Un livre brillant dans lequel l'auteur propose une histoire des idées en matière de protection environnementale depuis le début du XXe siècle.
Avec la parution du livre de Patrick Blandin De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, les éditions Quae – sous l’égide desquelles plusieurs instituts de recherche scientifique (le Cemagref, le Cirad, l’Ifremer et l’Inra) ont récemment réuni leurs activités éditoriales – publient le seizième volume d’une excellente collection qui mériterait d’être mieux connue du grand public auquel elle s’adresse directement puisque, selon les termes de la charte de cette collection dirigée par Raphaël Larrère et Françoise Lescourret, la collection "Sciences en questions", qui traite de "questions d’ordre philosophique, historique, anthropologique, sociologique ou éthique relatives aux sciences et à l’activité scientifique", est "destinée à une large communauté scientifique et à un public ‘éclairé’".
Chaque volume se présente sous la forme d’un livre de petit format, dépassant rarement la centaine de pages, et comprenant le texte d’une conférence prononcée à l’Inra devant le groupe de travail qui porte le même nom que la collection, suivi de la retranscription du débat que la conférence a suscitée. C’est ainsi qu’ont déjà paru, pour n’en citer que quelques-unes, les études fort intéressantes d’Axel Kahn sur la révolution biologique, de Philippe Roqueplo sur l’expertise scientifique, de Pierre Bourdieu sur les usages sociaux de la science, de Henri Atlan sur la fin du "tout génétique", de Jean-Pierre Dupuy sur les sciences cognitives, de Bruno Latour sur l’anthropologie du métier de chercheur, de Bernadette Bensaude-Vincent sur les nanotechnologies et, tout récemment, de Michel Morange sur l’histoire des sciences .
Le dernier volume en date enrichit le catalogue d’une contribution passionnante signée de la plume de l’un de nos meilleurs écologues, naguère directeur de la Grande Galerie de l’évolution du Muséum national d’histoire naturelle, et accessoirement – ainsi que nous l’apprend malicieusement le préfacier du livre – grand collectionneur devant l’Eternel de papillons-chouettes d’Amérique tropicale, de Morphos et d’Ornithoptères de Nouvelle-Guinée : nous avons nommé Patrick Blandin.
Les mots, les concepts, les idées : d’un glissement à l’autre
Le projet de ce livre, nous semble-t-il, est triple. Se donnant pour objet général d’enquête l’évolution des idées en matière de protection environnementale depuis le début du XXème siècle jusqu’à nos jours, l’auteur isole trois types de "glissement" qui correspondent aussi bien aux trois grandes scansions de l’histoire qu’il s’efforce de reconstituer : un "glissement terminologique" , un "glissement conceptuel" et un "glissement idéologique" .
La première tâche que se donne l’auteur est de faire la généalogie de ces trois types de glissement discursif, en se plongeant, respectivement, dans l’histoire de la conservation de la nature telle qu’elle commence à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis, puis dans l’histoire de la succession des modèles d’intelligibilité auxquels les écologues ont eu recours tout au long du XXème siècle, et enfin dans l’histoire des représentations des objectifs fondamentaux que se sont donnés par le passé les diverses politiques environnementales internationales.
La seconde tâche, intimement liée à la première, est d’élucider la solidarité théorique de ces trois types d’évolution concomitants, en montrant de quelle manière les débats qui opposent les partisans de la conservation à ceux de la préservation de la nature trouvent à se prolonger dans les controverses qui agitent le milieu de l’écologie scientifique, qui exercent elles-mêmes une influence sur la façon dont les gestionnaires et les politiques déterminent les mesures de protection à mettre en œuvre.
La troisième tâche – la plus ambitieuse d’entre toutes – est de prendre position au sein de ce champ ouvert de théories, de représentations et de pratiques écologiques, pour défendre, sur les trois fronts, des propositions originales, articulées autour d’une éthique environnementale que l’auteur baptise du nom d’"éthique évolutionniste", en entendant par là une éthique qui s’efforce de prendre "pleinement en compte le fait de l’évolution du monde vivant pour définir son système de valeurs" .
De la nature à la biodiversité, de la protection à la gestion
L’histoire de la conservation de la nature a été durablement marquée par l’opposition entre deux personnages emblématiques – John Muir et Gifford Pinchot – entre lesquels tout avait pourtant bien commencé. Unis par le même amour de la nature, ils effectuent ensemble à la fin du XIXème siècle de longues randonnées dans les forêts d’Amérique du Nord. S’ils partagent alors la même volonté de sauver les forêts de la coupe à blanc, déjà leurs formations respectives les opposent dans la conception des projets susceptibles de réaliser cet objectif.
Le premier, voyageur, fermier, écrivain, fondateur du Sierra Club, milite en faveur de la préservation de la nature, comprise comme une sorte de sanctuaire où les arbres et les animaux doivent trouver les conditions d’une vie libre, originelle, sans entraves ou menaces venues des activités humaines.
Le second, forestier formé en France à l’Ecole de Nancy, fondateur de l’US Forest Service, préconise la conservation des ressources naturelles pour qu’elles soient durablement exploitables.
D’un côté, donc, un souci de la nature, sentimental et religieux, qui s’alimente dans la version américaine du romantisme ; de l’autre, un souci d’efficacité rationnelle, tant technique qu’économique, et une référence explicite à l’utilitarisme philosophique.
Cette dualité, assure Patrick Blandin à la suite de quelques autres, est constitutive de la sensibilité écologique, et se retrouve sous une forme ou sous une autre dans tous les argumentaires visant à justifier des mesures de protection de l’environnement naturel, de la création des premiers parcs nationaux à la réglementation de la chasse en passant par la protection des paysages. Le concept moderne de développement durable s’enracine lui aussi de toute évidence "dans la longue histoire du mouvement international de la conservation de la nature" , telle que Gifford Pinchot, le premier, en avait défini les fondements.
Aux yeux de l’auteur, le point le plus remarquable dans cette histoire, qui aura vu les partisans de la conservation de la nature triompher au niveau mondial, tient à l’effacement progressif, mais inéluctable, d’un vocable : il y est de moins en question de la "nature". La nature s’estompe au profit des "ressources naturelles et vivantes" dans une perspective étroitement anthropocentrique. Ce glissement sémantique s’est encore accusé d’une certaines manière au cours des années 1980, depuis que le mot "biodiversité" a été lancé en 1986 dans un colloque organisé sous l’égide de la National Academy of Sciences et de la Smithsonian Institution et qui a connu presque immédiatement un succès fulgurant.
Cette substitution d’un mot par un autre n’est pas qu’une simple affaire de langage, car en prenant la place de la "protection de la nature", la "préservation de la biodiversité" entraîne avec elle une nouvelle manière de déterminer les enjeux technique et juridique de la gestion de la planète.
D’autres glissements terminologiques tout aussi lourds de sens, immédiatement corrélés aux précédents, mériteraient d’être examinés de près : par exemple, ceux qui conduisent à parler de "protection" ou de "conservation" ou de "gestion", ou bien encore ceux qui ont conduit récemment à se représenter les "ressources naturelles" comme constituant un "patrimoine naturel" . Tous ces glissements, estime l’auteur, sont également "révélateurs de l’empreinte de l’utilitarisme dominant". A terme, "la Biodiversité a remplacé la Nature. La Protection a cédé le pas à la Gestion. La techno-logie/cratie s’impose" .
De l’idéologie de l’équilibre naturel au paradigme du co-changement
Plus radicalement, il convient d’examiner les sciences (avec primauté de l’écologie) qui, pour ainsi dire, en sous-main, apportent les concepts, les méthodes, les procédés rendant intelligibles les mécanismes naturels, et sur lesquels prennent appui les diverses modalités d’intervention dans la nature.
Pour revenir à l’opposition entre Gifford Pinchot et John Muir, il est clair que celle-ci doit une bonne part de son tranchant aux représentations scientifiques de la nature qui avaient alors cours. Le mouvement de préservation de la nature s’inspire manifestement d’une vision statique de la nature, celle d’équilibres à protéger, vision à laquelle la notion écologique de "climax" a pu donner une certaine consistance. Conformément aux prescriptions qui se laissent déduire de ce modèle épistémologique, l’objectif est alors d’exclure l’homme de la nature pour permettre à celle-ci de retrouver son état d’équilibre, à la suite d’une série de successions. Telle a été la conception dominante de la protection de la nature des deux côtés de l’Atlantique, tant que l’écologie systémique introduite par Tansley et développée par les frères Odum a servi de référence.
Comme le fait remarquer l’auteur , l’étonnant dans ce modèle est que les changements globaux imputables aux activités humaines soient perçus exclusivement comme des déséquilibres ou des détériorations d’une situation antérieure meilleure, comme si le changement ne pouvait être connoté que de façon négative. Il aura fallu attendre le début des années 1980 pour qu’une nouvelle branche de l’écologie – l’écologie du paysage – favorise un "glissement conceptuel" qui a permis de concevoir d’une nouvelle façon l’organisation spatiale et la dynamique des systèmes écologiques. La notion d’"équilibre de la nature", dont les racines philosophiques sont très anciennes, a commencé alors à être réexaminée, et une vision plus dynamique de la nature a commencé à s’imposer, intégrant les perturbations comme facteurs de structuration des communautés biotiques.
Dans ce cadre de pensée, la nature est comprise comme ayant une histoire, comme co-évoluant avec les sociétés humaines. Les milieux naturels sont compris comme étant le produit d’une interaction complexe – celle des perturbations qu’ils ont subies dans leur interaction avec les autres milieux naturels et avec les hommes, formant ainsi une mosaïque d’écosystèmes où perturbations naturelles et perturbations anthropiques s’articulent les unes aux autres à l’intérieur de ce que l’auteur appelle un "écocomplexe", c’est-à-dire un "assemblage localisé d’écosystèmes interdépendants modelés par une histoire écologique et humaine commune" .
Plutôt donc que de considérer l’homme comme le grand perturbateur des équilibres naturels, il convient d’apprendre à le voir comme l’un des acteurs du changement pris lui-même dans un contexte général de changement. Tel est, aux yeux de l’auteur, la principale leçon à retenir des bouleversements que la science écologique a connus au cours de ces deux dernières décennies : "le paradigme de l’équilibre ne tient plus" . Mais un autre paradigme, plus soucieux d’appréhender la transformation conjointe de la planète et de son tissu vivant, est-il disponible, demandera-t-on ? Oui, répond l’auteur, pour peu que l’on veuille bien y travailler : le "paradigme du co-changement" pourrait tout à fait faire l’affaire .
Vers une éthique évolutionniste
La conséquence principale de ce dernier bouleversement épistémologique vaut d’être soulignée : s’il n’existe aucun état de référence donné dans la nature, si la nature n’est plus un équilibre délicatement intégré de processus, si elle est chaotique, si les perturbations humaines ne sont pas nécessairement plus néfastes pour la nature que les perturbations naturelles, alors il s’ensuit que la biodiversité et, de manière plus générale, l’organisation des systèmes écologiques peuvent être librement choisies. Comme le dit Patrick Blandin, "la nature ne s’imposant pas, il va falloir la désirer" .
Entendons bien : il ne s’agit pas, sous couvert d’une écologie nouvelle qui fait la part belle à l’homme, de justifier l’introduction dans la nature d’une intentionnalité humaine qui produirait sans reste une artificialisation des milieux, mais d’apprendre à modifier par inflexion des processus naturels et des trajectoires évolutives – d’apprendre à les piloter, pour reprendre le mot de Raphaël Larrère – de telle sorte que nos interventions dans la nature soient à la fois bonnes pour la nature en général et bonnes pour les hommes. Autrement dit, la question est de savoir quelle biodiversité nous voulons, quelle nature, dans quel but et pour quelle évolution ?
En ce point de la réflexion, "la dimension éthique s’impose à l’écologie" . Avec une certaine originalité, l’auteur plaide en faveur d’une éthique d’un genre nouveau qu’il appelle une "éthique évolutionniste" , laquelle pourrait se développer selon deux axes principaux.
Le premier est directement lié à la thématique de l’écologie évolutionniste dont il a été question dans la section précédente. Dans la mesure où les espèces qui existent aujourd’hui et les organisations écologiques qu’elles forment sont le produit des évolutions passées, ne méritent-elles pas, demande Patrick Blandin, d’être préservées pour elles-mêmes en tant qu’elles constituent la seule mémoire disponible de l’histoire de la vie sur terre ? Ne pourrait-on reconnaître l’existence d’un héritage de l’évolution qui mérite autant protection que les héritages de notre culture, et donc l’existence d’une "valeur de mémoire" de l’évolution ?
Mais ne risque-t-on pas, en acceptant l’existence d’une telle valeur, de mettre la nature sous cloche ? Y a-t-il un sens à vouloir assurer la conservation d’habitats, d’espèces, de variétés en voie de disparition qui n’ont pourtant peut-être plus de signification en termes d’adaptabilité et de potentiel d’évolution ? Ne s’expose-t-on pas à justifier, au nom de la "valeur de mémoire" de l’évolution, des positions radicales, considérant que la moindre espèce, voire la moindre variété, en tant que parcelle de la mémoire de la vie, mérite d’être conservée ? Afin de se prémunir contre la forme de fixisme qui guette l’institution d’une telle valeur, l’auteur préconise - et tel est le second axe de développement son éthique évolutionniste - de promouvoir conjointement une autre valeur : la "valeur de potentiel" de l’évolution, permettant de hiérarchiser les éléments de la biodiversité, à quelque niveau d’organisation que ce soit, en fonction de la contribution potentielle qu’ils apportent à l’adaptation du système dont ils font partie.
Tel est le dernier glissement – le glissement "idéologique" – que l’auteur cherchait à isoler dans cette étude : "la ‘transformabilité’ d’une entité vivante, ou capacité à maintenir les processus vitaux en se transformant, [est appelée à] se substitue[r], en tant qu’objectif fondamental, à la conservation de l’intégrité biologique" .
Mais ce dernier pas constitue-t-il véritablement une avancée ? Si l’objectif, pour une société locale, est de piloter les trajectoires des systèmes écologiques et de la biodiversité en fonction du projet qu’elle a construit, alors cette nature là a-t-elle encore quoi que ce soit de naturelle ? N’est-elle pas plutôt une nature aménagée, répertoriée, classée, gérée et muséographiée ? La nature n’entre-t-elle pas dans le champ de la rationalité instrumentale en répondant à l’ordre qui l’oblige à se ménager une place dans les projets d’une société ? Comme l’écrivait dernièrement Jean-Claude Génot : "Après avoir profondément modifié et fait disparaître les écosystèmes primitifs, après les avoir forcés vers des productions végétales et animales pour ses besoins alimentaires et industriels, l’homme parachève son oeuvre de domination et contraint maintenant la nature spontanée par la gestion vers une biodiversité culturellement programmée, acceptée et aseptisée" .
Patrick Blandin n’ignore rien de cette objection dont il ne méconnaît pas la force. Comme il le dit dans la discussion qui suit sa conférence, l’idéal serait sans doute de conserver intacte toute la biodiversité actuelle, dans quelque recoin de la planète qu’elle se trouve, car de cette manière nous pourrions ne pas avoir à choisir la nature que nous voulons, et éviterions du même coup d’imposer nos choix aux générations futures. Mais le problème est que, du simple fait d’exister sur cette terre, nous intervenons dans des processus de transformation physique, chimique et biologique, qui se traduisent par une transformation de la biodiversité, laquelle influe en retour sur notre environnement sur notre environnement physico-chimique. La vérité est que nous ne pouvons pas ne pas choisir, que nous avons toujours déjà choisi, et qu’il nous incombe par conséquent de le faire au mieux, en toute connaissance de cause, et en assumant nos responsabilités.
Nous pouvons bien entendu nous tromper dans nos choix ; il se peut que nos décisions en matière de gestion de la nature se révèlent être des erreurs aux yeux de telle ou telle génération à venir. "Je ne vois qu’une solution morale à ce dilemme" déclare en manière de conclusion Patrick Blandin : "être capables d’expliquer en quoi une décision prise est considérée comme juste par rapport à des valeurs explicites, de façon que ceux qui plus tard porteront un jugement à la lumière de leurs propres valeurs puissent dire : ‘Nous comprenons. Ils se sont trompés, de notre point de vue, mais ils ont agi en responsabilité. Dont acte’" .