Une synthèse magistrale sur le Troisième Reich, qui se lit comme un roman. A mettre entre toutes les mains.

« La dictature hitlérienne a valeur de paradigme pour le XXe siècle »   . Cette affirmation du célèbre biographe d’Hitler, Ian Kershaw, se vérifie quotidiennement dans les librairies et bibliothèques, 37 000 titres ayant été publiés sur le sujet   . Rien que sur le camp d’Auschwitz, érigé en symbole de la barbarie nazie, on recense plus de 2 000 ouvrages   . L’entreprise de mémoire et d’histoire sur le Troisième Reich semble désormais globalement achevée. C’est dire alors si le projet d’Evans apparaît à la fois vain et superflu à l’historien au premier regard : comment résumer un discours historique aussi riche en un seul ouvrage, sans que celui ci ne soit accusé de simplification ou d’opportunisme commercial ? C’est pourtant un pari réussi pour l’historien britannique qui défend ce projet de « biographie » du nazisme dès les premières pages de son livre, en insistant sur les faiblesses de l’histoire générale à grande échelle du nazisme. Selon lui, seuls trois ouvrages peuvent s’apparenter à ce projet d’histoire globale qu’il tente ici de mettre en œuvre : celui de Shirer   , celui de Bracher   et la biographie d’Hitler de Kershaw. Mais le premier lui semble trop caricatural, le second trop universitaire et le troisième n’aborde l’histoire du nazisme que par le prisme de son chef.

Rien ne prédisposait pourtant ce professeur d’histoire moderne de l’université de Cambridge à produire une telle somme. Tout comme Kershaw était originellement médiéviste, Evans est avant tout un spécialiste de l’histoire culturelle et sociale de l’Allemagne de la fin de l’époque moderne et du début de l’époque contemporaine. Ses premiers ouvrages ont ainsi traité de l’histoire du mouvement féministe   ,de l’histoire de la mort   ou encore de l’histoire sociale   . Mais qu’est ce qui peut bien pousser les universitaires britanniques à tant d’intérêt pour le nazisme ? Peut-être justement un éloignement d’avec le sujet, du fait de la position du Royaume-Uni pendant la guerre, qui permet une approche plus sereine, plus distanciée à l’objet. Evans l’affirme d’ailleurs, il refuse toute perspective moraliste dans cette recherche historique, affirmant de façon claire que son but est la compréhension de l’époque, non son jugement. Cette posture s’émousse cependant quelque peu au fil de l’ouvrage, au détour de quelques phrases   . Une autre explication de cet engouement peut s’expliquer par l’approche sociale et culturelle de ces historiens, qui commencèrent par s’intéresser aux phénomènes d’opinions, aux mentalités, dans la droite ligne de la révolution historiographique des années 1970. Si Evans est un grand pourfendeur du linguistic turn promu par Foucault et Derrida   , il n’en est pas moins l’enfant de son époque que l’on retrouve dans sa démarche historique appliquée au nazisme. Trois principes guident ainsi l’écriture du livre. Il s’agit de mettre en œuvre une histoire narrative, qui réhabilite la modalité récitative de l’histoire, dans un récit centré autour des individus, le poids des acteurs étant aussi important que celui des structures. Ces deux piliers s’organisent autour d’un troisième, celui des mentalités - qui sont au centre de la synthèse d’Evans -, afin de donner à voir la diversité des visions du monde   des Allemands.

Résumer les 2 800 pages de cette synthèse serait bien délicat. Si le découpage des trois tomes ne révolutionne en rien l’approche du régime nazi, l’écriture montre la complexité de l’époque, l’interdépendance des échelles et ne fait aucunement l’économie d’une réflexion sur les cadres conceptuels du nazisme, qu’il replace toujours dans leurs rapports aux événements et aux individus.

Le premier tome traite des origines du nazisme, dans une facture assez classique, en évaluant le poids des facteurs politiques, économiques, sociaux, culturels dans l’avènement du Troisième Reich. Réfutant toute idée de Sonderweg et donc d’une inéluctabilité du nazisme, il démontre comment les événements - bien plus qu’un « esprit allemand » qui l’aurait porté en germe - ont conduit à la mise en place du régime. Le second tome démonte la logique totalitaire nazie, en reprenant la grille du totalitarisme élaborée par Hannah Arendt. Néanmoins, on constate bien ici que le concept est utilisé dans une visée plus descriptive qu’explicative, Evans insistant sur la singularité du régime, ses accommodements, la complexité de son organisation. Il expose tout l’univers mental du nazisme dont le spectre recouvre l’ensemble de l’activité sociale et politique, et qui a pour but final de préparer les Allemands à la guerre. Celle-ci fait l’objet du troisième tome, qui aborde  la question du génocide juif, l’ordre nazi en Europe, et de façon plus surprenante, la mémoire du nazisme dans l’après-guerre, montrant ainsi comment cet épisode a façonné le monde d’après 1945.

Pour Evans, le concept central du nazisme reste celui de la violence, qui habite le régime et constitue son univers de pensée. Violence dans son avènement et son fonctionnement, destinée à la fois à un usage interne mais aussi externe, dans l’optique de la fabrication d’une nouvelle société, d’une nouvelle humanité. Et c’est selon lui cette violence qui contribue à la vitalité permanente des débats sur le Troisième Reich : en liant violence et modernité, le nazisme est le produit d’un temps qui n’a pas cessé brutalement le 8 mai 1945 et dont le rapport à l’autorité, à la norme, reste toujours en débat.

Le connaisseur avisé de cette période n’apprendra donc pas grand chose de nouveau à la lecture de ces trois tomes mais la prouesse est justement là: rendre accessible au plus grand nombre un pan de l’histoire allemande et européenne dans une langue claire et fluide. Nombreuses sont les références aux histoires individuelles, à travers la multitude de documents – journaux intimes, témoignages d’après-guerre, correspondances – qui viennent incarner la réalité du nazisme et donnent à voir la diversité des attitudes individuelles sous un régime qui n’a rien d’uniforme. L’historien trouvera quand même intérêt à cette œuvre de vulgarisation (dans le sens le plus positif du terme) dans la richesse de son appareil critique. L’index, qui regroupe à la fois noms propres, lieux, concepts ou institutions est très riche (trop peut-être) et permet de se repérer assez vite dans la masse des connaissances de l’ouvrage. De même, la bibliographie est réellement très fournie, mais pour qu’elle puisse devenir un réel outil de travail on aurait préféré un classement thématique, plutôt qu’alphabétique. Le renvoi en fin des ouvrages des notes de bas de page témoigne quant à lui du compromis nécessaire dans un tel projet entre simplicité de la lecture et légitimité historienne du propos. Les nombreuses cartes qui parsèment l’ouvrage ne sont qu’un atout de plus de ce Troisième Reich qui devrait s’imposer comme un outil de travail fondamental pour traiter de cette époque.

Au fil de la lecture, passionnante, on regrette encore plus que si peu d’ouvrages d’Evans aient été traduits en français, lui qui s’avère être tout autant un grand conteur qu’un grand historien

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.