Pendant longtemps, les anthropologues furent écrasés par la puissance totalisante de la théorie de la prohibition de l’inceste et de l’obligation de l’échange de Lévi-Strauss et le domaine des études sur la parenté fut, pour ainsi dire, passé de mode. À la faveur des apports des gender studies et de découvertes récentes faites par la discipline sur toutes les aires culturelles, il est possible aujourd’hui d’envisager de nouveaux développements et de nouvelles formalisations théoriques. Laurent Barry, anthropologue et chercheur au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France, fait partie de ceux qui participent activement à ce mouvement. À l’occasion de la récente publication de son ouvrage chez Gallimard sobrement intitulé La parenté, il s’est entretenu avec nonfiction.fr.


nonfiction.fr : Laurent Barry bonjour et merci infiniment d’avoir répondu positivement à notre sollicitation pour cet entretien. Pour commencer notre discussion, et en guise d’entrée en matière, serait-il possible que vous nous brossiez à grands traits les étapes importantes de la recherche sur la parenté en anthropologie jusqu’à maintenant ? Où est-on finalement aujourd’hui ? Quels sont les grands débats en cours ?

Laurent Barry : Un point intéressant tient au fait que depuis quelques années la balle a changé de camp. La critique radicale et le refus des grands modèles prônés par le postructuralisme dans les années 80 ont fait place à une relative accalmie. Dans le monde anglo-saxon même, où ces études avaient fortement pâti de la déconstruction conceptuelle conduite par Rodney Needham et surtout par David Schneider, certains anthropologues s’y intéressent à nouveau, et ce, d’un point de vue théorique. Ils affirment que le concept de "parenté" n’est pas entièrement soluble dans le "genre", la "personne", etc. bref, dans tous ces thèmes qui ont émergé de la critique postructuraliste.

Dès les années 90, on constate ainsi une reviviscence des journées d’étude consacrées à la parenté, par exemple lors des grandes rencontres de l’Association américaine des anthropologues ou de l’Association européenne des anthropologues. Du côté des revues également, nous avons eu le numéro spécial de L’Homme, "Questions de parenté" en 2000 (cliquer ici), celui d’Anthropologie et Société sur les Nouvelles parentés en occident la même année (cliquer ici), ou encore la revue Incidence en 2005 qui consacra son premier numéro à la parenté vue par Schneider (cliquer ici). Des revues historiques ont aussi consacré certaines de leurs livraisons à ces questions, par exemple le très intéressant supplément au Bulletin de correspondance hellénique qu’Anne-Marie Vérilhac et Claude Vial ont publié en 1998 sur le mariage en Grèce ancienne.

Je n’oublie pas bien entendu les essais, par exemple ceux de Maurice Godelier (Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004 : cliquer ici), de François Héran (Figures de la parenté, 2009 : cliquer ici), de Cai Hua (PUF, 1998 : cliquer ici et 2008 : cliquer ici), de Claude Vogel (Parenté et régulation sociale, Geuthner, 2007 : cliquer ici) et je me permettrai de mentionner mon ouvrage (La parenté, Gallimard, 2008 : cliquer ici).

Comme le remarque un jeune anthropologue autrichien, Peter Schweitzer qui a dirigé un livre intitulé Dividends of Kinship. Meanings and Uses of Social Relatedness (Routledge, 2000), il y a eu plus de publications sur ce thème en quelques années qu’il n’y en eut au cours des 25 années précédentes. C’est à cette même conclusion que je parvenais d’ailleurs dans la préface du numéro spécial de L’Homme, "Questions de parenté" paru la même année.



Des échanges ont donc à nouveau lieu sur cette question, des ouvrages et de nombreux articles paraissent qui réemploient explicitement le terme de kinship (parenté) là où, depuis la fin des années 70, très peu d’auteurs osaient l’utiliser dans leurs travaux. Quand bien même l’on travaillait bien sur ces questions, l’on préférait éviter le terme ou du moins l’associer à d'autres, plus bankable, ceux de genre, de famille, de parentalité, etc.

Ainsi, au cours des décennies 70-90 l’on n’étudia guère la parenté en tant que telle, mais toujours via le prisme d’autres artefacts culturels ou sociaux. Dans une logique post-schneiderienne, qui cherchait à déconstruire notre vision biologisante et occidentalo-centrée de ces études, l’on s’interdisait de se pencher sur les fondements logiques des systèmes de parenté. En effet, une vision théorique eut supposé que l’on compare différents modèles culturels entre eux, ce qui supposait donc qu’ils étaient comparables, commensurabilité qui introduisait à son tour un soupçon ethnocentriste, celui de vouloir réduire cette diversité à notre propre imago occidentale.

Ce qui me semble avoir vraiment changé, c’est que l’on a à présent renoué avec la dimension théorique et comparative des études de parenté de l’ère structuraliste, mais ce, sans se croire tenu de suivre les réponses apportées par Lévi-Strauss. Nos travaux reprennent l’axe programmatique Lévi-straussien, c’est-à-dire l’idée que la parenté est un ensemble relativement cohérent, que l’on peut voir comme une déclinaison de logiques qui valent également pour nos propres sociétés, mais ils ne lient pas toujours la parenté aux tropes structuralistes, à l’idée d’échange, de réciprocité, etc.

Et la rupture n’est pas négligeable. En effet, si l’on rapproche toujours la théorie Lévi-straussienne de l’échange de ses inspiratrices immédiates – de la linguistique structurale de Ferdinand de Saussure et de Roman Jackobson et de la sociologie du don de Marcel Mauss –, il me semble au contraire qu’elle repose sur une idée bien plus ancienne. Sur l’une des plus vieilles idées de la pensée philosophique occidentale en fait puisque, si l’on en trouve certaines expressions chez Hobbes et chez Rousseau – la pacification des mœurs par l’économie et l’idée de contrat social qu’ils développent correspond mutatis mutandis aux idées Lévi-straussienne sur les bienfaits apportés par l’échange matrimonial –, elle est surtout déjà très clairement posée chez Saint-Augustin.

Pour en revenir à votre question et conclure sur celle-ci, ce qui a changé c’est que pendant longtemps les anthropologues furent écrasés par la puissance même de la pensée structuraliste. Il n’y avait alors que deux solutions apparemment viables : soit se détourner de ces questions et affirmer que la parenté n’existait pas en tant qu’objet global – ce fut la position de Rodney Needham, de David Schneider ou de Pierre Bourdieu –, soit poursuivre et amplifier l’œuvre Lévi-straussienne mais en s’interdisant d’en interroger les fondements, c’est ce que firent Louis Dumont ou Françoise Héritier par exemple. Ce qui marque dans ce cas certains travaux plus récents, c’est qu’ils s’essaient à sortir de ce double bind, de cette alternative aporétique.




nonfiction.fr :
Que s’est-il passé en fin de compte pour que l’on assiste à ce regain d’intérêt ?

Laurent Barry : Quand Lévi-Strauss écrit les Structures élémentaires des la parenté, il inaugure l’un de ces moments théoriques qui succèdent à une méthodique accumulation des connaissances ethnographiques qui marque l’ère boasienne, connaissances auxquelles Lévi-Strauss accède dans les bibliothèques universitaires américaines qu’il fréquente alors, et qu’il va s’efforcer de mettre en ordre, de synthétiser. Il me semble, mais peut-être est-ce une vision un peu irénique ou trop volontariste, que nous vivons aussi l’un de ces moments où, après disons deux décennies de déconstruction de ce champ d’études, mais aussi deux décennies d’accumulation de données, nous nous essayons à nouveau à les consolider.


nonfiction.fr : Si les travaux sur la parenté se renouvellent, c’est aussi que la critique a été fertile. Sur quels points a-t-elle portée exactement ?

Laurent Barry : oui bien sûr la critique a été fertile. Si Schneider lui-même a parfois laissé derrière lui une terre aride, par contre nombre de ceux et celles qui se sont inspirés de ses travaux ont participé à la redéfinition de nos problématiques. Je pense bien entendu aux travaux de Marilyn Strathern ou à ceux de Janet Carsten. Mais aussi à ceux de jeunes ethnologues moins connus. Par exemple à la belle étude que Cécilia Busby, une jeune ethnologue écossaise, consacre aux Mukkuvar en Inde du Sud, étude qui, tout en s’inspirant de Schneider et de Bourdieu (donc d’auteurs critiques), propose néanmoins une véritable alternative à la lecture dumontienne classique des systèmes dravidiens (fondés sur une règle de mariage bilatéral entre cousins croisés). Certes son modèle reste très "local" – très dépendant des discours locaux portant sur la représentation de la parentalité –, mais il est indéniablement novateur.


nonfiction.fr : Outre la critique schneiderienne et celle venue des gender studies, a-t-on accumulé des matériaux empiriques qui auraient pu modifier le regard ? Les travaux menés en Papouasie Nouvelle-Guinée – ceux de Pascale Bonnemère sur le corps et les substances notamment – ont-ils été déterminants par exemple ?

Laurent Barry : La découverte du laboratoire néo-guinéen est très importante en effet. Elle a confirmé, si besoin était, que penser l’ordre biologique n’était pas l’apanage des sociétés occidentales. Nous savions déjà, par des exemples africains notamment, que d’autres sociétés rattachaient les représentations de la parenté au corps, aux substances, bref à des phénomènes physiologiques, mais les ethnologues, marqués par la critique de Schneider, pensaient malgré tout que la pensée du biologique était avant tout occidentale. Or, avec l’exemple néo-guinéen, qui commençait à peine à être connu à l’époque où écrit Schneider, nous nous apercevons que cette pensée relève d’une représentation beaucoup plus commune. Cette inscription des rapports de parenté dans le biologique touche ainsi une grosse partie des sociétés néo-guinéennes.

Pascale Bonnemère le montre bien, de même qu’elle nous montre que ces rapports s’étendent non aux seuls hommes, mais aux végétaux, aux animaux, voire à la terre même. Bref à la sphère du "non-humain" pour reprendre une expression à la mode. Pour autant, cette vision "biologisante" n’a rien d’occidentale, et ici les fluides des uns sont parfois ceux des autres ou en tout cas servent à la régénération de substances corporelles d’autrui. Edward Lipuma décrit de la sorte, dans un travail assez similaire à celui de Bonnemère, la conception que les Maring ont du cycle de vie où l’homme prend place à côté des végétaux, des animaux et de la terre même dans un cycle général de circulation des substances. Maurice Godelier et Michel Panoff se sont aussi récemment intéressés à ces questions (La production du corps, Archives contemporaines, 1988).

Attention, je ne voudrais pas qu’on se méprenne sur mon propos. J’ai été étudiant en thèse avec Françoise Héritier, laquelle est connue pour avoir développé une vision de la parenté où le jeu des substances et des fluides corporels tient une place essentielle sinon exclusive. Or, je ne partage pas son point de vue. Pour moi, l’usage que les sociétés font de la biologie dans la parenté est un usage purement métaphorique et non pas "expérimental", c'est-à-dire un usage qui s’imposerait à elles en raison des évidences inférées de l’observation de la nature.

S’il s’agit d’une façon courante d’envisager les rapports de parenté, c’est que les acteurs rapprochent souvent la naissance d’une nouvelle génération du rapport sexuel. Dans l’accouplement il y a des fluides qui s’échangent, l’enfant se forme et l’on voit le ventre de la femme grossir et devenir de plus en plus rond. Puis l’enfant naît, sa mère l’allaite alors et il grandit, etc. Tout cela fait entrer en résonnance la parenté et un jeu des phénomènes qui ressortissent au biologique et à ses fluides. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de sociétés aient lié ces deux ordres de faits.

Pour autant, il s’agit seulement à mon avis d’une métaphore, même si c’est une métaphore puissante comme souvent le sont les métaphores qui touchent à des domaines aussi intimes et essentiels. Pour nous en convaincre, et nous assurer qu’on peut très bien dissocier parenté et biologie, il suffit de se tourner vers un cadre qui nous est familier. Celui nos propres sociétés occidentales où – Lévi-Strauss l’avait déjà remarqué – la relation que nous instaurons entre la parenté et le biologique est historiquement datée : elle se situe vers la fin du XVII° siècle. Avant cette époque d’autres métaphores, qui n’avaient rien de biologiques, servaient de base à nos représentations du lien de parenté. Celles-ci pouvaient alors renvoyer à une pensée composite du charnel et du spirituel comme ce fut le cas au Moyen-âge de la théorie de la Una Caro, ou encore à un cadre formel purement taxinomique – légaliste et juridiques –, comme celui qui inspira la pensée romaine classique de la parenté par exemple.

Mais finalement, que la parenté recourt ici ou là à des métaphores d’ordre biologique, juridique, spirituel ou autre n’est pas la question. Du moins, ce n’est pas la question qui m’intéresse le plus. Ce qui me semble le plus important de souligner c’est que nos représentations métaphoriques singulières de la parenté sont les expressions superficielles d’un phénomène beaucoup plus profond, qui, lui, est commun à l’ensemble des sociétés humaines. À savoir que la parenté c’est juste une manière de penser des liens à nous-mêmes ou plutôt à d’autres nous-mêmes, c’est simplement une manière élégante d’exprimer notre identité.



Toutes les sociétés pensent ainsi qu’il existe une primo-identité qui préexiste à toutes les autres identités. Avant même d’avoir un enfant, on sait qu’il appartiendra à un groupe de "proches", de gens qui, d’une manière ou d’une autre, lui ressembleront, seront les "siens". Or, cette idée de groupes d’identité, de groupes de parenté est d’emblée une idée institutionnelle et collective. Nous ne sommes pas ici dans le cadre d’un ressenti psychologique individuel. Pour moi, c’est cette pensée de l’identité qui compte avant tout. Au-delà des représentations spirituelles, biologiques, résidentielle ou autre qui n’en constituent que le socle métaphorique, c’est l’affirmation d’un rapport d’identité (et donc d’altérité avec d’autres) qui fait la parenté et les systèmes de parenté. Le simple fait qu’il y ait toujours des gens qui soient d’abord "les nôtres", et des gens qui soient d’abord "les autres".

Comment s’exprime alors ce sentiment d’appartenance, de partage d’une identité commune ? Quelles en sont les marques visibles ? Et bien celles laissées par la prohibition de l’inceste. La propriété essentielle de la parenté c’est d’interdire les rapports sexuels – et donc matrimoniaux – en son sein. Si c’est la sexualité qui est souvent à l’origine de la parenté, alors il semble qu’il ne soit pas possible d’emprunter le chemin en sens inverse et de faire que ce soit la parenté qui soit à son tour à l’origine de la sexualité.

Bien entendu, l’interdiction du mariage ou des relations sexuelles peut reposer sur nombre de facteurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’idée de parenté. Ainsi, l’on peut s’interdire d’épouser quelqu’un qui n’est pas de notre classe sociale, de notre caste, de notre statut, etc. Mais il repose toujours et partout au moins sur l’existence d’un rapport de parenté considéré comme trop proche. Ce qui va alors varier ce sont les manières de répertorier ces relations de parenté et de prendre en compte ce sentiment de "proximités".

Les sociétés humaines peuvent ainsi construire leur réseau de parenté en utilisant plusieurs matériaux et en recourant à divers modes de construction possibles. Les matériaux peuvent se limiter à la consanguinité, ou inclure l’affinité, voire toute sorte de pseudo-parenté (parenté de lait, parenté spirituelle, etc.). Ainsi, via le concept de la Una Caro (les époux devenant "une seule chair"), le Moyen-âge chrétien incluait les affins dans le cercle des "proches", des parents. Ce n’est plus le cas aujourd’hui par contre, et nous ne considérons plus notre "belle-famille" comme notre famille.

Quelque soit les matériaux utilisés et la manière de les assembler, ce qui compte c’est que les systèmes de parenté sont toujours construits sur l’idée qu’il y a des groupes d’individus qui ont plus en commun entre eux qu’avec les autres. Et de quelque manière que cette communauté d’essence s’exprime (sous forme d’une consubstantialité, d’une proximité spirituelle, d’un savoir légué ou d’une qualité transmise, etc.) cela abouti à une première systématique qui distingue les entités collectives humaines les unes des autres. C’est ce procédé cladistique, universel et premier, qui soupèse la convergence et la divergence des êtres, qui constitue, il me semble, la parenté.

Lévi-Strauss pensait lui aussi qu’il existait des ensembles qui régulaient le mariage et les relations sexuelles, mais pour lui ces groupes étaient des groupes de filiation (des lignages, des clans, etc.) et non ce que j’appelle dans mon ouvrage des "groupes de parenté" qui n’ont rien à voir avec l’idée de filiation. Certes il ne faisait pas toujours explicitement référence au rôle qu’ont ces "groupes" dans sa théorie, mais plutôt à la relation d’échange qui se tisse entre ces derniers. Pour autant, pour qu’il y ait échange entre des groupes, encore faut-il qu’il existe des groupes au préalable. Logiquement, je ne vois pas comment on peut avoir des relations entre des groupes sans avoir de groupes, ni comment on peut poser abstraitement la relation sans poser les termes de la relation.

Pour Lévi-Strauss, les phénomènes du mariage et les catégories incestueuses sont donc le fruit, sont les résultantes des relations existant entre ces groupes. Or, pour moi ces deux derniers traits se situent en deçà de ce cadre. Ils ne sont pas consécutifs à l’existence de groupes et n’en résultent pas dans une relation causale, mais les définissent, en sont l’expression première et immédiate. Ainsi, la prohibition de l’inceste n’est que la propriété intrinsèque fondamentale, l’autre façon de désigner un sentiment particulier d’identité entre des êtres que l’on pourrait aussi nommer "parenté".




nonfiction.fr : Pouvez-nous nous dire quel a été et quel rôle joue aujourd’hui la modélisation et l’utilisation de l’informatique dans l’avancée des connaissances sur les systèmes de parenté ? Ces nouveaux outils ont-ils été décisifs ces dernières années ?

Laurent Barry : Ce n’est pas l’apparition de nouveaux outils qui me semble essentielle. Les possibilités accrues offertes par les simulations informatiques valent pour toutes les sciences, non pour la seule ethnologie. Ce n’est pas non plus les résultats produits par ces outils qui sont révolutionnaires : à ma connaissance il n’y pas eu de travaux dont les résultats obtenus par le seul traitement informatique aient vraiment changé la donne. L’apport de ces techniques vaut principalement en fait comme méthode de confirmation. Nous disposons à présent de beaucoup de corpus généalogiques informatisés : peut-être 50 ou 100 corpus dans les groupes de travail auxquels je participe ou avec lesquels je suis en contact, chaque corpus comportant des milliers de mariages. Or, pour l’heure l’examen de ces corpus confirme surtout certaines de nos intuitions, par exemple celle de la diversité empirique des systèmes d’alliance et de la relative conformité des pratiques des acteurs avec les règles du système qu’ils connaissent.

Quand vous voyez sur un graphe la manière dont est constitué un corpus réel, alors vous n’avez plus de doute sur la réalité de l’existence de systèmes d’alliance bien différenciés : élémentaires, endogames, complexes, etc. Si l’on sait un peu lire un réseau généalogique, on voit vraiment à quel point les pratiques de certains groupes peuvent être dissemblables, mais aussi comment les pratiques sociales se rassemblent en grands "systèmes" et comment les réseaux matrimoniaux de certaines sociétés peuvent être, au contraire, fort similaires. C’est impressionnant. Tout cela nous conforte dans l’idée que nos prédécesseurs n’ont pas crû à des règles – celle du mariage des cousins croisés par exemple – qui n’aurait eu en réalité que peu d’incidence sur les pratiques réelles des acteurs. Le traitement informatique valide ainsi l’idée d’une emprise forte des règles et des contraintes sociologiques sur les pratiques individuelles.

Mais le principal apport de l’outil informatique me semble être que son usage témoigne de l’intérêt croissant des anthropologues pour les pratiques empiriques et non plus pour les seuls discours normatifs. Des ethnologues avaient fait montre de cet intérêt avant l’informatique certes. Je pense aux travaux d’Isaac Schapera sur l’Afrique du Sud, un auteur qui avait procédé à une collecte systématique des pratiques matrimoniales des Tswana et ce, sur plusieurs milliers d’individus. À la même époque nombre de ses confrères se satisfaisaient de recueillir le discours des règles matrimoniales auprès de deux ou trois informateurs et les corroboraient par l’examen de quelques – ou de quelques dizaines – de mariages. Si Schapera avait fait de même et avait suivi la pratique de l’époque consistant au recueil du seul discours de la règle, il n’aurait jamais compris le système de parenté Tswana.

Il se trouve en effet que les Tswana valorisent une norme et font autre chose. En l’occurrence, ils disent qu’ils préfèrent épouser leurs cousines croisées, d’abord matrilatérales puis patrilatérales, plutôt que leurs cousines parallèles patrilatérales qui apparaissent en troisième choix. Enfin, ils déclarent ne pas épouser leurs cousines parallèles matrilatérales. En pratique, que font-ils ? Ils épousent préférentiellement leurs cousines parallèles patrilatérales (leur troisième choix), ils épousent assez fréquemment leurs cousines croisées matrilatérales (normalement leur premier choix), ils n’épousent presque jamais leurs cousines croisées patrilatérales (leur second choix) et encore moins leurs cousines parallèles matrilatérales (leur dernier choix ce qui pour une fois correspond à leur pratique). Autrement dit, ils ont une norme qui les situe dans le domaine des systèmes élémentaires et une pratique qui les inscrit dans le champ du "mariage arabe". Voilà le genre de piège que l’étude des pratiques empiriques des acteurs – dont témoigne celui pour le traitement informatique – nous sert à éviter.

Cet intérêt de l’anthropologie pour les pratiques individuelles et collectives ne fait que rejoindre finalement le programme bourdieusien et je crois d’ailleurs que Bourdieu, avec son travail sur la Kabylie, a beaucoup participé en France à ce que les ethnologues commencent à prendre en compte cette dimension empirique et stratégique. L’apparition d’outils informatiques et le fait de travailler sur des échantillons représentatifs peuvent sembler opérer un petit glissement ou du moins un aménagement de la méthode ethnologique vers un pôle méthodologique plus sociologique. Nous adjoignons au qualitatif un peu plus de quantitatif. Mais, globalement, cela me semble être une très bonne évolution pour les études de parenté.

Il n’y a pas en effet à mon avis une méthode valable en ethnologie d’une manière générale, mais des méthodes plus ou moins bien adaptées aux différents objets que l’on étudie. Si l’on étudie l’horticulture et la pratique du travail des jardins, on recourra plutôt à l’observation participante. Si l’on étudie le mariage, l’application de ses règles, des méthodes d’enquête quantitatives sociologiques seront souvent plus pertinentes. L’ethnologue, à mon avis, doit se définir par rapport à la conception qu’il a de son objet et non pas en fonction des méthodes qu’il utilise. Les méthodes sont avant tout fonction du terrain et des questions qu’il pose.



Ce qui est également intéressant pour l’ethnologie française c’est que nous sommes vraiment à la pointe de ces technologies de traitement informatique de la parenté. Il n’y a que deux autres projets importants en ce sens à ma connaissance. D’abord en Slovénie des chercheurs qui travaillent sur les réseaux ont mis au point le logiciel PAJEK. Celui-ci n’a pas été conçu au départ pour les études de parenté, mais il est assez souvent utilisé dans ce cadre. Puis, aux États-Unis le logiciel P-GRAPHS a été conçu par Douglas White, un ethnologue américain qui travaille dans un département d’analyse des réseaux.

En France à présent il existe au moins trois programmes de ce type. Le premier fut GenPar mis au point par Marion Selz à la demande de Françoise Héritier. Puis il y eut Genos 2.0, un logiciel que j’ai conçu et programmé. Enfin, le dernier né est Puck, un très beau logiciel écrit par Klaus Hamberger et conçu en collaboration avec les membres de l’équipe Kintip. Cet outil est d’une utilisation très facile et nous disposons enfin, avec celui-ci, d’un outil vraiment professionnel. Il l’est bien plus que ne l’était Genos 2.0 que j’avais créé avant tout pour répondre aux questions que soulevait l’étude du corpus généalogique peul que j’ai menée durant ma thèse. Je conseillerai donc plutôt l’utilisation de Puck, ce avec d’autant moins de réserve que ses concepteurs ont adopté le système de notation positionnelle que j’avais conçu lors de la création de Genos.



nonfiction.fr : Évoquons pour terminer si vous le voulez bien des débats sociaux actuels pour lesquels les études de parenté peuvent nous éclairer. Pensons aux questions liées à l’adoption, aux droits aux origines ou encore aux cas dits d’inceste sur mineurs. Une affaire récente montrait par exemple des enfants qui ne pouvaient être juridiquement reconnus comme victimes non consentantes car mineures au moment des faits quand ils entamaient les démarches une fois devenus adultes.

Laurent Barry : Nous ne sommes pas à proprement parler ici dans un cas d’inceste. Je viens justement de terminer de rédiger un petit ouvrage qui devrait être publié sous peu et qui porte sur la prohibition de l’inceste. J’y commente, notamment, un rapport remis au Premier Ministre qui a été publié en 2005 et rédigé par Christian Estrosi et qui portait sur la question suivante : "faut-il ériger l’inceste en infraction spécifique ?". À cette occasion – et c’est souvent le cas dans les débats récents –, on a confondu la notion d’inceste (qui n’existe pas en droit français) et la notion de circonstance aggravante en cas d’abus sexuel sur mineur, autrement dit l’inceste et une forme de pédophilie aggravée par un abus d’autorité.

Dans le Code pénal français, ce sont tous les abus d’autorité qui sont condamnables dans les relations sexuelles entre un adulte et un enfant qui n’a pas atteint sa majorité sexuelle. Un instituteur par exemple, qui exerce une autorité morale sur les enfants dont il a la charge, serait passible des mêmes circonstances aggravantes. Ce n’est donc pas parce qu’ils sont parents que les accusés voient les peines qu’ils encourent aggravées, c’est parce qu’en plus de la relation sexuelle avec un mineur, il y a un abus d’autorité lié à la tutelle parentale.

Mais l’inceste et la prohibition de l’inceste ce n’est pas cela. Il existe bien une prohibition de l’inceste en France, mais elle n’est pas codifiée dans le Code pénal ou dans d’autres corpus juridiques. Elle est dans les mœurs et dans les esprits. Il y a peu d’hommes qui reconnaîtront ouvertement qu’ils ont des relations sexuelles avec leurs sœurs, même s’ils sont tous les deux adultes et si rien, légalement, ne s’oppose à leurs ébats. La réticence sociale à reconnaître cet acte c’est cela la prohibition de l’inceste. Il s’agit avant tout d’une règle intériorisée, d’un ressenti, plutôt que d’une norme comportant nécessairement une sanction légale. Quand bien même nous ne punissons plus que rarement désormais dans les pays occidentaux l’inceste en tant que tel, nos contemporains n’ont pas plus qu’autrefois le désir de coucher avec leur mère, leur père, leur frère ou leur sœur.



En Europe, historiquement, les cousins ont plus ou moins toujours marqué la limite ressentie, la frontière inconsciente de l’inceste. En deçà de cette frontière, dans le cas de relations sexuelles avec une parenté plus proche, le sentiment de culpabilité ou de honte suffit la plupart du temps à prévenir les relations incestueuses. La Loi est ici inutile. Et elle n’a d’ailleurs pas à se prononcer sur une prohibition dont on ignore finalement la motivation : personne ne sait vraiment aujourd’hui pourquoi il existe une prohibition de l’inceste. Et je parle bien ici d’une prohibition de l’inceste entre adultes consentants, et non pas de l’usage erroné que les acteurs sociaux ou juridiques font du concept d’inceste qu’ils confondent avec les relations sexuelles avec des mineurs.


nonfiction.fr : C’est aussi parce que les législateurs considèrent que les trois quarts des abus sexuels sur mineurs se font dans la famille.

Laurent Barry : Ces abus sexuels sont effectivement aussi des relations incestueuses dans bien des cas, mais je répète que cela n’est pas pour cela qu’elles sont punies. Il me semble intéressant de ne pas confondre les usages du praticien, du juriste, du psychologue auprès des tribunaux et une définition qui préexiste à celle qu’ils utilisent et qui est le fait des anthropologues et des sociologues. La prohibition de l’inceste vue par les anthropologues n’est pas lié une question d’âge, mais à l’existence de liens de parenté. Ce que punit la Loi par contre ce n’est pas le lien de parenté, mais le simple fait qu’il suppose un lien d’autorité – lequel constitue une circonstance aggravante – lorsqu’il met en scène un adulte et un enfant dans une relation pédophile. Elle ne punit pas l’"inceste" en tant que tel.

Je ne suis bien entendu pas en train de dire qu’il faille favoriser les relations sexuelles incestueuses quand elles concernent des adultes. À titre personnel, c’est un comportement que je réprouve. Mais il ne s’agit que de mes goûts personnels, et je n’ai aucune raison de les imposer aux autres. Les gens, s’ils sont adultes tous deux, ont le droit de choisir les partenaires sexuels qu’ils désirent, et nul ne doit avoir rien à y redire. Quand bien même la plupart des gens seraient comme moi et éprouveraient plutôt de la répulsion pour les comportements incestueux entre adultes, la loi n’a pas à poser comme une vérité "naturelle" un interdit dont nous ne comprenons ni le sens ni la fonction.

Qu'est-ce que la prohibition de l’inceste ? On ne le sait pas. Les biologistes ont des modèles pour rendre compte des comportements d'évitement (d’outbreeding) chez les animaux, mais leurs modèles ne s’appliquent pas aux faits humains. Quand vous permettez à des frères et sœurs de même père d’avoir des relations sexuelles, mais pas à des frères et sœurs de même mère comme c’était autrefois le cas à Athènes, les explications des biologistes ou des généticiens en termes de risques génétiques liés à la consanguinité n’ont plus aucun sens. Quand vous interdisez le mariage entre cousins parallèles et que vous permettez par contre celui entre cousins croisés, cette dichotomie n’a, à nouveau, aucun sens génétiquement parlant. Les modèles éthologiques qui mettent l’accent sur le risque génétique ne fonctionnent pas vraiment avec les prohibitions incestueuses humaines en fait.

C’est d’ailleurs ce hiatus qui me semble le plus intéressant. Il nous montre que l’on est bien ici dans le cadre d’un phénomène régi par des lois sociologiques, car les formes de prohibitions incestueuses sont en petit nombre. Si elles tenaient à des contingences culturelles ou historiques, elles existeraient nécessairement en bien plus grand nombre, nous aurions une bien plus grande pluralité de ces formes. Dans le même temps, le fait qu’il existe quand même plusieurs configurations, plusieurs agencements de ces prohibitions incestueuses, nous montre a contrario que nous n’avons pas affaire à des phénomènes purement biologiques, qui seraient alors univoques, puisque commun à Homo sapiens sapiens.

Avec l’inceste, comme le remarquait Lévi-Strauss, nous sommes vraiment à la croisée des chemins, mais peut-être pas pour les raisons qu’il supposait. Il y a bien en effet, contrairement à ce qu’il croyait dans les années 50, des comportements d'évitement sexuels dans une majorité d’espèces animales. Ce n’est donc pas, comme il le croyait, l’existence même d’une prohibition incestueuse qui singularise l’Homme, mais plutôt, me semble-t-il, la grande complexité dont il fait preuve dans l’élaboration et la construction de ces évitements, complexité qui n’a pas d’équivalent dans le reste du règne animal. Nous sommes ainsi, avec la prohibition de l’inceste, face à un objet proprement humain, qui n’appartient déjà plus à la Nature, même s’il y puise son origine

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Laurent Barry, La parenté (Gallimard), par Gilles Séraphin.