Un texte fondateur de l'éxégèse moderne injustement oublié qui souligne l'importance du rôle de la critique historique dans l'étude des textes.

Déjà responsable de la réédition, en 2005, chez Bayard, de la traduction de la Bible effectuée par Sébastien Castellion, parue en 1555 et injustement tombée dans l’oubli depuis lors, Pierre Gibert, jésuite spécialiste de l’histoire de l’exégèse et de la Bible, permet aujourd’hui au public d’avoir à nouveau accès à l’Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon – prêtre de la congrégation de l’Oratoire – œuvre fondatrice de l’exégèse moderne, devenue pourtant introuvable, et ce presque dès sa parution en 1678. Interdite par Bossuet qui, tandis que le roi est en campagne et alors que treize cents exemplaires sont sur le point d’être mis en vente, interrompt brutalement le processus d’approbation, pourtant bien engagé, et fait peu après détruire tout le stock, l’Histoire critique a néanmoins circulé, sous le manteau, grâce aux quelques exemplaires qui ont pu lors être sauvés. Pour l’autorité ecclésiastique, représentée en l’occurrence avec tant de zèle par l’évêque de Meaux, le projet de Simon représente un danger pour la religion, car il tend "à affaiblir l’authenticité des saints livres"   .

Cette accusation indique précisément, dans ses implications théologiques, le lieu d’un malentendu qui dure jusqu’à nos jours et qui, par le biais de la doctrine de l’inspiration, concerne en fait la question fondamentale des rapports qu’entretiennent l’humain et le divin et donc, aussi bien, la conception que l’on se fait de la religion. Les enjeux théologiques du livre de Richard Simon sont d’ailleurs un peu plus développés dans sa Lettre sur l’inspiration, reproduite en fin de volume, lettre dans laquelle il répond aux objections de l’abbé Pirot, docteur et professeur en théologie, pour qui les résultats de la critique historique détruisent l’inspiration. Cette position, qui a été celle de l’Eglise officielle jusqu’à l’encyclique Divino afflante Spiritu de Pie XII en 1943, résulte directement du dispositif métaphysique que la théologie scolastique a hérité des Pères et, par eux, de la philosophie grecque, principalement platonicienne ; selon cette tradition, le divin est conçu comme l’Un absolu, sans lien avec le monde fini et multiple, comme tel systématiquement dévalué. La Bible, en tant que parole de Dieu, doit donc elle aussi échapper à toute corruptibilité et erreur, ce malgré son site mondain et historique. La contradiction consiste alors à affirmer la possibilité d’une telle perfection dans le domaine du fini, lors même qu’elle lui est refusée de manière principielle. S’ensuit une conception instrumentaliste de l’inspiration, d’après laquelle la Bible, en quelque sorte, descendrait du ciel. Si ceci n’a bien sûr jamais été affirmé, on tentait du moins encore, à l’époque de Richard Simon, de s’accrocher à toutes forces à une unité d’auteur fictive, comme c’est le cas pour Moïse et le Pentateuque, malgré l’évidente impossibilité historique de cette opinion ; ou bien l’on jetait le discrédit sur le texte hébreu dans le but de donner à la version officielle de la Vulgate l’attribut, surhumain pour le coup, d’être une traduction plus fiable que l’original et sans erreur aucune ; ou bien encore on refusait que des traditions diverses et à l’histoire complexe et mouvementée aient donné naissance au texte biblique, alors que l’on tenait ferme à l’idée de tradition pour légitimer l’interprétation officielle de l'autorité magistérielle ; enfin, on se forgeait l’image idéale d’une pure parole de Dieu, tombant par là dans la même erreur, mais pour des raisons différentes, que le protestantisme, qu’en cette époque de paix religieuse instable on prétendait néanmoins combattre par ailleurs. Tout cela, qui plus est, allait de pair avec une ecclésiologie strictement pyramidale, privilégiant l’autorité absolue d’un clergé investi divinement de manière directe, ainsi qu’avec une conception du politique penchant pour un pouvoir lui aussi absolu : c’est bien au même Bossuet que l’on doit une Politique tirée de l’Écriture Sainte, légitimation pure et simple de la monarchie telle que l’a exercée Louis XIV. Dans le domaine biblique comme dans d’autres, l’étude de l’histoire peut toujours se révéler dangereuse pour le pouvoir.



Ainsi s’explique la violence de la réaction qu’a suscitée l’Histoire critique du Vieux Testament lors de sa publication. La première partie de l’ouvrage, traitant de l’histoire "du texte hébreu de la Bible depuis Moïse jusqu’à notre temps", explique les nombreuses contradictions et obscurités dont ce texte, dans sa forme actuelle, est affecté, par l’histoire complexe qui l’a produit ; celle-ci ne peut être appréhendée que si l’on accepte de remettre en cause l’attribution du Pentateuque à Moïse et de supposer une pluralité d’auteurs, anonymes pour la plupart, qui ont peu à peu construit le texte, en y ajoutant ou retranchant. C’est cette idée surtout qui a paru insupportable aux adversaires de Simon, d’autant plus que son examen est mené avec toute l’érudition requise ; pour reconstruire l’histoire du texte, il faut en effet connaître l’histoire de ses supports, c’est-à-dire pratiquer la critique textuelle, mais aussi pouvoir comparer toutes les versions anciennes, connaître les langues concernées, ainsi que l’histoire de ces versions et leurs caractéristiques. À cet égard, la méthode suivie par Simon est toujours valable, et la recherche n’a progressé que grâce au plus grand nombre de documents dont nous disposons aujourd’hui. La deuxième grande partie du livre traite quant à elle plus à fond les différentes versions du texte, tant anciennes que modernes, tandis que la troisième s’attache à définir une bonne méthode de traduction et passe en revue les différents types de commentaires qui ont été faits sur l’Écriture. Logiquement, Simon regrette qu’en cette matière le sens littéral et historique ait été le plus souvent, et depuis les Pères, méprisé et estimé de peu de valeur ; le long succès du commentaire allégorique s’explique d’ailleurs autant par un souci apologétique ou pastoral que par la différence culturelle qui sépare le milieu d’origine de la Bible de celui où elle s’est finalement diffusée. Les multiples développements du sens, pour le pire ou le meilleur, doivent beaucoup à ce déplacement culturel fondateur.

La perspective dans laquelle se situe l’œuvre de Richard Simon, de manière générale, a finalement rendu la théologie plus lucide et plus mûre, à l’égard tant de son contenu que de sa méthode. Quant à son contenu, on peut dire que la critique historique a eu pour effet de permettre une compréhension plus profonde de l’implication de Dieu dans l’histoire et donc de l’Incarnation. Mais la méthode y a elle aussi gagné ; paradoxalement, la lecture critique contribue à renforcer la sacralité du canon et participe donc au même processus d’autorégulation de la tradition. Du fait que le texte biblique n’est plus seulement intouchable par la sainteté qui lui est attribuée, mais aussi par l’être historique que la critique empêche de lui ôter, quiconque s’en réclame ne peut le faire qu’à visage découvert, sans se l’annexer et en assumant ainsi une responsabilité plus entière. Ceci vaut tout spécialement pour le Magistère, qui, non sans regrets, a fini par reconnaître la légitimité de la critique historique. Car Richard Simon est loin d’être le seul à avoir subi les attaques de l’autorité ecclésiale pour avoir osé contester son droit à être l’instance interprétative absolue et exclusive du texte biblique et pour lui avoir virtuellement enlevé la possibilité de l’utiliser à son gré et profit. Les luttes ont duré jusqu’au XXe siècle, et des malentendus demeurent encore aujourd’hui, en cette saison identitaire où refleurissent les cols romains. C’est d’ailleurs parce que la critique historique demeure un rempart contre le fondamentalisme et l’intégrisme que la réédition de l’Histoire critique du Vieux Testament a paru à Pierre Gibert aussi utile qu’urgente

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre