En analysant la résurgence de catastrophes et le retournement de la modernité contre elle-même, J.-P. Dupuy décèle le retour de la transcendance et du sacré.
Il est difficile de rendre compte de cet ouvrage qui, disons-le d’emblée, n’est peut-être pas le meilleur de son auteur. L’œuvre multiforme de Jean-Pierre Dupuy a traversé plusieurs domaines : la critique des modes de production d’abord, où il s’est attaché, dans le sillage d’Ivan Illich et d’André Gorz, à mettre en évidence les phénomènes de contre-productivité qui surgissent au-delà d’un certain seuil, quand l’institution (l’école), ou l’outil (la voiture, le médicament, l’hôpital) cessent de servir, et se retournent contre leurs finalités déclarées, l’éducation, la mobilité ou la santé…
Aiguillonné par René Girard, Dupuy s’est ensuite consacré à de stimulantes analyses du nouage du nous rassemblées sous le paradigme de l’auto-organisation : pouvons-nous nous grouper et dire nous autrement que sous une transcendance, que le corps social, dans un même mouvement, à la fois expulse et méconnaît comme son œuvre propre ? La genèse (endogène) de la loi, de l’autorité, des dieux ou du symbolique en général n’oblige les hommes qu’à condition de leur revenir de l’extérieur, dans la méconnaissance ; et le phénomène du bouc émissaire illustre par excellence ce mécanisme par lequel nous séparons le mal du bien, ou un Autre de nous, en polarisant sur ce tiers exclu une violence qui éponge celle des hommes entre eux ; la paix se rétablit (pour un temps), et les sacrificateurs peuvent adorer comme un dieu bienfaisant le méchant diable qu’ils ont chargé de tous les péchés… L’extériorisation de la violence, son auto-transcendance et son retournement en instance pacificatrice offrent ainsi le paradigme de l’émergence d’un ordre symbolique en général : le bouc émissaire n’est pas seulement l’exemple premier de la substitution, donc de la fonction symbolique au sens large, mais cette genèse peut éclairer celles de la monnaie, des lois, du contrat social selon Rousseau, et tous les mécanismes par lesquels les hommes s’inventent un surplomb stabilisateur de leurs guerres et, accessoirement, de leur identité ou leur culture.
Après un stimulant détour par le carnaval et par la panique, qui exaspèrent nos "crises mimétiques", Dupuy a consacré plusieurs livres aux représentations des catastrophes, et aux façons de prévenir celles-ci par des annonces appropriées. Il revisite ces diverses problématiques dans La Marque du sacré, au fil de chapitres qui paraîtront décousus à qui ne connaît pas de longue date sa pensée. Les entretiens radiophoniques qu'il vient de donner à France-culture (chez Ali Baddou, puis Antoine Mercier pour parler de "la crise") risquent de décevoir le lecteur qui se précipitera sur ce livre : autant le propos oral de Dupuy semble facile à assimiler, autant cet ouvrage rebutera par sa construction disparate, et par une rédaction obscure ou sophistiquée à l’excès. Essayons cependant de tirer de cet ensemble touffu quelques fils.
La formule ou la définition générale du sacré d’abord : celui-ci correspond à la bonne violence institutionnelle qui régule de l’extérieur une mauvaise violence anarchique ; or ces deux violences sont de même origine, le mal est capable de s’auto-transcender ou de se contenir (aux deux sens souvent notés par Dupuy de ce verbe), à la façon dont la bombe nucléaire, à laquelle il consacre un chapitre, protège de la bombe.
L’urgence ensuite : le monde court à la catastrophe, "nous sommes entrés dans l’ère du sursis", notre suicide planétaire est programmé… Dupuy ne craint pas d’entonner les accents de Philippulus le prophète frappant sur son gong tandis que le bitume commence à coller aux chaussures (saisissante anticipation par Hergé du réchauffement climatique dans L’Étoile mystérieuse). Nous souffrons en effet d’impuissance à nous représenter les conséquences de nos actes. Soit la distinction de la poiesis (l’action de fabrication qui suit un plan et discerne clairement sa fin) et de la praxis (ce que nous faisons sans le savoir clairement, et dans l’ignorance des conséquences ou des sous-produits d’une première production) : la crise écologique dérive de cette deuxième catégorie, également illustrée par l’aviateur qui largue sa bombe sur Hiroshima (ou du stratège qui a pris cette décision), ou encore par Eichmann, le parfait bureaucrate ne voulant rien savoir du déroulement de ses ordres en aval…
Eichmann, nous rappelle Dupuy en citant la célèbre observation de Hannah Arendt, est un bon spécimen de la banalité du mal, ou plus précisément de notre "thoughtlessness", de l’indifférence ou absence de pensée appelées également négligence, qui tue beaucoup plus que la haine. Comme Eichmann nous peinons, et peinerons toujours plus dans ce monde d’une complexité grandissante, à réaliser les conséquences de nos décisions. "Je sais bien mais quand même…", nous ne croyons pas ce que nous savons ; la catastrophe est peu crédible, ou elle ne se laisse pas figurer, elle déborde le cadre de notre compétence narrative et de nos représentations ordinaires. D’où le mérite (et le succès) du film d’Al Gore, Une vérité qui dérange, qui sut mettre en images et pas seulement en chiffres quelques prévisions en effet difficiles à admettre. Contre l’optimisme scientiste qui veut apporter des remèdes techniques aux maux engendrés par la technique, Dupuy plaide pour un recadrage de notre culture, en direction de l’art, de la littérature ou de la figuration en général dans un monde asphyxié par une pensée trop exclusivement technique, économiste ou à court terme. En direction aussi de la religion et du sacré, qui traitaient traditionnellement des problèmes tels que l’angoisse, la souffrance ou la mort, où notre science médicale rencontre vite ses limites.
Notre rapport à la nature constitue une autre préoccupation centrale. Nous n’envisageons plus celle-ci comme transcendante, ou comme berceau nourricier (qui hiérarchiquement nous précède ou nous dépasse), mais plutôt comme un artefact corvéable à merci. La nature autrement dit n’est pas assez sacrée, ou extérieure à notre emprise (sacré désignant aussi ce qu’on ne peut manipuler à sa guise), nous y voyons une sorte de meccano relevant de modèles tirés de la machine ou de l’information, qui ne sont pas les meilleurs pour penser le vivant. Nous commettons envers la nature une classique erreur d’adresse logique en la traitant comme objet disponible, alors qu’elle est la condition de donation des objets en général ; comme Grock poussant le piano vers le tabouret, nous voulons rapprocher de nous la nature au lieu, comme y invitaient les stoïciens et toute la sagesse antique, de conformer à la nature nos volontés et nos désirs. Il convient certes de reconnaître les extraordinaires prouesses techniques réalisées depuis que Descartes et quelques autres ont nié que la Nature soit une déesse ! Mais les désastres écologiques annoncés témoignent qu’un seuil de renversement est atteint ; le rationalisme classique nous a appris à penser en connaissance de cause, il est urgent d’étendre notre raison à une meilleure connaissance des conséquences. Le désenchantement qui a fait œuvre bénéfique ne doit pas être prolongé à l’excès, il s’agit à présent de mieux reconnaître les degrés de transcendance et d’immanence de l’homme dans son milieu naturel et socio-technique – un environnement où, pas plus que l’âme dans le corps, nous ne sommes logés "comme un pilote en son navire".
Le monde moderne est né sur les décombres des systèmes symboliques traditionnels, accusés d’obscurantisme. Or le sacré veillait aussi sur le lien social, la souffrance et la mort. Il convient, comme fit Kant entre le savoir et la foi, de retracer le grand partage critique entre une opérabilité scientifico-technique et ce qui relève du sacré. C’est-à-dire de notre relation à une extériorité radicale. Dupuy consacre donc son enquête à relever les marques de cette extériorité (les "marques du sacré") dans des domaines aussi variés que le vote, la dissuasion nucléaire ou le chef d’œuvre d’Hitchcock, Vertigo (Sueurs froides). Ce qu’il tire de ce dernier à la fin de l’ouvrage me demeure inintelligible, et pourtant j’aime beaucoup ce film (sans l’avoir vu, comme Dupuy, plus de cinquante fois !). Sur le vote, pièce maîtresse de notre démocratie, on ne lira pas sans perplexité le laborieux chapitre où Dupuy prend l’exemple du duel Bush-Al Gore de novembre 2000 pour mettre en évidence (?) le rôle crucial du hasard, donc du sacré, si l’on considère le paradoxe de la situation faite à tout électeur : perdu dans la multitude, celui-ci sait que son bulletin n’a aucune chance de peser sur l’équilibre final des voix, donc que sa coopération est sans effet – et dans ses conditions pourquoi voter, n’est-il pas plus rationnel de s’abstenir ? La raison politique et le paradigme démocratique insistent sur notre autonomie, c’est-à-dire l’expulsion de toute autorité transcendante : nous croyons savoir que les hommes ne doivent leur organisation sociale qu’à eux-mêmes. Or une extériorité radicale fait retour sous l’espèce du hasard, inexpugnable des relations pragmatiques qui relient les sujets entre eux.
Dans quelques domaines voisins, ce que nous croyons maîtriser de même nous maîtrise : c’est ainsi que l’économie a envahi le champ des représentations modernes où elle n’a guère d’opposant (le darwinisme ou le freudisme font également appel à des schémas "économiques"). L’emprise de ce nouveau modèle se confond donc avec le désenchantement ou le retrait du sacré. Pourtant, la valeur marchande se fonde elle-même sur un calcul très opaque que nul ne peut anticiper, puisqu’elle résulte de la composition des mimétismes et des anticipations entre désirs croisés. La loi du marché est vécue par chaque opérateur comme transcendante ; et de même qu’un système hiérarchique (celui par exemple des castes) évitait que les désirs ne convergent et se heurtent trop durement, la loi d’airain du marché est invoquée comme un amortisseur social, en cas par exemple de licenciement : on le supporte avec moins de ressentiment que dans le cas d’une éviction ciblée et signée… (Doutons que les salariés acceptent encore longtemps ces incantations "sacrées" à la force des choses ou du système pour mieux les pressurer !)
En bref et sans entrer plus avant dans les méandres d’un livre tortueux, on comprendra en lisant Dupuy à quelle point la promesse ou la fausse bonne nouvelle de l’autonomie, leitmotiv de notre modernité, ne semble ni possible ni souhaitable : l’action humaine, dès qu’elle glisse de la sphère étroitement technique, appliquée à des objets, vers la sphère proprement pragmatique de ce que l’homme fait à l’homme, reconstitue de la transcendance, laquelle s’avère d’autant plus efficace qu’elle est vécue dans la méconnaissance. La question traitée par Spinoza du nœud gordien théologico-politique ressurgit : les hommes peuvent-ils faire lien et dire nous autrement que sous (un dieu, une idole ou une transcendance qu’ils érigent à leur insu) ?