Les années 1940 fondent l’Afrique d’aujourd’hui : le point de vue d’un grand historien sur les continuités/discontinuités entre la période coloniale et postcoloniale.

Les synthèses consacrées à l’histoire africaine demeurent encore peu nombreuses, surtout celles qui se distinguent par leur solidité et leur clarté. L’ouvrage de Frederick Cooper en fait partie et l’on ne peut que se réjouir de sa parution en français, six ans après l’édition anglaise. Il commence et se termine par l’évocation de deux évènements majeurs – et fortement médiatisés – de l’histoire récente de l’Afrique : le drame du génocide rwandais, et les premières élections en Afrique du Sud, qui se sont tous les deux déroulés en 1994. D’entrée de jeu, Cooper met ainsi en évidence deux aspects antinomiques de l’évolution politique et sociale du continent, deux images de l’Afrique qui nous interdisent d’opter résolument pour un optimisme béat ou un pessimisme irréductible lorsqu’il s’agit de penser son présent et son avenir à la lumière de son histoire.


Une sociologie historique de l’impérialisme colonial en Afrique

Dans son analyse de la situation coloniale en Afrique, Cooper n’opte pas dogmatiquement entre une approche "par le haut" ou "par le bas"   . En d’autres termes, son propos considère aussi bien les élites africaines et leurs rapports avec les tenants de l’impérialisme européen que les trajectoires des "gens du commun" dont il souligne la diversité. À cet égard, l’auteur rappelle la multiplicité et la complexité des intrigues de l’histoire du continent après la Seconde Guerre mondiale, une période, écrit-il, dont la particularité est "le nombre de choses qui semblaient possibles" (p. 63).

Ce propos apparemment banal revient au fond à rappeler le caractère fondateur des années 1940 dans la formation des États africains contemporains mais aussi la part active jouée par la majorité des "(ex-)sujets" de l’impérialisme occidental dans les recompositions sociales et économiques qui voient le jour à ce moment-là. Cooper insiste avec force sur certains aspects de la sociologie du moment colonial peut-être moins bien perçus par l’historiographie francophone qu’anglophone : les rapports entre les milieux urbains et ruraux ; l’intensification des courants migratoires internes au continent ; une approche fondée sur la gender history ("histoire des genres") qui met en lumière le rôle remarquable joué par les femmes dans la formation des mouvements nationalistes ou dans le soutien apporté à l’économie locale et domestique.



Enfin, la question de l’intensification des demandes de libéralisation de la vie politique en Afrique coloniale est abordée. L’analyse proposée par Cooper met en relation l’évolution institutionnelle des régimes impériaux (réformes sociales et politiques entreprises par les métropoles, question de la citoyenneté française, problèmes liés à l’accès au domaine foncier et à l’égalité des droits en matière de travail, etc.) avec les stratégies engagées par les "masses" afin de desserrer l’étau des tutelles coloniales. Les résistances opposées à ces dernières sont analysées dans toutes leurs composantes (syndicalisme, mouvement des sectes religieuses et des Églises, manifestations, grèves générales, émeutes, etc.). L’auteur montre la grande difficulté de la mise en place d’un "impérialisme modernisateur" visant à satisfaire partiellement les demandes de justice sociale exprimées par les populations colonisées.

La question de la présence de colonies de peuplement européen et de la défense de leurs intérêts particuliers face aux velléités réformistes du pouvoir colonial d’après-guerre sont bien mises en lumière ; elles l’ont été notamment à travers l’exemple du Kenya, bien connu des historiens anglo-saxons, et des difficultés pour l’administration britannique d’établir un point d’équilibre entre la volonté de la part des colons occidentaux d’obtenir le statu quo en matière sociale, politique et économique, et les demandes de plus en plus pressantes exprimées parfois violemment à l’image de la révolte des Kikuyu dite "Mau Mau"   qui secoue brutalement le Kenya, essentiellement à partir de 1952   . Celle-ci est moins vue par Cooper comme un mouvement remettant fondamentalement en cause l’impérialisme britannique que le rejet d’un État colonial "modernisateur" et "développementaliste". 


L’"État garde-barrière" ou les multiples causes des situations de "sous-développement" en Afrique

Pour l’historien américain, les forces qui ont soutenu l’émergence d’un nationalisme émancipateur en Afrique coloniale ont pu constituer des foyers de contestation ; autant de forces centrifuges à l’égard des États postcoloniaux qui ont, par certains aspects, perpétué le modèle de l’État colonial développementaliste de l’après-guerre, qui postulait que seul l’État et les élites étaient en mesure d’assurer le bonheur et l’épanouissement de la société.

Le projet de l’État développementaliste peut passer au départ pour généreux : il vise à l’amélioration des conditions de vie des Africains devenus formellement indépendants, notamment par l’accroissement de la productivité dans le cadre d’un système de traite économique (ou de dépendance à l’égard des pays "du Nord") maintenu dans les faits, mais aussi par une amélioration des systèmes de santé, un développement du secteur éducatif ou un effort en matière d’infrastructures de (télé)communication.

La période de sortie des tutelles coloniales a été source de multiples espoirs, largement partagés par la plupart des Africains dans les années 1960. Cooper rappelle à quel point ces derniers ont pu être déçus une fois l’indépendance acquise. Pour l’historien, "l'ironie de la période 1960-1973 est que les régimes postcoloniaux, tout absorbés par l'établissement de l'autonomie de la nation, renforcèrent la dépendance de leurs économies vis-à-vis de l'extérieur, comme à l'époque coloniale" (p. 41), nous interrogeant ainsi implicitement sur le sens d’une "indépendance" partiellement conquise seulement.



Par ailleurs, les principaux acteurs du développement économique (les agriculteurs, les petits commerçants etc.) n’étaient plus vus par les élites au pouvoir comme des soutiens dans l’effort de décolonisation politique et économique, mais comme des éléments devant être replacés par la force dans le champ de contrôle des États en formation. Cooper estime ainsi que "les dirigeants africains voulaient un secteur agricole économiquement fort et politiquement faible", ce qui expliquerait "en partie certaines tendances apparemment autodestructrices des ères coloniales et postcoloniales" (p.146).

D’une certaine façon, Cooper rappelle quel est le poids des déficiences des États dans la situation de dégradation des économies nationales, observable essentiellement dans les années 1970 et 1980. Le Fonds monétaire international (F.M.I.)   a incontestablement contribué à réduire la marge d’intervention des États en matière économique. Mais l’instauration de régimes autoritaires, reposant sur le clientélisme et le détournement des richesses nationales dégagées par le garde-barrière qu’il est (cf. les ressources générées aux frontières par l’entrée et la sortie des marchandises, le contrôle relatif des flux migratoires, etc.), ont sans doute également conduit à un appauvrissement quasi généralisé des populations africaines, qui finissaient par remettre en cause le paradigme de la "modernité" sur lequel les régimes postcoloniaux – tout comme leurs prédécesseurs coloniaux – s’appuyaient pour renforcer leur légitimité.


La sortie de l’ornière coloniale : un pari relevé ?


À travers une série d’études de cas consacrées au Ghana ou à la Tanzanie par exemple, Cooper montre la multiplicité des trajectoires politiques des États africains et leurs difficultés à jouer leur rôle de "garde-barrière". Plus particulièrement, l’auteur rappelle les continuités qui s’offrent avec les États coloniaux : permanence de certaines institutions (bureaucratie, armée, poste…), stabilité des frontières ou reprise du projet étatiste colonial de développement.

Cependant, Cooper insiste sur la spécificité des régimes postcoloniaux et leur historicité propre. Au moment des indépendances, l’heure est à la formation – autoritaire – de la nation ainsi qu’à l’appel à l’unité. Ce programme se traduit essentiellement par un "contrôle sans partage" exercé par les États et qui se solde par des dérives qui conduisent ses agents à étouffer tout foyer de contestation. Sur le plan économique, à défaut d’être en capacité de concurrencer les économies occidentales, les dirigeants des États africains ont pu être tentés de contrôler "l'accès de leurs citoyens aux richesses extérieures et se constituer eux-mêmes des niches extrêmement rentables" (p.232.).

Tout ceci a contribué à nourrir un certain nombre de clichés qui peuplent encore largement l’imaginaire des sociétés occidentales à l’égard du continent africain : celui d’une zone d’instabilité politique chronique, quasiment atavique ; de régimes autoritaires particulièrement caricaturaux à l’exemple du Zaïre de Mobutu ; un espace de gaspillage des ressources et de corruption généralisée ; pis, encore, de graves conflits dits "ethniques", et parfois de massacres, à l’image de celui des Tutsi du Rwanda en 1994.



Cependant, Cooper ne verse pas dans l’afro-pessimisme. À la fin de son ouvrage, celui-ci souligne en effet la richesse de la culture populaire et des formes de relations sociales établies en marge des États par les populations africaines, qui contribuent notamment à exercer une forme d’opposition politique par les marges, y compris là où les régimes sont les plus autoritaires.

Tout ceci fait la richesse de l’ouvrage de Cooper qui aurait cependant gagné à traiter un peu plus les espaces impériaux non-anglophones, et surtout à s’ouvrir sur l’Afrique du Nord qui, malgré la promesse du titre, reste largement ignorée