Professeur de littérature contemporaine et écrivain,Thomas Clerc a édité le cours sur le Neutre qu'a proposé Barthes en 1977-78 au Collège de France (Seuil/IMEC, 2002). Il a publié divers articles sur Barthes, notamment "Roland le Neutre" (Revue des Sciences Humaines n° 268, 2002, présent dans le catalogue de l'exposition Barthes à Beaubourg). Il en prépare deux nouveaux consacrés au rapport de Barthes à l'art : l'un concerne ses dessins, et l'autre, "Barthes conceptuel", démontre la dimension conceptuelle du cours sur le roman, La Préparation du roman I et II : Cours et séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980 (Seuil, 2003).

Thomas Clerc travaille notamment sur l'autobiographie (en 2002, son ouvrage Écrits personnels sort chez Hachette), et a publié en 2005 Maurice Sachs, le désoeuvré chez Allia. Son essai historique Paris : musées du XXIe siècle (Gallimard) a été sélectionné pour le prix Renaudot en 2007. Dans cet entretien, Il revient avec sa sensibilité d'écrivain et de professeur de littérature sur les deux inédits de Roland Barthes parus ce mois-ci, pour aborder le mouvement de son œuvre toute entière, ce qui le touche dans cette œuvre, et ce pourquoi elle peut toucher notre époque.

 

nonfiction.frQu'apporte la publication posthume des Carnets du voyage en Chine et du Journal de deuil pour appréhender l'œuvre de Barthes dans son ensemble?

Thomas Clerc : Cette double publication, pour importante qu'elle soit, ne permet pas de reconfigurer l'œuvre de Barthes dans son ensemble avec la même force que la publication des œuvres complètes en cinq volumes (sous la direction d'Eric Marty, parues au Seuil en 2004). Seules les œuvres complètes, sous leur forme récente et accessible (bien plus que l'édition de 1993 monumentale, et inadaptée à une telle œuvre) peuvent aider à redécouvrir Barthes en raison de leur exhaustivité, et de l'incroyable somme de textes peu connus et pourtant fondamentaux qui était ainsi révélée au public. L'évolution de la pensée de Barthes y est remarquablement dessinée. Les deux textes qui sortent aujourd'hui, fort intéressants, sont cependant des textes mineurs — il est vrai que le "mineur" est une catégorie barthésienne puisque la monumentalisation des grands textes canoniques de Barthes (Mythologies, Sur Racine, etc.) a paradoxalement contribué à figer Barthes en figure scolaire et à l'éloigner quelque peu d'un renouvellement critique. Je suis donc très content de cette actualité éditoriale, même si j'en perçois les limites.

nonfiction.fr : Ces deux inédits mettent en scène la personne privée de Barthes ; on y entend un "je", déjà à l'œuvre notamment dans le Roland Barthes par Roland Barthes (1975, Seuil). Comment se situent dans l'œuvre de Barthes ces textes à la première personne vis à vis des essais  théoriques ? Y est-il mis au jour des éléments qui ne se laissent pas deviner dans ses essais? Pourriez-vous développer le rôle de la "parole égotiste" telle qu'elle est définie dans les cours sur le Neutre par rapport à la "parole terroriste" et ce que celle-ci apporte à la pensée de Barthes? Qu'apporte dans cette mesure l'expression personnelle pour comprendre la pensée et le style de Barthes?

Thomas Clerc : La facilité consisterait à opposer un Barthes "subjectif" de la fin (le dernier Barthes) au Barthes théorique des années 60 et 70. Certains ne s'en privent pas et jouent le Barthes du retour au sujet contre le Barthes conceptuel, pour des raisons idéologiques que je qualiferais de "néo-révisionnistes" (en style pro-chinois). Ce n'est pas entièrement faux, à condition de bien voir que l'on peut articuler subjectivité et théorie, ce qui est en somme l'enjeu du dernier Barthes, notamment celui des cours au Collège de France et celui de La Chambre claire. Vouloir opposer l'une à l'autre est une erreur, qui permet d'un côté de rendre Barthes inoffensif (Barthes revenant au "sujet"), et de l'autre de nier l'évolution historique de la littérature, qui ne peut plus, à partir de la fin des années 70, se complaire dans un formalisme vidé de ses forces. Or la grandeur de Barthes est d'avoir cherché à réindexer la recherche théorique sur le sujet, ou du moins à partir du sujet (comme le dernier Foucault) : c'est tout l'enjeu du Neutre et de la réflexion sur la photographie.



À partir de Roland Barthes par Roland Barthes, qui est un autoportrait au neutre, le courant est inversé par rapport à la période "hard" du structuralisme, qui s'essouffle. Barthes est donc l'inventeur de l'autofiction, qui associe la théorie de soi au fantasme : le moi n'est d'ailleurs pas le "je", ce dernier ayant une dimension rhizomatique bien plus riche que l'ego.

Le sujet contemporain, Barthes l'a compris, ne peut plus être que joué et rejoué. Le sujet est un remake. La seule façon de ne pas être terroriste au mauvais sens du terme, c'est néanmoins de ne pas refouler le sujet, puisque le sujet qui fait retour n'est pas le "vieux sujet" mais au contraire le sujet lacunaire ou simulé, celui dont la psychanalyse ou le structuralisme ont montré qu'il était, dès le départ, une ligne de fiction ou un rôle prêt à l'emploi. Les terroristes (au mauvais sens du terme, puisqu'il en existe un bon, qui est de ne pas refermer la littérature sur elle-même) sont ceux qui nient le sujet et/ou le fantasme pour l'aliéner à une langue de bois ou à une doxa qui, à la fin des années 70, n'est plus tenable, ayant le marxisme et la linguistique pour supports obligés, — et aujourd'hui le langage marketing. Sujet et théorie sont les deux voies d'avenir pour la littérature, mais ce sont les deux voies qui ont été discréditées, pour des raisons opposées. Leur imprégnation réciproque est pourtant essentielle : on voit bien par exemple ce que La Chambre claire doit au Journal de deuil.

Les deux textes qui paraissent manifestent chacun dans leur genre une tentative de direction pour échapper à la doxa, et aux injonctions de langage qu'elle suppose : les Carnets proposent (sans succès, puisqu'il s'agit d'un texte non achevé) une pratique de la métonymie, du détail, de la note, de la consignation destinées à contrecarrer la rhétorique insupportable du maoïsme à laquelle sacrifient maints intellectuels français de l'époque, de Milner à Daney, de Sollers à Godard — mais pas Simon Leys qui écrit Ombres chinoises exactement au même moment, en 1974, période passionnante à étudier.

En 1974, l'élection présidentielle en France (qui surgit au retour du voyage chinois, comme le principe de réalité dissolvant les rêveries exotiques) voit la liquidation du gaullisme par le libéralisme giscardien. Les "maos" lancent alors une offensive tous azimuts pour taxer ce libéralisme de néo-fascisme, qui se trouverait incarné selon eux au plan culturel par la mode "rétro". En réalité, Barthes sent que ce sont les maos qui sont les véritables "rétros" : ce voyage en Chine va le confirmer dans cette hypothèse inconsciente, qui est le vrai décor de la scène intellectuelle du moment. En Chine, Barthes comprend que le langage des "briques" (c'est ainsi qu'il désigne les morceaux de discours obligé du maoïsme) suffit  à récuser globalement ce dernier. Son talent est là : comprendre que seul le discours dit la vérité. Pourtant, son approche est insuffisante, ce que souligne cruellement le texte.



Sous la coupe d'un Sollers gagné au matérialisme (voyez aujourd'hui son revirement catholique), Barthes n'émet aucune critique politique sur la Chine. Il croit que ce qu'on lui montre est "la Chine", alors qu'il ne s'agit que d'une construction "Montmartre" doublée d'une tyrannie sinistrement cohérente, qui fait taire toute opposition et ne permet qu'une adhésion aux faits, symbolisée par les applaudissements permanents (semblables aux rires enregistrés des séries télé) qui accompagnent le groupe Tel Quel sommé de s'extasier devant les "unités de production".

Mais on ne peut pas demander à un intellectuel, fût-il aussi fin que Barthes, de comprendre toute la réalité, puisqu'il n'en saisit, du fait même de sa séparation objective entre sa cervelle et son corps, que la morne moitié — voyez les délires ultérieurs de Foucault sur Khomeiny. Le dépit sexuel de Barthes en Chine est à ce sujet révélateur : l'impossibilité de toucher un "kiki" (sic) est directement politique, l'homosexualité étant réprimée par le puritanisme mao ; mais Barthes ne mentionne pas cette répression qui conduit pourtant tout "déviant" à la trappe. Dans cette affaire chinoise,  Barthes est simplement victime de son snobisme et de sa faiblesse, qui sont un peu la même chose. Il n'ose pas aller contre le maoïsme parce que l'intelligentsia d'alors est maoïste : il se contente, en bon élève, de noter les réalisations du régime ! Leiris avait déjà commis la même erreur dans son Journal de Chine dans les années 50. Certes, Barthes prend de la distance par rapport  à ces mythes, mais de manière sporadique, et les remarques ironiques et savoureuses, qu'il essaime au passage, se perdent dans la masse des faits : la qualité, pour la première fois chez Barthes, est sacrifiée à la quantité — allégorie collectiviste, qui assigne ce texte au statut de document.

C'est donc un livre "intéressant" (mot pénible) mais peu barthésien, puisque non formalisé. On ne sait d'ailleurs pas exactement ce qu'il voulait faire de ces notes, prises comme un disciple de Bouvard et Pécuchet, livre qu'il emporte symptomatiquement en voyage. Ce périple anti-érotique est antipathique à son moi profond ; seul son surmoi lui dicte un code de bonne conduite qui consiste à accompagner Tel Quel et à consigner les bobards qu'on lui raconte journellement, peut-être pour les retourner contre l'ennemi, dans une tactique de scribe, qui ne peut rester que privée. D'où l'ennui du texte : Barthes est trop intelligent pour ne pas voir que tout ce qu'on lui raconte n'a guère d'intérêt (à la différence du Japon où il fait acte de subjectivité inventive) et trop masochiste pour ne pas se trouver in fine énervé par l'habile timonier auquel il a voulu complaire. Les coups de griffe contre Sollers sont assez drôles, mais prudents. Il y avait pourtant matière à faire un bon texte retors non pas sur la Chine mais sur ses zélateurs, un texte au second degré, sur le modèle des Cahiers de la petite dame (1973) de la secrétaire de Gide, espionnant ce dernier au jour le jour. Pressenti pour être du voyage, Lacan, plus rusé, avait décliné l'invitation en Chine en raison de son anticommunisme. Il savait qu'on ne peut rien faire contre la rhétorique totalitaire.

Le Journal de deuil, sublime, est à l'inverse presque au-delà du commentaire : c'est un carnet de bord bouleversant où le sujet Barthes se révolte contre l'impuissance du langage à rendre compte du chagrin consécutif à la mort de sa mère.



nonfiction.fr : Ces deux inédits apparaissent-ils selon vous comme le signe que Barthes souhaitait écrire un roman, mais qu'il n'en pas simplement pas eu le temps ou qu'il n'a pas eu le courage d'un dévoilement plus personnel ?
   
Thomas Clerc : Seuls les fanatiques du fictionalisme croient que Barthes voulait écrire un roman, genre étranger à son esthétique, surtout sous sa forme innocente et narrative. Le génie de Barthes est d'avoir produit une œuvre qui ne comporte aucune fiction (sinon à l'état de trace) - ce qui est une hérésie dans la définition française de l'écrivain. La splendeur conceptuelle de Barthes est d'avoir récusé le roman, genre totalitaire et souvent pitoyable, qui n'est propre qu'à définir commercialement l'èthos de l'écrivain, ou plutôt de l'écrivant. En échappant au roman, Barthes a réaffirmé la dimension intellectuelle de la littérature, toujours piétinée par les philistins, pour qui elle se confond avec une "histoire". L'autobiographie lui a paru une voie beaucoup plus créatrice, plus en accord avec sa sensibilité, à condition de la pervertir : d'où le "dernier Barthes", que je qualifie d'autofictionnel dans un sens précis — recréation de soi par un discours entre performance et théorie.

La question du roman est en fait complexe, voire retorse.  Selon moi, Barthes a fait d'une faiblesse (l'incapacité à fictionner) une force unique dans notre littérature puisqu'il a finalement rationalisé cette "impuissance" (que la psychanalyse pourrait éclairer) en apologie de l'art conceptuel, dans son cours ultime La préparation du roman. Je l'ai montré dans un texte à paraître, "Barthes conceptuel", qui tisse de façon inédite les liens entre Barthes et l'art conceptuel des années 60 et sa descendance si riche. À la différence de ceux qui, comme Antoine Compagnon, tiennent l'absence de roman pour un échec, j'y verrais au contraire la preuve sublime d'une décision proprement esthétique, celle qui consiste à faire de l'absence d'œuvre la possibilité d'une œuvre spécifique, non pas sur le mode pathétique et funèbre d'un Blanchot, mais sur celui, plus performatif, de l'art conceptuel pour qui, selon le mot de Sol Le Witt "l'exécution n'a pas d'importance". Le rapport de Barthes au roman est un rapport de déplacement, d'inexécution, qui est l'objet même de ce merveilleux cours final.

nonfiction.fr : La publication récente des deux textes inédits de Barthes suscite la controverse (Voir notamment Le Monde du 22 janvier 2009, et BibliObs, 21 janvier). François Wahl, l'ancien éditeur de Barthes au Seuil, qui a d'ailleurs participé au voyage en Chine en 1974, s'est élevé contre ces publications, qui selon lui violent l'intimité de Barthes. Argument éthique donc, mais doublé d'un argument esthétique, celui de l'inachèvement des deux textes, allant à l'encontre de la conception barthésienne de la littérature. Que pensez-vous de ces deux arguments (auxquels ont en partie répondu les éditeurs des deux inédits, Eric Marty et Olivier Corpet, directeur de l'IMEC ) et de cette controverse plus généralement ?

 

Thomas Clerc : Cette controverse ne m'intéresse pas. Une œuvre n'appartient pas à son auteur, tel est le "message" barthésien le plus beau qu'on puisse opposer à François Wahl, qui a d'ailleurs eu raison de publier le très touchant Soirées de Paris en 1987, au grand dam de ceux qui veulent à tout prix préserver une image sainte de leurs maîtres. Ensuite, comme je l'ai dit, la valeur des deux textes n'est pas la même : l'intériorité à la fois bouleversante et banale du Journal de deuil l'emporte sur l'extériorité inaccomplie des Carnets du voyage en Chine. Le sujet Barthes en proie à la singularité indescriptible (et partant universelle) de la peine me touche plus que l'èthos de l'intellectuel engagé-désengagé de années 70, que Barthes cherchait à fuir, notamment en se livrant à la pratique du dessin. Eric Marty et Olivier Corpet ont justement répondu à cette fausse affaire.



nonfiction.fr : On remarque en ce mois de février 2009 une véritable effervescence autour de Barthes. On dénombre sept publications - rééditions ou inédits, de ou sur Barthes, chez Christian Bourgois, Le Seuil, Manucius ou l'INA. S'agirait-il d'une stratégie commerciale fructueuse car s'agissant d'un auteur connu et reconnu? Ou au contraire d'un effort légitime pour réhabiliter Barthes à sa juste valeur ? Dans ce cas, ces publications vous semblent-elles capables d'y parvenir? Quelle interprétation plus générale donneriez-vous de cette entretprise éditoriale ?

Thomas Clerc : Il me semble que Barthes n'a pas besoin d'être réhabilité, il a besoin d'être relu dans une perspective contemporaine afin de le tirer des griffes des critiques conservateurs qui veulent en faire un nostalgique, un humaniste ou un antimoderne : cette dernière déclaration est tellement pitoyable, quand on y pense. Dans une performance récente, j'ai décliné plusieurs points parodiant ce sophisme : Proust hétérosexuel, Céline philosémite, and son on. La transmission de l'œuvre de Barthes, et plus généralement des grands maîtres de l'intelligentsia des années 60 qui a marqué la génération actuelle, se fait plutôt bien. Certes, pour découvrir Barthes, ce n'est pas vers ces deux textes qu'il convient d'aller en priorité, puisqu'ils présupposent une connaissance intime de son œuvre préalable. Il faut, redisons-le, se plonger dans les Œuvres Complètes, vraie mine, puis goûter ces entremets de façon un peu perverse. Cela dit, le Journal de deuil est un texte extraordinairement apaisant : le discours du deuil, peu pris en charge aujourd'hui, dans une société qui "humorise" même la mort, fait écho aux remarques préliminaires de Barthes aux Fragments d'un discours amoureux, discours qu'il prétendait délaissé. Le Journal de deuil est quasiment un texte thérapeutique, très lisible et très beau, d'où son succès. L'intellectuel est vu tout à coup comme être sensible et fragile, ce que la doxa a encore du mal à admettre.

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: Comment caractériseriez-vous l'actualité de la pensée de Barthes?

Thomas Clerc : Il faut reconstruire un èthos ultramoderne de Barthes qui cadre avec la force et la subversion de sa pensée, meilleure façon de le traduire en le trahissant, puisque nous n'avons pas besoin de disciples mais de sortes de traîtres (ce que fut Barthes). C'est ainsi qu'on pourra le faire aimer des jeunes générations et du même coup transmettre l'intensité infinie de la littérature, qui réclame toujours des médiateurs (ou des intercesseurs) - ce dont nous manquons aujourd'hui. On pourrait peut-être reprendre chacun des textes et voir comment Barthes s'est saisi des problèmes qui sont les nôtres : la culture populaire à partir des Mythologies, l'autobiographie avec RB par RB, le formalisme comme révolution, l'èthos comme identité multiple, le Neutre comme forme de vie, le lien entre littérature et art conceptuel, la transversalité, la bathmologie, etc. La grande force de Barthes, c'est qu'il fondait sa recherche sur son seul désir, un désir qui trouvait ses formes dans le(s) Texte(s)


À lire également sur nonfiction.fr :

- Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil/IMEC), par Pierre Eugène.

- Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine (Christian Bourgois/IMEC), par Camille Renard.

- Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j'aime Barthes (Christian Bourgois/IMEC), par Camille Renard.

- Notre dossier : "Barthes ou le désir des textes".