Une étude bien menée qui se propose de donner au portrait artificiel et faussé de l’artiste, une dimension plus authentique et "byzantine".

À l’image de ses sérigraphies, le travail d’Andy Warhol, à l’honneur ces jours-ci, se répète, tel un motif, dans l’ensemble de la capitale. "Warhol TV" à la Maison Rouge et "Le Grand monde d’Andy Warhol" au Grand Palais dévoilent, ainsi que chacun des panneaux de ses polyptiques face à l’objet représenté, non pas une image répétitive et monotone de son œuvre, mais une approche plurale et diversifiée qui met en avant à la fois les créations télévisuelles de l’artiste, souvent méconnues du public et ses séries de portrait dont la notoriété dépare parfois leur portée idéologique. Représentés, reproduits, exhibés encore et encore, les portraits de Warhol dressent le tableau d’une société toute entière où stars de cinéma et de la musique, artistes, collectionneurs, hommes politiques, couturiers… trônent sans limites. Connues, bien connues, trop connues peut-être d’ailleurs, il semble difficile aujourd’hui d’échapper à certaines de ces toiles ; en témoigne l’entêtante série des Marilyn dont notre société de consommation a si bien su tirer profit.

Replaçant le portrait au centre de l’opus warholien, Alain Cueff, commissaire de l’exposition du Grand Palais, s’évertue à montrer l’influence de "la culture byzantine-catholique" chez Warhol. Timidement exposée dans la rétrospective présentée au Grand Palais, cette théorie est plus largement développée dans son essai intitulé Warhol à son image.


Au-delà de l’image, Warhol

L’essai d’Alain Cueff et l’exposition du Grand Palais fonctionnent en diptyque : la thèse avancée par l’auteur tire son origine des portraits de Warhol qui se dévoilent alors, à la lecture de l’ouvrage, sous un jour nouveau. Disposant, pour étayer son propos, de deux supports d’expression, Alain Cueff instaure un dialogue permanent entre ces derniers. Il invite ainsi le lecteur/spectateur à aller et venir entre théorie et pratique, écriture et peinture. Les illustrations présentées dans Warhol à son image présentent essentiellement des documents reliant l’œuvre de Warhol à la culture byzantine, et très peu de portraits réalisés par l’artiste - la collection exposée au Grand Palais suffisant très largement à illustrer certains des propos de l’auteur.

Célèbre, très vite porté au rang de star, provocateur, Andy Warhol n’a eu de cesse de proposer, à une société qui le lui demandait, une image faussée, construite sur des malentendus, des mensonges et une ironie permanente. Aussi erroné soit-il, ce portrait, dont l’artiste n’avait que faire, doit être pris en compte, analysé et dépassé, pour que l’œuvre de Warhol se révèle dans toute son authenticité ; tel est le parti pris d’Alain Cueff qui n’a de cesse de prodiguer, tout au long de son ouvrage, la prudence et la prise de recul face à la duplicité sans bornes de l’artiste.


Quand la Belle Nature et l’art commercial se confondent

L’imitation de la nature est un fondement esthétique et pictural qui a perduré pendant des siècles. Lorsqu’en 1699, Roger de Piles, dans L’Idée du Peintre parfait, définissait la peinture comme "un art qui par le moyen du dessin et de la couleur imite sur une superficie plate tous les objets visibles", il ne faisait qu’asseoir un précepte déjà établi. Les œuvres d’Andy Warhol, tout du moins celles du début des années 1960, ainsi que le précise Alain Cueff, s’inscrivent, non sans une certaine ironie, dans cette tradition picturale. Seule différence, l’image d’une nature idéalisée et parfaite a disparu, laissant sa place à une représentation moins embellie, reflet d’une société de consommation. "L’art commercial, disait Roy Lichtenstein, n’est pas notre art, c’est notre sujet et, dans ce sens, il est "la nature"."  

Publicitaire avant d’être artiste, Warhol a tenu, tout au long de sa carrière, à supprimer entre ces deux univers une frontière qui, pour beaucoup, était infrangible. Fondée sur une appréciation morale et non technique, la séparation entre l’art et l’art publicitaire ne trouve, selon Warhol, pas de réels motifs. Cette idée, aussi provocatrice soit-elle, ne vise pas à dévaluer l’une de ces formes artistiques pour surévaluer l’autre ; il s’agit plutôt, ainsi que le précise Alain Cueff,  de "relativiser le discours critique, élaboré sur un a priori qui entend protéger la peinture et la préserver de tout questionnement sur sa destination"   . L’art est un commerce, Andy Warhol un artiste commercial. Ces rapports n’aboutissant à aucune dépréciation de l’art ou de l’artiste lui-même.

Lorsque, au début des années 1960, Andy Warhol réalise ses premières peintures inspirées par les réclames publicitaires, il dresse un portrait réaliste d’une société submergée par les biens de consommation. Mais plus que les objets eux-mêmes, c’est la relation que nous entretenons avec eux qui intéresse Andy Warhol. Comment nous plaçons nous vis à vis de ces biens ? Sommes-nous ce que nous consommons ou est-ce notre pensée qui nous caractérise ? Industrielles, modernes, les Boîtes de soupe Campbell et la Bouteille de coca-cola sont également des nourritures liquides qui, par leur forme, réfèrent à une nourriture infantile. Alain Cueff esquisse les résonances bibliques de ces objets de consommation et s’engage ainsi sur une piste jusqu’alors inexplorée : "quiconque en est au lait n’entend rien à la parole de justice, il n’est qu’un enfant. Mais la nourriture solide est pour les parfaits qui, à force d’exercer leurs facultés, savent discerner le bien et le mal"   .


Sous la sérigraphie, le pouvoir critique des images
    
"Je vais au travail et je peins. J’essaie de produire autant de peinture que possible." C’est avec une simplicité déconcertante qu’Andy Warhol démystifie le travail de l’artiste en le confrontant à sa matérialité. Occultant les lieux communs de la création artistique, Warhol adjoint à l’art une valeur mécanique et productive. Pendant "ses heures de travail", Warhol produit en quantité, presque de manière automatique, des œuvres, marquées par le processus mécanique de la machine. Le recours à la machine semble incontournable pour Warhol ; mieux, il est souhaitable. En faisant "comme une machine", Warhol essaie d’acquérir une impassibilité qui lui est nécessaire pour créer. La machine sérigraphique est, selon Alain Cueff, "l‘instrument pratique du détachement et la pierre de touche de la philosophie [de Warhol]"   .

Le 27 janvier 1987, lors d’un entretien avec Edward Lucie-Smith sur la BBC, Andy Warhol, interrogé sur les raisons du recours aux répétitions d’images dans son œuvre, répond : "Eh bien, je me dis toujours que je ne fais pas bien la première, alors je… j’essaie de la faire plus… vous savez…". Hésitant,  confus, Warhol s’efforce une fois de plus d’instaurer les malentendus et offre à son interlocuteur une image partielle voire erronée de son travail. Répétitives, les images de Warhol, ainsi qu’il le laisse sous-entendre, n’en sont pas pour autant identiques. C’est d’ailleurs en se différenciant les unes des autres, qu’elles parviennent à attirer l’attention du spectateur et à solliciter sa "capacité à voir" et sa "capacité de reconnaissance". Grâce à la répétition et aux dissemblances des images, Warhol dote ses travaux d’une portée critique. Si devant les Catastrophes de Warhol nous sommes face à "une banalisation de l’atrocité, l’atrocité reste entière"   .



De la célébrité hollywoodienne à l’icône byzantine


Le dessin de la figure humaine renvoie à des genres picturaux spécifiques dont la "noblesse" varie selon le type de sujet représenté. En effet, de la simple imitation des objets inanimés à la représentation des actions humaines les plus complexes, il y a, dès le XVIIe siècle, toute une hiérarchie des genres que Félibien, entre autres   , a pris soin d’établir dans sa préface aux Conférences de l’Académie royale de Peinture et de sculpture ; les natures mortes et les paysages sont ainsi inférieurs à la peinture représentant des "animaux vivants" et au portrait, eux-mêmes inférieurs à la peinture d’Histoire et à l’allégorie. "Comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre, il est certain que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines est plus excellent que tous les autres" affirme l’Académicien. Lorsqu’au début des années 1960, Andy Warhol délaisse les produits industriels de masse au profit du portrait de Marilyn Monroe ou de celui de Liz Taylor, il se tourne donc vers un genre pictural plus "noble" où la représentation de biens, considérés comme produits d’une société, est remplacée par celle de l’homme, créature divine.

Remarqué dans les années 60, le rapport étroit qu’entretenait Andy Warhol avec la religion avait suscité surprise et incompréhension. Plus que l’œuvre, c’était le personnage de Warhol qui semblait se dévoiler sous un nouveau jour ; or, selon Alain Cueff, la religion a également eu "une incidence sur sa stratégie et sur son œuvre" et il serait réducteur de ne pas la prendre en compte. L’auteur de Warhol à son image ne prétend pas, par son essai, exposer une idée qui viendrait révolutionner l’analyse de l’œuvre warholienne ; il s’agit plutôt d’étudier l’impact de la religion "sur le rapport aux images et à l’art" et d’en "mesurer les échos contradictoires".

Fidèles de "l’Église byzantine-catholique", la famille Warhola se rendait régulièrement aux offices religieux. Bien plus que le discours obscur et complexe prodigué par le prêtre, c’est la force visuelle des images religieuses qui a attiré, apprivoisé et modelé le regard du jeune Andrew Warhola. Alain Cueff s’interroge : "Étourdi par la multitude des significations, que peut faire un enfant dans une église, sinon s’absorber dans la contemplation des images devant lui ?"   . Sur ces peintures vives et colorées, figurent "des personnages d’un autre temps, aux visages impassibles et lointains, des figures rouges sur fond d’or, plongés dans leur éternel silence". Nul doute que ces figures se soient inscrites à jamais dans la mémoire de l’artiste.

Face à ces icônes sacrés, c’est un autre univers qui se découvre à Andrew Warhola : celui des magazines, du cinéma, d’Hollywood. Dès lors, lorsque Warhol décide de faire le portrait de ces célébrités, sa pratique picturale se retrouve emprunte de l’iconographie byzantine. Alain Cueff remarque ainsi que, "comme dans les icônes aux couleurs criardes, fabriquées localement, qu'il observait dans les églises de son enfance, ses portraits sont représentés sans aucune mise en scène. Le visage s'inscrit sur un fond monochrome." C’est par les couleurs et la mise en scène, qu’Andy Warhol fait de son sujet une icône. En recadrant le sujet pictural, l’artiste le sépare du monde, de la même manière que l’icône le fait par le fond doré sur lequel les figures apparaissent. Faisant abstraction du monde, ces figures ainsi dépeintes sont inscrites, selon Alain Cueff, dans un espace à part, intemporel, situé entre la vie et la mort : un espace clos, où seul l’icône peut accéder.


S’appuyant à juste raison sur une médiatisation qui masque l’authenticité du travail de Warhol, Alain Cueff s’évertue tout au long de son ouvrage, à exposer une caractéristique fondamentale de l’œuvre warholienne qui avait jusqu’alors été passée sous silence. Parfois difficile d’accès, cet ouvrage mérite cependant notre attention. En réinterprétant l’œuvre de Warhol à la lumière du sacré, Alain Cueff nous permet de dépasser l’image fictive que l’artiste avait prit soin de construire. La culture byzantine nous apparaît dès lors comme "le fonds secret et l’horizon de son œuvre"