ne prétend pas absolument découvrir cette part inconnue de l’existence y puise sa moralité même ?

 

 

A lire sur nonfiction.fr :

- ' La fiction battue en brèche, ou l'affaire Jan Karski ', par Pierre Testard.

- Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie (Gallimard), par Ophir Lévy.