Tableau, analyses et perspectives de la construction européenne par Michel Rocard et Nicole Gnesotto.

Alors que les élections européennes approchent et que les sondages annoncent de nouveaux taux d'abstention records, on ne saurait que conseiller la lecture de Notre Europe, réflexion collective au titre programmatique menée par Michel Rocard et Nicole Gnesotto. Comme l'annonce l'introduction, il ne s'agit pas là d'un "énième livre d'experts pour les experts de l'Europe." Cet ouvrage est d'abord, selon les termes de Michel Rocard, "le fruit d'un agacement". L'Europe continue d'être instrumentalisée, tant par des hommes politiques peu scrupuleux communautarisant les échecs nationaux et nationalisant les succès européens, que par des critiques des gouvernements nationaux, de la mondialisation ou de l'élargissement. A contrario, peu de propositions émergent pour souligner l'utilité de l'Union face aux défis complexes et collectifs qu'impliquent les crises écologiques, énergétiques, financières, économiques, alimentaire et sécuritaires. Partant des perceptions et des attentes des citoyens européens, les auteurs reviennent sur que ce l'Europe leur a concrètement apporté et pourrait ou ne pas faire au vu de ses compétences, lèvent un certain nombre de tabous, tel que la nécessité de définir ses frontières, et réfléchissent au rôle qu'elle devrait être amenée à jouer dans le monde du XXIe siècle.

Michel Rocard, député européen, ancien Premier ministre, et Nicole Gnesotto, professeur titulaire de la chaire sur l'Union européenne au Conservatoire national des arts et des métiers et ancienne directrice de l'Institut d'études et de sécurité de l'Union européenne, rassemblent ici de grands connaisseurs et praticiens de l'Europe, dont la diversité des parcours, des nationalités et des sensibilités constitue une richesse de l'ouvrage. Celui-ci est d'ailleurs dédié à Bronislaw Geremek, dont il publie le dernier texte sur l'Europe. Ce recueil d'analyses thématiques propose un débat qui n'est donc pas univoque, mais résolument source d'inspirations et de propositions.


Une Europe en trompe l'œil, source d'incompréhension et de frustrations.

Notre Europe apporte d'ores et déjà des analyses intéressantes sur le désintérêt des citoyens européens et les critiques, souvent paradoxales, qu'elle suscite: l'Union serait trop présente pour les uns, impuissante pour les autres, tantôt un cheval de Troie d'un modèle trop interventionniste, tantôt un amplificateur des excès du capitalisme. Ces récriminations sont expliquées par deux phénomènes: la mauvaise foi des États membres et un net décalage entre l'offre et la demande de politiques européennes. Est ainsi entretenue, selon les mots de Jean Quatremer,  "une Europe en trompe-l'oeil", génératrice de frustrations et d'apathie électorale.

La première partie du livre vise ainsi à faire un portrait plus réaliste de l'Union à partir du quotidien des citoyens. Cet état des lieux critique s'avère fort utile, car, comme le rappelle Jean-Pierre Jouyet qui a relevé le défi de décrire ce qu'aurait été l'Europe sans Union : "l'Europe est tellement là, qu'on ne la voit plus". Les auteurs reviennent ainsi sur ses grands apports: le dépassement d'inimitiés séculaires, un espace économique renforcé par l'euro, la possibilité de lutter au nom du principe tant décrié de la "concurrence libre et non faussée" contre les abus de position dominante et les monopoles, ou encore le nivellement par le haut des régulations environnementales.  

Analysant l'image plus sombre perçue par les citoyens, ces auteurs démontrent que la logique d'imputation, omniprésente dans les discours politiques et médiatiques nationaux, d'un grand nombre de décisions polémiques des États membres ou de dysfonctionnements systémiques à l'Union  alimente le mythe d'un "super État bruxellois". Celui-ci est pourtant démenti par le droit et la pratique.  La Commission ne disposant que des compétences d'attribution, "la désignation des textes auxquels la méthode communautaire s'applique est faite de façon intergouvernementale"   .  De plus, si  Jacques Delors avait prévu en 1987 que 60% des lois serait d'origine européenne à la fin des années quatre-vingt dix   , Jean Quatremer nous rappelle que l'Union en est encore loin: seulement 25% des lois adoptées en France étaient d'origine communautaire en 2007.

 



Les analyses limpides de Michel Rocard et de David Cohn-Bendit remontent utilement à la source de l'assimilation du projet du marché commun à "un accélérateur [...] d'une globalisation chaotique", soit l'adoption par la majorité des États européens du paradigme économique préconisant un recul de l'intervention étatique et l'affaiblissement des stabilisateurs du marché   , soutien de la demande ou sécurité sociale, au nom de son équilibre optimal. Cette réflexion amène un constat partagé par de nombreux auteurs: le malaise actuel de l'Europe s'explique en partie par le caractère bancal de la construction européenne. Ce déséquilibre entre une forte intégration négative, se traduisant par la suppression des barrières aux échanges, et une faible intégration positive, les politiques sociales et de l'emploi demeurant nationales, se retrouve en effet entre le caractère fédéral de l'union monétaire et celui embryonnaire de l'union économique   , entre la disparition des frontières dans l'espace de Schengen et le manque de coordination des politiques d'immigration et de sécurité. Ce statu quo est non seulement source d'incompréhensions et d'insatisfactions pour le citoyen, mais aussi, pour Jean Quatremer, lourd de danger: "une construction peut-elle demeurer longtemps inachevée sans s'éroder au fil du temps? Peut-on imaginer que le marché unique survive aux tensions engendrées par des politiques sociales et fiscales contradictoires?"

Les analyses montrent en effet à juste titre que l'Europe n'agit pas là où les citoyens l'attendent le plus. Faisant écho à l'euro-baromètre, elles soulignent l'existence d'une demande d'Europe pour faire face aux défis collectifs: l'insécurité, problématiques migratoires, écologiques, énergétiques, sociales, la solidarité avec les régions les plus pauvres, la PESC et la politique de défense. Or les secteurs de l'agriculture, de la pêche et de l'intégration économique représentant toujours 40% de la production législative. Une nuance pourrait être apportée avec la  récente étude de Renaud Dehousse   : les cinq priorités actuelles de la Commission, la sécurité, l'immigration, l'environnement, les questions énergétiques et les politiques sociales, répondent davantage aux attentes des Européens. Encore faudrait-il que les États adoptent ses propositions. Si l'Europe demeure, selon les mots de Delors, "une Ferrari avec un moteur deux CV", les citoyens attendent donc qu'elle puisse passer à la vitesse supérieure dans un certain nombre de domaines clés pour leur avenir.  Les auteurs plaident à l'unanimité pour un changement de méthode, de concept et de contenu de l'intégration pour que l'Europe se rapproche enfin des citoyens et trouve un nouveau souffle dans le développement de nouvelles politiques. Cet ouvrage constitue également un corpus dense et intéressant de propositions concrètes pour relancer la construction européenne.



Un nouveau souffle pour le projet européen : relever les défis collectifs, répondre aux attentes des citoyens

On ne peut que constater la pertinence d'un certain nombre de ces recommandations au vu de la crise actuelle et du débat sur la nécessité de renforcer les stabilisateurs de marché naguère délaissés. Le principal message des auteurs porte sur deux enjeux majeurs pour la place de l'Europe dans la mondialisation: la préservation de son modèle social et le développement d'une nouvelle valeur ajoutée dans la troisième révolution industrielle, celle de la connaissance et des hautes technologies. Wim Van Velzen plaide ainsi pour le développement d'une Europe sociale, via l'élaboration de cadres communautaires, pour fixer des normes minimales salariales, voire définir un concept d'État providence européen. Philippe Busquin, ancien commissaire européen de la Recherche, fait pour sa part un certain nombre de propositions intéressantes pour une Europe "au service de l'excellence": la mise en place accélérée de l'Espace Européen de la Recherche (EEE) et de la liberté de la connaissance, l'adoption d'un brevet européen et une meilleure intégration du triangle de la connaissance via des plates-formes de recherche européenne et les aides publiques à l'innovation.

 



Laurence Tubiana rappelle que la construction d'une société sans carbone constitue également une manne de croissance et que les pouvoirs publics devraient donner des signaux de longs termes aux investisseurs. Les défis environnementaux et énergétiques supposent de changer le paradigme reposant sur une énergie abondante et à bas coût, conduisant à privilégier la privatisation et la libéralisation du secteur énergétique. M. Bitterlich souligne également la nécessité de multiplier les connexions transnationales et de réfléchir aux modalités de gestion de la chaîne énergétique à l'échelle européenne. Plus d'ambition et de coopération, tel est le message que l'on retrouve également sur la politique de sécurité, notamment pour Europol et Eurojust.



Une puissance normative et politique pour une "Europe acteur du monde"

Si la troisième partie de l'ouvrage est entièrement dédiée au rôle de l'Europe dans le monde, c'est parce que les auteurs y voient non seulement un nouveau souffle pour le projet européen mais aussi un moyen de préserver le mode de vie des Européens. Ceux-ci se montrent d'ailleurs fort préoccupés par l'avenir d'une Europe vieillissante, ne comptant que 4% de la population mondiale d'ici 2100, dans un contexte de géopolitisation accrue des relations internationales. 

Un retour utile est fait sur la notion, encore polémique, de puissance européenne. Antinomique avec le projet originel prônant une logique de coopération pour les uns, synonyme de frictions avec l'OTAN pour d'autres, elle réveille en France un rapport névrotique à l'Europe, à la fois extension potentielle de la grandeur française et menace pour la souveraineté nationale. Ceci dit, les auteurs rappellent que, les critères de puissance s'étant élargis au pouvoir d'attraction et d'influence ou soft power selon la terminologie de Nye, l'Europe s'affirme bel et bien par sa puissance économique et normative   . Son attractivité repose tant sur son grand marché que sur son modèle de régulation par le droit et de société cosmopolite, dont la culture de tolérance et de partage du pouvoir sont l'expression des principes de solidarité et de coresponsabilité. Or Michel Rocard le martèle: "Il n'y a pas d'autre problème que l'organisation socio-économique de l'humanité, le respect des identités culturelles et nationales étant la clé de cette recherche d'harmonie. [...] La bataille à venir est immanquable, elle portera sur la régulation, elle sera technique et politique." Les auteurs voient unanimement l'avenir de l'Europe se jouer dans sa capacité à, selon les termes de M. Védrine, "s'imposer comme un pôle régulateur de la mondialisation sauvage". Elle devrait ainsi suggérer de nouvelles politiques de solidarité à l'échelle européenne et mondiale, assurant la sécurité énergétique comme la sécurité sociale, rester à l'avant-garde dans négociations environnementales et promouvoir un nouveau Bretton Woods ouvert aux pays émergents.

Le débat sur une Europe de la défense, moins consensuel, n'est pas pour autant écarté, mais recentré. Comme le rappelle Hubert Védrine, l'Europe n'a pas besoin d'être plus "défendue". Les auteurs encouragent  néanmoins le développement de la PESC pour deux raisons: la nécessité pour l'Europe d'assumer ses responsabilités en matière de sécurité internationale dans un monde instable, les capacités onusiennes et américaines se trouvant dépassées, et l'intérêt de promouvoir son approche sécuritaire face à la complexité des nouvelles menaces. Le travail d'harmonisation au sein la PESC devrait s'accompagner d'une refonte de l'alliance atlantique dans un rapport plus équilibré, les États Unis renonçant, selon les termes de M. Védrine, au "confort de l'hégémonie", les Européens à celui de "l'irresponsabilité".

 

 

L'ancien ministre souligne que le dilemme qui se poserait dans la réflexion sur la PESC entre Europe et Occident est stérile : L'Europe est l'Occident et peut d'ailleurs l'empêcher de sombrer dans un occidentalisme agressif alimenté par la rhétorique du choc des civilisations. Thierry de Montbrial démontre que l'Amérique ne doit pas diviser puisque sa culture et sa propension à la démesure, dont use sa puissance narrative, mettent davantage en relief ce qui unie les Européens et ce qu'ils peuvent apporter à l'alliance. Nicole Gnesotto souligne, pour sa part, l'influence incontestable de la stratégie européenne de sécurité de 2003, préconisant une gestion intégrée des crises usant d'une large gamme d'instruments civilo-militaires. L'auteur appelle dans cette perspective à "réconcilier la force et le droit, la puissance normative et la puissance politique, l'identité européenne et la solidarité occidentale."


Une fédération d'États-nations devant promouvoir une identité commune

L'ouvrage offre enfin des propositions sur l'Europe politique et ses méthodes. Faisant le deuil de l'Union souhaitée par les pères fondateurs et encourageant à accepter l'Europe telle qu'elle est, "une Fédération d'État nations", les auteurs démontrent que nation et Europe ne sont pas antinomiques. L'Union peut apporter une plus grande marge de manœuvre dans de nombreux domaines et par là même, on peut ajouter, une plus grande confiance dans l'action publique et allégeance à des valeurs communes. Que cela soit Charles Grant passant au crible l'euroscepticisme anglais, ou Nicolas Baverez analysant la schizophrénie française face à l'Europe, les auteurs plaident tour à tour pour un plus grand engagement des États dans une Union vecteur de leur modernisation.

Des divergences apparaissent sur le fonctionnement politique de l'Union. M. Bitterlich, ancien conseiller diplomatique et de sécurité auprès du chancelier Helmut Kohl, juge ainsi indispensable le rétablissement d'une bonne entente franco-allemande pour impulser une politique énergétique européenne ou une Europe de la défense et encourage le développement de cercles d'intégration différenciée, via des coopérations renforcées ou structurées - vision née en effet dans les milieux démocrates-chrétiens allemands. S'y opposent catégoriquement des auteurs tel que M. Geremek au nom du principe d'égalité des États membres. Alain Lamassoure identifie, pour sa part, dans une Europe élargie, source d'aspiration démocratique et confrontée à d'importants défis, le besoin d'un leader politique et voit dans le triumvirat de Lisbonne une solution nécessaire mais temporaire   .

Si l'ouvrage incite au volontarisme politique, il défend avec autant de vigueur "un appel au peuple". Est ainsi soulignée "l'inadéquation criante des instruments classiques cimentant une communauté politique", messages éducatifs et médiatiques demeurant peu européanisés. Bronislaw Geremek appelle dans un magnifique plaidoyer un travail sur une mémoire collective, condition de l'émergence d'une conscience européenne. D'intéressantes propositions sont avancées pour donner une place prioritaire à l'éducation et la citoyenneté européenne: la promotion d'une éducation partagée, confrontant des histoires différentes, assurant un niveau de connaissances commun aux citoyens de l'Union, l'extension d'Erasmus aux enseignants et professionnels en formation continue, ou encore le retour des symboles européens et une définition de la citoyenneté européenne non plus axée sur l'appartenance aux États membres mais sur la possession de droits et devoirs communs.

 



C'est finalement en œuvrant à l'émergence de cette conscience commune, que l'Europe abordera plus sereinement la question de son identité et par là même celle de son élargissement. Tel est le message qui ressort de cette réflexion collective au delà des divergences. Ce travail sur la citoyenneté européenne devrait développer une conscience partagée d'un projet commun et des valeurs européennes,  véritable socle de l'Union et premier critère d'adhésion. L'éclairage intéressant de Michel Fouchet sur l'enjeu de la définition des frontières de l'UE invite également à une prise de conscience identitaire européenne. Au delà de la promotion du meilleur vecteur de stabilisation ou d'une position focalisée sur l'adhésion aux valeurs, est mise en lumière une autre logique à l'œuvre dans l'élargissement: la visée géo-stratégique d'une pax euro-américana, expression de la politique américaine de containment, cherchant à ce que l'UE s'étende jusqu'à Russie. L'auteur plaide pour une vision plus géopolitique de l'UE ayant une ambition de puissance fondée sur la cohésion et l'autonomie de décision de ses acteurs et sur la base d'intérêts européens enfin explicités. Pour radicale qu'elle puisse paraître, cette thèse présente aussi l'intérêt de souligner le besoin d'une position européenne plus ouverte à l'égard de la Russie, à l'heure où les propositions de Medvedev, fondée sur une analyse proche de celle de Michel Fouchet, peinent à trouver une écoute.


Un ouvrage à lire avant les élections !

En définitive, ce recueil offre au lecteur un large tour d'horizon des principales questions que soulève le projet européen et s'attaque à nombreuses idées reçues. Ses articles combinent prises de position et clarté pédagogique, ce qui rend l'ouvrage intéressant tant pour les connaisseurs que les néophytes. En apportant des réponses à l'insatisfaction des Européens et en encourageant l'affirmation de l'Union comme pôle de régulation, cette réflexion s'avère qui plus est on ne peut plus d'actualité.  Voilà une Europe galvanisante à même de réconcilier le citoyen avec Bruxelles !

 

 

 

* À lire également sur Nonfiction :

 

- Alexandre Mirlesse, En attendant l'Europe (La Contre Allée), par Alina Girbea.

- L'entretien avec Alexandre Mirlesse, par Alina Girbea.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Eric L'Helgoualc'h.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Yves Bertoncini.