Un livre agaçant, en raison de ses divers apports positifs, mais surtout à cause des errements politiques et méthodologiques de l'auteur.
Jacques Marseille, historien économiste et professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, s’attache dans son nouvel ouvrage à examiner une question d’actualité, celle du pouvoir d’achat des Français. L’enjeu est à cet égard bien posé dès l’introduction du livre : alors que les représentations fustigent la baisse du pouvoir d’achat, l’explosion de la pauvreté et des inégalités, les diverses statistiques et analyses économiques et sociologiques publiées à ce jour montrent presque toutes le contraire . Jacques Marseille entend ainsi – par une nouvelle contribution sur cette question – séparer le bon grain de l’ivraie entre « mythe et réalité » .
Pour s’attaquer à ce problème, Jacques Marseille a décomposé son livre en six parties, portant sur six thèmes différents, chacune intitulée par une indication chiffrée. On peut ainsi voir d’un simple coup d’œil que le taux de croissance annuel moyen des salaires entre 1843 et 2007 a été de 1,6% ; que le taux de croissance annuel moyen du patrimoine entre 1830 et 2007 a été de 1,5% ; que le rapport des revenus disponibles entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres est passé de 19 fois plus en 1780 à 3 fois plus en 2007 ; que le score de bonheur des Français est passé de 2,88 en 1973 à 3 (sur 4) en 2006 ; que le taux de prélèvements obligatoires français est égal à 43,3% alors que celui de l’Union Européenne est en moyenne de 38,6% en 2007 ; et enfin que 9000€ de cotisations sociales annuelles universelles pourraient changer le fonctionnement de la Sécurité Sociale française.
Au sein de ces diverses parties, il est alors du devoir du lecteur de séparer lui aussi le bon grain de l’ivraie entre les réels apports de Jacques Marseille et ses borborygmes intellectuels. Cet ouvrage est en effet agaçant à un triple titre.
Le premier agacement est plutôt positif. En effet, Jacques Marseille démontre bien que les faits sont têtus. Malgré les discours alarmistes, répétés quasiment à l’identique en 1871, en 1955, en 1975, en 2004 , il est indéniable d’observer tout au long de deux siècles d’histoire une croissance du pouvoir d’achat et une diminution des inégalités. Jacques Marseille fournit ainsi dans ses annexes deux représentations énormément simplifiées du revenu perçu chaque année, à euros constants, c'est-à-dire corrigé de l’inflation, par habitant. On y voit très nettement, à l’exception de quelques ralentissements cycliques au cours du dix-neuvième siècle, une augmentation du revenu perçu par habitant.
La démonstration est d’ailleurs complétée par trois chapitres pertinents sur l’inflation, sur l’allongement de l’espérance de vie et sur les dépenses contraintes . Le chapitre 21 est à ce titre le plus efficace en reprenant et en prolongeant une étude de Jean Fourastié calculant l’évolution du pouvoir d’achat du revenu, c'est-à-dire le vrai pouvoir d’achat, et non l’évolution du pouvoir d’achat de la monnaie, c'est-à-dire l’inflation. Par exemple, « en 1990, le pouvoir d’achat d’une heure de travail [payée au Smic horaire] était de 3,56 kilos de pain, 526 grammes de bifteck [etc.] ; en 2007, les quantités respectives étaient de 4,25 kilos de pain, 726 grammes de bifteck [etc.] » .
Le premier défaut du livre est alors les flous méthodologiques de l’auteur. On peut ainsi lui reprocher à certains moments son imprécision sur les chiffres donnés. Sont-ils en euros courants ou constants ? Qu’est-ce qui est exactement mesuré ? Quelles sont également les sources des chiffres et des textes ?
D’autres imprécisions portent sur la méthode de comparaison. Comment accepter une conclusion fondée sur la comparaison de deux ménages totalement différents observés à quinze ans d’intervalle ? Comment accepter une comparaison faite sans préciser la différence de rythme de croissance dans les deux périodes ? Comment accepter surtout les découpages chronologiques réalisés par l’auteur, pourtant historien, quand le contenu du texte contredit l’évolution visible dans les chiffres en annexe ?
D’autres imprécisions portent enfin sur la charge de la preuve. Beaucoup d’assertions, certaines mineures, ne sont pas prouvées par Jacques Marseille , vont à contre-courant de ce que prouvent toutes les autres études ou sont « prouvées » par des contes de fée plutôt que par des arguments scientifiques . Elles portent ainsi un doute sur la qualité globale de l’ouvrage.
A cela s’ajoute une deuxième raison à l’agacement négatif du lecteur. En effet, les représentations sont tout aussi têtues que les faits, surtout dans la prose de Jacques Marseille. L’ouvrage, entre deux démonstrations sérieuses ou qui parfois se veulent sérieuses, égrène ainsi les poncifs irréfléchis.
On sait que Jacques Marseille est un ancien membre du Parti communiste et qu’il a à plusieurs reprises affirmé avoir une dent contre le parti socialiste. Il n’hésite ainsi pas à tricher sur les chiffres de plusieurs années pour mettre en question l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Il affirme ainsi que « la rupture avec les années glorieuses ne s’amorce pas au lendemain du choc pétrolier de 1973 mais au lendemain de l’arrivée de la gauche au pouvoir » et que « la véritable cassure se fait en 1983 » alors que les chiffres en annexe – qu’il a lui-même calculé – montrent que la « cassure » a d’abord lieu en 1980 .
Ce rejet viscéral du socialisme et des autres courants de gauche est visible à divers moments, quand est affirmé sans preuves que l’Etat providence n’est que des « mirages » , que le « pessimisme diffusé par la pensée marxiste a laissé des traces profondes » et quand est affirmé avec tout le poids des stéréotypes malsains qu’Olivier B., facteur, et sa femme institutrice ont choisi leur métier pour « avoir plus de temps libre » .
On ne pourrait peut-être pas reprocher à Jacques Marseille de traîner ses vieilles rancunes. Ce n’est finalement que le signe d’une faiblesse de sa part. Mais tout le problème est qu’il en vient à contredire ses propres affirmations et démonstrations. Il accuse à plusieurs reprises le Parti socialiste et les hommes politiques en général mais oublie qu’il affirmait au début de l’ouvrage que, « fascinante et terrifiante à la fois, cette courbe [de croissance des revenus] gomme les régimes politiques, ignore les flambées sociales et se moque des hommes qui croient influer sur l’événement » . Son objectif, rempli, est de montrer que le pouvoir d’achat ne baisse pas et augmente même, encore aujourd'hui. Alors pourquoi affirmer, si ce n’est pour critiquer le système d’imposition français, que « la France, sur les trente dernières années, a un taux de croissance plus faible, un taux de chômage plus élevé et un pouvoir d’achat en berne »…
Ainsi l’agacement ressenti tourne-t-il presque à la pitié. L’ouvrage de Jacques Marseille comporte de très bons éléments de preuves et d’informations mais qui doivent être impérativement triés et vérifiés par un lecteur attentif. Sauf si vous partagez le plaisir infantile de casser tout ce qui un jour vous a contrarié en négligeant les preuves que vous dites rationnelles et que vous apportez vous-mêmes.