Une large étude comparative des systèmes et théories de parenté, pour un résultat général fort instructif.

La quatrième de couverture de ce volumineux ouvrage annonce l’ambition : "On ne parlait que d’elle dans les années de la vague structuraliste. Puis elle a été emportée avec l’eau du bain, au point qu’apparemment il n’y plus rien à en dire. Or, la parenté est au centre des bouleversements de la société occidentale – dans les pratiques (‘démariage’, familles ‘ recomposées’, familles monoparentales…) comme dans les normes (PACS, revendication de l’accès au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels…). Laurent Barry propose, à partir d’un état des lieux des ‘notions’ (filiation, alliance et nomenclatures) et des ‘systèmes’ (‘élémentaire’, ‘endogame’, ‘complexe’, etc.) une théorie des groupes de parenté et d’alliance". L’auteur se montre-t-il à la hauteur de ce programme ? Les objectifs sont-ils atteints ?


Une brillante présentation des notions, des systèmes et des théories de la parenté

Le premier objectif énoncé est d’effectuer une étude comparative des diverses notions, systèmes et théories de la parenté. Objectif atteint ! En 860 pages, dont un glossaire complet qui permet au lecteur de se mouvoir dans le vocabulaire français ou anglo-saxon, l’auteur réussit à nous donner une explication limpide des notions, une étude panoramique et comparée des systèmes, une description claire et une analyse critique des théories.

L’étude des systèmes est vaste et repose sur des exemples précisément localisés. Le lecteur peut ainsi replacer chaque notion dans son contexte et en comprendre l’ensemble des significations. Les systèmes "élémentaire", "complexe" et "endogame", les principes de parenté "utérin", "parallèle" ou "cognatique" sont expliqués et illustrés par des sociétés issues de diverses aires géographiques (sociétés peule, du Lac Tchad, soudanaise, d’Afrique centrale, des Haute-terres malgaches, Na de Chine, indienne, de Nouvelle-Guinée, Ashanti, Han, chinois de Taiwan…) ou de diverses époques (Empire romain, Rome chrétienne, Moyen-Âge, époque moderne et contemporaine). La contextualisation étant particulièrement réussie, le lecteur découvre ainsi, avec l’auteur, les diverses théories pour en appréhender autant les apports que les limites.


Une analyse incomplète, et parfois erronée, des systèmes de parenté contemporains occidentaux

Sur la base d’une comparaison avec des systèmes de parenté dans d’autres sociétés et d’une analyse critique des théories, l’ouvrage nous permettrait – c’est le second objectif annoncé – de mieux comprendre ce qui se passe, dans la pratique comme dans les normes, dans le système de parenté de la société occidentale contemporaine. Je dois avouer que c’est ce sujet particulier qui a attisé ma curiosité et qui m’a poussé à entamer la lecture de cet ouvrage. C'est sur ce sujet également que je me sens le plus apte à porter un regard critique d’où mon intérêt très focalisé dans la présente note de lecture.

Annonçons d’emblée notre sentiment : sur ce point, grande fut la déception. Trois raisons expliquent cette appréciation : 1) la situation de nos sociétés occidentales contemporaines (fin XXe siècle) n’est étudiée qu’en quelques pages (pp. 627-632), sur la base non pas d’une étude des pratiques ou de l’ensemble de la norme mais de deux textes de lois déjà anciens (1972 et 1993) qui, parmi d’autres, modifièrent sur ce plan le Code civil ; 2) l’étude des multiples facteurs qui font évoluer les statuts de parenté dans la loi apparaît simplificatrice puisqu’elle n’en considère qu’un, le facteur génétique ; 3) l’étude, de ce fait extrêmement incomplète, aboutit à des conclusions erronées sur certains points.

L’analyse des normes de parenté actuelles   oblige à se pencher sur toutes les recompositions des formes d’alliance – recomposition y compris au sein du mariage – ainsi que sur toutes les recompositions des formes de filiation. En matière de filiation par exemple, l’auteur aurait dû accorder un regard plus attentif aux articulations entre les statuts octroyés traditionnellement par l’institution juridique, ceux issus de la connaissance des origines génétiques et ceux que revendiquent des personnes occupant une fonction parentale.


Le biologique ne l’emporte pas toujours

Laurent Barry se cantonne en fait à une étude historique de la place accordée au facteur génétique   dans le corpus juridique de la parenté. Il pose une seule et unique question : "Les statuts de père – voire de mère – ont-ils encore une réelle autonomie juridique qui les distingue de ceux accordés aux simples géniteurs et génitrices ?"   . Et répond immédiatement par la négative : "Il y a, à mon sens, des raisons d’en douter dès lors que l’on examine en détail la logique que semble désormais suivre la loi. Celle-ci paraît en effet entièrement informée par la connaissance et les présupposés de ce modèle génétique qui s’est construit au tout début du XXe siècle puis progressivement précisé puis affiné jusque dans les années 1970"   . Il apporte comme preuve ces deux articles du Code civil, réformés par la loi du 3 janvier 1972 qui, selon lui, "tranche définitivement entre deux conceptions : celle qui définit la filiation comme résultant du mariage légal et celle, ‘biologique’, où les droits et statuts de l’enfant découlent de la simple aventure sexuelle"   .

En réalité, cette loi ne redéfinit pas tant la place du génétique dans la filiation que l’égalité des types de filiation, eu égard au statut matrimonial de la mère qui accouche et du père déclaré. Elle abolit la notion d’enfant adultérin   , n’étant désormais conservée   que la distinction entre enfant légitime (né dans le cadre d’un mariage) et enfant naturel (né hors mariage). La loi vise en fait à établir une meilleure égalité des enfants, tout en tenant compte du statut matrimonial des parents. On parle alors d’enfant conçu pendant que son auteur était engagé dans les liens du mariage avec une autre personne. L’ensemble de la descendance a ainsi les mêmes droits – il n’y a plus de distinction entre tous les enfants naturels – sauf… en matière successorale. Il faudra attendre l'ordonnance du 4 juillet 2005, qui vient d'être ratifiée par la loi du 16 janvier 2009, pour que cette dernière distinction, entre enfant légitime et enfant naturel, disparaisse.

La seconde loi évoquée par Barry comme élément de preuve – celle du 8 janvier 1993 – réforme plus en profondeur la filiation. Elle lève notamment les adminicules – c’est-à-dire les preuves préalables – dans les actions en recherche de paternité et maternité. Mais de cette loi, l’auteur tire des conclusions beaucoup trop larges. Notons ici une erreur de taille : lorsque l’auteur affirme que "la reconnaissance de la filiation [paternelle] n’est pas dépendante du statut matrimonial où se trouve la femme au moment de la conception"   , il oublie que la législation ne tient pas compte, pour déterminer le statut de "mère", de l’acte ou du processus de conception mais de l’acte d’accouchement (en France, est mère celle qui accouche…). Ensuite et surtout, Barry oublie qu’il existe toujours, dans la loi, ce que l’on appelle "la présomption de paternité". Sauf cas limités d’exclusion inscrits dans la loi et contestation dans un délai et selon une procédure précise (qui peut ne pas aboutir), est "père" le mari de la femme qui accouche.

Finalement, l’auteur déduit de l’analyse de ces deux lois des éléments fortement critiquables. Il affirme qu’en cas de contestation par le père légal de sa paternité, "la réalité biologique de l’apparentement l’emportera […] sur la reconnaissance légale initiale pour déterminer s’il convient ou non, de maintenir son statut de ‘père’"   , et, d’une manière générale, que le "Législateur ne fonde plus [les interdits] sur les idées de ‘famille’, de statut légal lié au mariage, ni même de cohabitation […] mais bien sûr le seul [souligné par moi] discours de la biologie, ou, plus exactement, lorsque plusieurs anciens amants sont désignés comme ‘pères’ potentiels, les tests génétiques en reconnaissance de paternité l’emporteront toujours [souligné par moi] sur les autres arguments en présence"   .

Certes, pour une contestation, les arguments génétiques appuyés par des tests peuvent être déterminants, mais l’auteur oublie de mentionner que le juge doit autoriser les tests en préalable (sinon ils n’ont aucune valeur juridique), qu’une réclamation ou une contestation de paternité est une procédure complexe qui doit être entamée dans des délais précis – différents selon l’auteur de cette procédure (enfant majeur, père, autre homme…) –, que le mari de la femme qui accouche est dans la loi, toujours (sauf rares exceptions bien définies) présumé être le père (présomption de paternité), et qu’il existe pour renforcer les statuts établis ce qu’on appelle "la possession d’état". Une jurisprudence récente a par exemple refusé la requête d’un homme qui, pour revendiquer une paternité, voulait effectuer des tests génétiques afin de prouver qu’il était le géniteur d’un enfant né d’une femme mariée, dont le mari avait assumé les premiers mois le rôle social du père en s’occupant de l’enfant et en le présentant à son entourage comme tel. La présomption de paternité appuyée par la possession d’état a conforté le mari comme père. Ainsi, le biologique, surtout d’ailleurs quand le temps a fait effet (donc quand des actions sont intentées tardivement) ne l’emporte pas toujours…


Le biologique : entre normes et pratiques et à l’articulation entre plusieurs cadres de référence

Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’y a aucunement plus grande prise en compte de la dimension biologique dans la loi ? Non, l’auteur a probablement raison quant à ce processus historique. Les facteurs génétiques, avec les tests comme preuve de "filiation" biologique, sont apparus dans le débat public et le Législateur a dû et doit en tenir compte. Mais l’auteur est trop radical dans ses conclusions : cette dimension biologique est à l’heure actuelle, surtout en France d’ailleurs, articulée avec d’autres dimensions institutionnalisées, tels que le mariage (présomption de paternité) ou le vécu et la présentation de l’enfant comme "sien" (possession d’état). Lorsqu’il évoque l’intrusion dans la Loi de la dimension biologique, il aurait pu l’analyser en termes de confrontation ou d’articulation entre plusieurs cadres de référence, plutôt qu’en termes de domination ou de remplacement. Il n’est pas sûr d’ailleurs que cette dimension finisse par l’emporter. Beaucoup d’auteurs, notamment des juristes, préconisent de distinguer plus fortement, voire de découpler, la filiation des origines génétiques.

On peut regretter en outre que l’auteur ne se soit arrêté que sur la loi française mais surtout qu’il ait fait l’impasse sur les pratiques. Dans la pratique et dans les références que les individus adoptent pour définir des statuts de parenté, il est intéressant de considérer en effet deux principes qui semblent à première vue contradictoires. 1) D’une part, les individus se réfèrent à l’origine biologique : ainsi les enfants nés de donneurs anonymes vont rechercher, par Internet, leur "frère" ou leur "sœur" en divulguant leur identité génétique ; ou des couples ayant eu un enfant par insémination artificielle avec donneur réclament le même donneur pour leur second enfant afin que l’ensemble de leurs enfants soit "plus" "frères" et "sœurs" etc. 2) D’autre part, ils revendiquent une meilleure prise en compte du vécu quotidien d’une relation au sein d’un foyer : ainsi est-il réclamé un statut beau-parental.  Communément, toutes ces références se traduisent par le vocabulaire de la parenté utilisé pour qualifier un lien, et devraient, selon les revendications, se traduire dans le corpus juridique de la parenté. C’est pour cela d’ailleurs, que beaucoup d’auteurs estiment que dans la loi, en plus de la distinction entre origine biologique et parenté juridique, déjà évoquée ci-dessus, il faudrait distinguer ces deux dimensions d’une troisième : la fonction parentale.

Dans tous les cas, pour étudier la parenté actuelle en Occident à l’aide d’une comparaison historique et géographique, il aurait fallu analyser non pas quelques articles de loi mais l’ensemble des normes concernant la filiation et l’alliance (une seule allusion est faite au PACS en conclusion). Il aurait fallu aussi et surtout étudier l’ensemble des pratiques dans cette aire géographique historiquement déterminée. Là se trouve la principale insuffisance de l’ouvrage. Malgré une approche historique extrêmement intéressante des normes et des opinions dans quelques sociétés occidentales (étude passionnante par exemple du principe "una caro", du principe d’imprégnation voire de l’émergence de la notion de "patrimoine génétique"), l’ouvrage déçoit globalement par rapport au programme annoncé.


Considérer la parenté en soi, dans sa globalité

Malgré cette critique de taille, Barry tient sa principale promesse, énoncée cette fois non plus en quatrième de couverture mais dans l’introduction. Comme annoncé, il définit précisément la parenté. Selon lui, elle n’est pas qu’un simple terme du langage qui regroupe de façon utile un ensemble de concepts correspondant à des normes et à des pratiques (alliance, filiation, etc.). La parenté, en soi, est un concept qui permet de définir et d’analyser normes et pratiques. Alors que les anthropologues ont pendant longtemps glosé sur les systèmes de filiation et d’alliance, ils ont peu étudié la parenté en soi, dans sa globalité. Ils n’y ont vu qu’une "étiquette pratique […], une méta-catégorie, sans identité propre, qui n’avait pour autre finalité que de regrouper et de nommer globalement un ensemble hétéroclite d’objets scientifiques"   .

En se penchant sur le concept, Barry nous en fournit une analyse et une définition qui nous semblent toutes deux convaincantes. La parenté est donc selon lui "un procédé taxinomique qui porte sur l’humain, et qui trie entre nos ‘semblables’ et les autres dans l’ensemble des individus qui sont réellement ou putitativement liés entre eux par la naissance ou par le mariage. Mais ce, sans jamais que l’identité commune qu’elle postule résulte immédiatement de la filiation, de la consanguinité ou de l’alliance. […] Ainsi, nommer des individus ‘parents’, c’est a priori [souligné par moi] seulement vouloir créer un taxon particulier qui renvoie à l’existence d’une relation spécifique [id] entre moi et d’autres individus, catégorie que nous opposerons implicitement à une autre, celle des ‘non-parents’"   .

Alors que d’autres fondaient la parenté et les règles de la parenté sur des interdits, comme par exemple l’interdit de l’inceste qui dictait les normes de l’alliance, l’auteur pose comme principe premier celui de la parenté, par lequel on identifie ses semblables, et donc par lequel on fonde sa propre identité ; c’est cette parenté qui est le fondement des interdits, des règles d’alliance et de filiation. " La parenté [n’est] pas un concept parmi d’autres. Nonobstant les multiples facettes sous lesquelles elle se présent[e] dans les sociétés humaines, elle [est] à la fois un objet concret et indivis susceptible d’une approche globale ; mais surtout l’élément moteur qui inform[e] la plupart des autres institutions que nous subsumons à présent sous ce terme : celles des règles de mariage, de prohibition de l’inceste, de systèmes terminologiques, etc. "    .

Ainsi, par exemple, "tous les systèmes matrimoniaux sont, dans la vision que [l’auteur] propose exogames, car tous visent à ce que l’on épouse des non-parents et tous organisent leurs pratiques et leurs préférences sur une même base, celle de l’appréhension, variable selon le principe qui prévaut localement, de l’identité que certains individus partagent plus entre eux qu’avec d’autres, autrement sur la reconnaissance ou le déni d’une parenté commune"    .


Une nouvelle vision d’ensemble, de nouvelles perspectives

Dans sa conclusion, Laurent Barry écrit que son but avec cet ouvrage est de "jeter quelques lumières sur une institution sociale particulière, la parenté, cette première forme très particulière d’identité grâce à laquelle l’Homme apprendra jour après jour, de son premier à son dernier souffle, à se reconnaître dans l’Autre"   . Malgré une regrettable lacune dans l’analyse de la parenté dans nos sociétés contemporaines occidentales, l’auteur se montre à la hauteur de son ambition : de nombreuses lumières dévoilent une nouvelle vision d’ensemble. Cet éclairage novateur pousse à aller au-delà du champ de la parenté et à mener plus loin l’analyse. En refermant l’ouvrage, un nouvel horizon se dégage, celui qui porte sur l’identité qui, comme la parenté y participant, est une articulation réactivée entre norme et pratique, entre individu et institution.