Trois scénarios pour une Europe à la croisée des chemins.

Haut fonctionnaire, membre du Parti socialiste, Olivier Ferrand est une voix émergente dans le débat public français. À la tête de l'association Terra Nova, fondée en mai 2008, il porte l'ambition de doter la gauche réformiste d'idées nouvelles susceptibles de favoriser son retour au pouvoir. À quelques semaines des élections européennes, il publie un court essai, L'Europe contre l'Europe, qui propose des lignes directrices sur l'Europe à une gauche encore sonnée par le référendum de 2005.

La thèse de cet ouvrage est simple : les ingrédients qui ont fait le succès de la construction européenne jusqu'au début des années 90 sont ceux qui empêchent aujourd'hui tout progrès démocratique et social de l'Europe. La méthode fonctionnaliste des Pères fondateurs, sorte de dirigisme technocratique oeuvrant en faveur d'un fédéralisme masqué, a porté ses fruits dès lors qu'il s'agissait de construire le marché intérieur. Mais cette façon de faire empêcherait désormais le passage à une Europe pleinement démocratique, en se révélant incapable – voire en bloquant sciemment – toute avancée de type fédéraliste, que l'auteur appelle de ses vœux.

Symbole de ce blocage : la Commission européenne, accusée de défendre jalousement son statut d'autorité indépendante alors qu'elle devrait revendiquer un rôle de gouvernement européen, issu de la majorité au Parlement. En outre, la libéralisation économique opérée sur la base du programme fixé par les traités originels serait en train de détruire les fondements du "modèle social européen", en organisant la concurrence fiscale et sociale entre les États.

La première partie du livre, entièrement consacrée à ce constat amer, amène deux critiques. La première, c'est qu'Olivier Ferrand tend à surévaluer le saut fédéral qu'aurait représenté l'adoption du  Traité constitutionnel   , présenté comme une occasion manquée de faire basculer l'Union vers une Europe politique. Ce texte renforçait en effet certains aspects fédéraux du projet européen. Mais dans le même temps, il entérinait un certain nombre d'orientations intergouvernementales : désignation d'un président du Conseil européen, unanimité des États membres requise pour réviser le traité, maintien de mécanismes intergouvernementaux pour des pans essentiels de la politique européenne, etc.

Deuxième point légèrement polémique, lorsque l'auteur défend fermement l'idée selon laquelle il existerait un modèle de société européen qui distingue l'Europe du reste du monde. Un modèle qu'il qualifie de "social-démocrate" et dont le socle serait l'État-providence. Malgré toutes les précautions que prend Olivier Ferrand avec ce concept, on pourrait certainement discuter longuement de sa pertinence.

Ce sont là des détails, car l'intérêt de L'Europe contre l'Europe ne repose pas tant dans le constat qu'il dresse, que dans sa volonté d'envisager les moyens de remédier aux blocages actuels pour parvenir à une Europe plus politique, qui tiendrait davantage compte des enjeux démocratique et sociaux. Et là, il faut bien dire que les choses s'annoncent compliquées, comme le reconnaît lui-même Olivier Ferrand.

 



Le président de Terra Nova entrevoit trois scénarios pour l'Europe de demain. Le plus probable à ses yeux, c'est celui du statu quo. Devant le manque de volonté politique des États membres et la perte d'enthousiasme des proeuropéens historiques, l'Union européenne demeurerait ad vitam aeternam dans une sorte d'entre-deux entre le simple marché et l'entité politique pleinement intégrée. Une situation jugée insatisfaisante, qui porte le risque d'un détricotage déjà à l'œuvre des modèles sociaux nationaux et, à terme, d'une sortie de l'Histoire.

Deuxième piste, assez incertaine : l'Europe renoncerait à son approfondissement politique et accepterait de s'élargir indéfiniment, pour faire profiter ses voisins plus ou moins proches des avantages de la paix, du grand marché et de la stabilité démocratique. Cette orientation défendue par Michel Rocard évoque également le "rêve du Bosphore" de Daniel Cohn-Bendit, dans sa volonté de bâtir un pont entre la sphère occidentale et le monde musulman.

Enfin, le troisième scénario, qui a de loin la préférence de l'auteur, est aussi le moins probable à ses yeux   : c'est celui de l'Europe fédérale. Au vu des blocages persistants du côté des États membres et de la Commission, une telle orientation ne pourrait désormais venir que du Parlement européen. Olivier Ferrand encourage le Parlement, une institution aux pouvoirs croissants, désignée au suffrage universel par l'ensemble des citoyens européens   , à assumer sa stature politique en effectuant une sorte de "coup d'État" pour faire changer l'Europe de l'intérieur. Comment ? En imposant aux États que le Président de la Commission porte les couleurs de la majorité parlementaire issue des élections européennes. La suite du putsch n'est pas vraiment décrite. C'est un peu la faiblesse de ce scénario.

Passe encore pour la nomination du président de la Commission en fonction des résultats des élections européennes, ce qui est d'ailleurs prévu dans le Traité de Lisbonne. Mais on imagine mal l'ensemble des États membres se plier à la "volonté souveraine" des eurodéputés pour accepter de se soumettre à des orientations générales décidées par un parlement supranational. Sérieux bras de fer en perspective... En tout cas, cette discussion théorique a de quoi nourrir le débat pendant quelques années encore, car les partis européens – à commencer par le PSE – ne semblent pas en mesure de proposer un candidat alternatif à José Manuel Barroso pour la prochaine mandature. Mais qui sait ce qui se passerait si le PPE n'était pas majoritaire le 8 juin prochain ?

Sur ce point, on ne reprochera pas à Olivier Ferrand son optimisme tempéré, tant son essai rompt avec un certain angélisme de mise à gauche lors de chaque rendez-vous électoral ("demain l'Europe sociale"). Clairement, le référendum de 2005 est passé par là. Un tel ouvrage, de la part d'un représentant éminent de l'aile sociale-démocrate du PS, traduit la prise en compte explicite du fait que la construction européenne telle qu'elle se déroule est problématique au regard de certaines orientations socialistes.

 



Cette prise de conscience post-référendaire donne parfois à Olivier Ferrand l'accent des "nonistes" qu'il a jadis combattus. C'est le cas lorsqu'il dénonce l'absurdité de décisions prises par les fonctionnaires européens dans l'installation d'une ligne haute tension entre la France et l'Espagne ou lorsqu'il condamne la libéralisation des services postaux, en s'appuyant sur son expérience de candidat aux législatives dans les Pyrénées-Orientales. On croirait presque lire un Saint Paul frappé par la lumière divine sur la route de Perpignan. 

Mais contrairement à beaucoup de représentants de la "gauche du non", Olivier Ferrand reste convaincu que l'Europe n'est pas génétiquement ultralibérale, ni anti-démocratique par essence. Que l'on peut faire avancer les choses à traités constants, à condition d'en avoir la volonté politique. Même si les chances de succès s'avèrent extrêmement réduites. Un volontarisme teinté de réalisme, en somme

 

* À lire également sur Nonfiction :

 

- Alexandre Mirlesse, En attendant l'Europe (La Contre Allée), par Alina Girbea.

- L'entretien avec Alexandre Mirlesse, par Alina Girbea.

- Michel Rocard et Nicole Gnesotto, Notre Europe (Robert Laffont), par Mathilde Bouyé.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Yves Bertoncini.