Alexandre Mirlesse est l'auteur d'un livre d'entretien sur l'Europe, intitulée En attendant l'Europe (La Contre Allée, 2009).
Nonfiction.fr : Pourquoi avez vous souhaité faire ce tour d’Europe pendant un an?
Alexandre Mirlesse : D’abord parce que j’appartiens à une famille vraiment "européenne" ! Avec un grand-père russe, une grand-mère italienne, des parents cosmopolites et des cousins dans presque chaque pays d’Europe, j’ai eu la chance d’entendre dès mon enfance d’autres langues et une autre histoire que celle qu’on m’enseignait à l’école française. Cette histoire familiale, j’ai souvent eu l’occasion de l’explorer pendant mon voyage : par exemple à Lodz, où mes ancêtres allemands avaient créé un empire industriel détruit par la crise de 1929 ; ou dans le cimetière juif de Chisinau, où reposent plusieurs des treize frères et sœurs de mon arrière-grand-père, expulsé de Russie en 1905…
Mon éducation, au sens large, m’a donné le goût du voyage et une grande curiosité pour l’Europe – occidentale et orientale –, en particulier pour son histoire et sa littérature. C’est pourquoi je suis parti explorer l’Europe, seul ou avec quelques amis, dès que j’en ai eu l’occasion. Je l’ai fait après mon bac, en 2003, puis après le concours de la rue d’Ulm en 2005 ; en 2006, j’ai même passé un semestre d’échange à Vienne. Chaque voyage apportait son lot de découvertes : la fête berlinoise, la Mitteleuropa et son passé impérial, la mosaïque des Balkans… et, à chaque fois, je sentais qu’il fallait "y revenir" pour plus longtemps.
Ce qui m’a décidé à faire le pas, à partir pendant un an, c’est le travail passionnant que j’ai commencé à l’été 2006 en rejoignant Notre Europe, le groupe de recherche dirigé par Jacques Delors. C’était l’époque, de la "pause de réflexion" qui a suivi le rejet de la Constitution par les Français et les Néerlandais. Dans les milieux européens, on s’interrogeait sur le " sens perdu" de la construction européenne ; on débattait beaucoup de "l’identité européenne" et de l’avenir de la communauté. Pour renouveler ce débat dominé par les "experts" de l’Europe, nous avions décidé d’interroger des personnalités de tous horizons sur leur vision de l’Europe : des responsables politiques, mais surtout des intellectuels et des artistes, qui avaient été amenés par leurs origines, leur parcours ou leurs œuvres à s’interroger sur l’Europe. Cette forme d’enquête "à hauteur d’homme" m’a plu ; très vite, j’ai compris que ce serait le fil conducteur de mon voyage.
Nonfiction.fr : Avez-vous découvert pendant votre voyage le fil rouge de l’identité européenne ?
Alexandre Mirlesse : Absolument ! Ce fil rouge, c’est un certain inconfort intellectuel. Je dois vous faire une confidence : je suis très mal à l’aise avec le concept d’"identité européenne". Pour moi, c’est au mieux un oxymore, une contradiction dans les termes ; au pire, une machine de guerre théorique pour justifier le rejet de l’autre. Malheureusement, c’est aussi une expression très répandue ; dans la conversation courante, on n’a pas d’autre choix que de l’employer. Mais si vous lisez mes entretiens, vous verrez que ce terme – qui sert pourtant de fil rouge à l’enquête – est très vite escamoté. D’autres mots s’y substituent : "sentiment européen", "langue commune", "appartenance"...
À la fin de mon livre, vous pouvez d’ailleurs lire le témoignage de l’anthropologue turque Nilüfer Göle, spécialiste des rapports entre l’Islam et la modernité occidentale. Elle a au sujet de l’ "identité européenne" une réflexion que je trouve définitive : "La notion d’identité", me dit-elle, "n’est légitime que dans le cas des identités bafouées : Kurdes, Bretons ou féministes… Mais pour l’Europe ou pour l’Islam, cette étape est révolue. Quand les musulmans parlent de leur identité opprimée, cela n’est plus d’actualité ; quant à l’ "identité européenne", c’est un aveu de faiblesse qui révèle l’incapacité des Européens à se penser comme divers."
Dans ma propre démarche intellectuelle, j’ai très vite pris mes distances avec ce concept. Au contraire, j’ai essayé d’interroger mes interlocuteurs sur l’Europe à partir de leur expérience. "Quand avez-vous commencé à vous sentir européen ?" ; "Y a-t-il un lieu dans votre ville qui vous évoque l’Europe ?" ; "En quoi votre livre, votre film, votre théâtre… est-il ‘européen’ ? »… Avec des questions de ce genre, je les ai invités à penser l’Europe par métaphores, par récits interposés ; à aller, en somme, du particulier au général.
Prenez l’entretien avec Bogdan Bogdanovic, l’architecte qui a construit pour Tito presque tous les monuments aux morts de l’ex-Yougoslavie. C’est l’un de mes passages préférés, surtout lorsqu’il décrit la difficulté à Incarner dans un même monument les mémoires conflictuelles de six peuples, qui s’étaient battus entre eux, et les solutions qu’il a trouvées pour le faire malgré tout. Le mot "Europe" n’est pas prononcé – et pourtant, c’est vraiment à travers un témoignage comme le sien que se révèlent les failles de la mémoire européenne.
Nonfiction.fr : On a justement l’impression en lisant votre livre que vous avez cherché à interroger des personnes, comme M. Bogdanovic, qui viennent de la périphérie de l’Europe. Pourquoi ce choix ?
Alexandre Mirlesse : D’abord, tout bêtement, parce que ces personnes-là, ne faisaient pas de difficultés pour me recevoir ! Lorsque je suis allé à Minsk, à Belgrade ou à Tallinn, j’étais accueilli avec bienveillance, voire avec enthousiasme ; mes interlocuteurs étaient curieux de savoir ce qui m’amenait à venir de si loin pour les interroger sur l’Europe. Du coup, les entretiens étaient beaucoup plus intéressants, beaucoup plus personnels et riches qu’avec des intellectuels du "centre" occidental de l’Europe, souvent lassés par le débat européen – ou peut-être trop occupés pour recevoir un jeune étudiant au projet d’études peu orthodoxe.
Il y a une différence plus profonde entre le centre et les périphéries de l’Europe : c’est que la question européenne ne se pose pas partout avec la même acuité. Comme me l’a joliment dit le poète biélorusse Adam Globus, "penser l’Europe, c’est comme dessiner une carte : on commence par les contours. C’est aux confins de l’Europe qu’il y a de la tension : c’est là que la main tremble, c’est là qu’on se corrige tout le temps". Je suis de son avis : il me semble qu’il faut étudier la question de l’Europe avant tout là où elle se pose de façon existentielle – dans les zones d’ "entre-deux", où les appartenances sont multiples et les frontières incertaines. Tous les grands problèmes de l’Europe s’y retrouvent souvent à une échelle réduite. Ce n’est pas un hasard si les pères fondateurs de l’Europe – en particulier Schumann, Adenauer et de Gasperi – étaient issus de ces terres de confins (la Lorraine, la Rhénanie, le Trentin), dont le destin est intrinsèquement lié à celui de l’Europe.
Enfin, j’ai pris le parti de faire entendre dans ce livre des points de vue méconnus en France, en particulier ceux des pays de l’Est, dont l’entrée dans l’UE n’a pas été appréciée à sa juste valeur. Mon livre contient six témoignages d’Europe occidentale et six autres d’Europe orientale : je tenais beaucoup à cet équilibre, qui permet de placer ce qu’on appelait encore récemment "l’autre Europe" sur un pied d’égalité avec l’Ouest.
Nonfiction.fr : En parlant du titre : y a-t-il un lien avec la pièce de Beckett, En attendant Godot ? Est-ce qu’on attend en vain l’Europe puisqu’elle ne viendra jamais ?
Alexandre Mirlesse : D’abord, on n’est pas sûr que Godot ne viendra jamais ! Beckett disait à propos de sa pièce : "je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas s’il existe"… ce qui n’exclut rien. Comme Godot, l’Europe est avant tout un personnage mythique ; la comparaison n’est pas si absurde.
Avec ce titre, je voulais surtout exprimer l’idée d’attente. C’est une idée riche : elle exprime à la fois l’impatience et la mélancolie. Nous attendons tous quelque chose de l’Europe, mais beaucoup d’entre nous attendent aussi de la voir s’accomplir… c’est sans doute dans les pays qui ne sont pas encore membres de l’UE que l’Europe est la plus "attendue".
L’attente, c’est aussi le moment de la réflexion, de la méditation – celle du passager qui attend son train dans une gare, et s’interroge sur sa destination finale ; c’est enfin et surtout un moment de de mise à l’épreuve. Vous connaissez sans doute les Fragments d’un discours amoureux de Barthes ? Vers le début, on trouve un petit chapitre consacré à l’attente de l’amoureux qui a rendez-vous au café. Privé de sa bien-aimée, il passe par toutes sortes d’états d’âme : viendra-t-elle ? Existe-t-elle même ? On peut aussi se poser ces questions au sujet de l’Europe. Au fond, il n’y a que la frustration, ou l’attente, qui nous pousse à réfléchir à ce qui nous est cher.
En réalité, peut-être que j’ai voulu écrire un livre "amoureux" sur l’Europe …
Nonfiction.fr : Pourquoi avoir réuni dans ce livre des témoignages d’hommes politiques comme Jacques Delors avec ceux d’intellectuels et d’artistes ?
Alexandre Mirlesse : Parce que je suis convaincu qu’ils ont besoin les uns des autres, et que leur dialogue est insuffisant dans l’Europe actuelle. Il existait au début de la construction européenne une symbiose entre les intellectuels, les "forces vives" de la société et les hommes politiques – pensez au Congrès de la Haye – qui est aujourd’hui perdue : ce livre est une petite tentative de les confronter les uns aux autres, au fil des entretiens Les responsables politiques ont besoin d’intellectuels qui les interrogent sur les buts ultimes de leurs actions, qui critiquent leurs décisions et les aident à en apercevoir les conséquences ; mais les intellectuels ont aussi besoin que des dirigeants les rappellent à la réalité des rapports politiques, et leur posent la question du "comment faire ?"
* À lire également sur Nonfiction :
- Alexandre Mirlesse, En attendant l'Europe (La Contre Allée), par Alina Girbea.
- Michel Rocard et Nicole Gnesotto, Notre Europe (Robert Laffont), par Mathilde Bouyé.
- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Eric L'Helgoualc'h.
- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Yves Bertoncini.