Un livre laboratoire sur les transformations politiques du siècle dernier, marqué tant par l'essor de la démocratie que par l'intrusion des régimes totalitaires.

Il faut beaucoup d’amour pour les romans de Broch et beaucoup de confiance dans le jugement éditorial, une fois de plus très sûr, de Michel Valensi pour entrer dans cette Théorie de la folie des masses et ne pas s’y noyer. Amour et confiance bien récompensés, car ce gros livre est un document important pour comprendre le siècle dernier, comprendre pourquoi il est si difficile à comprendre, pourquoi la double expérience des révolutions totalitaires et de l’invention de la démocratie libérale à l’ombre de l’État providence est en fait une énigme.

Le sujet de ce livre, c’est la "folie des masses" ou folie collective, entendue à la fois comme ce qui est arrivé à l’Allemagne avec la révolution nazie, et comme une possibilité permanente pour l’humanité, possibilité à laquelle la modernité nous rend de surcroît particulièrement vulnérables, en raison de "l’ambivalence de ce monde". De sorte que l’angoisse dans laquelle Broch écrit les premiers textes réunis dans ce livre posthume (publié en 1979) commencé au milieu des années trente, n’est pas moindre dans les pages écrites après 1945 : la défaite de Hitler n’a pas éteint les périls qu’il incarnait, et qu’il s’agit toujours de combattre. "Le but ultime de cette guerre est l’établissement d’un nouveau système de valeurs central."   . L’entreprise de Broch n’est en effet pas purement intellectuelle, il s’agit de produire "une espèce de conversion sécularisée à la propreté morale", écrit-il dans une lettre en 1949.

Hermann Broch, Juif autrichien né à Vienne en 1886, parvient à émigrer aux États-Unis, notamment grâce à Joyce, après avoir été emprisonné lors de l’Anschluss en 1938. Moins populaire que Proust ou Musil, Broch est un des très grands romanciers du début du XXe siècle. Tout d’abord ingénieur dans l’entreprise familiale, Broch tourne le dos à l’héritage industriel pour entreprendre, à quarante ans, des études de mathématiques et de philosophie. Il est proche un temps du positivisme logique du Cercle de Vienne, avant — nouvelle rupture — de passer à la littérature pour palier l’insuffisance éthique, selon lui, de la philosophie. On pourrait rapprocher Broch d’un autre écrivain viennois de la même génération, Robert Musil, mais c’est un Musil malheureux. Comme Musil en effet, comme Proust, Broch est un écrivain philosophe chez qui la grandeur romanesque est inséparable d’une pensée dans le roman mais, chez lui, l’union du roman et de la philosophie est malheureuse parce qu’elle est déchirée entre primauté de la littérature et primauté de la philosophie. On pourrait dire que cette Théorie de la folie des masses n’est que le brouillon du Tentateur ou une annexe aux Somnambules (son premier roman, en 1931) mais aussi, inversement, que ces romans, tentatives de "littérature éthique", ne sont que l’approche imparfaite d’une morale de la modernité qui ne pouvait être pleinement articulée que dans une écriture philosophique. L’œuvre de Broch, comme sa vie, est une répudiation de la philosophie au profit de la littérature, contredite par un mouvement inverse, comme un remords. Broch, "poète et philosophe" selon son épitaphe, est mort à Yale en 1951, sans avoir pu donner une forme définitive ni au Tentateur ni à cette Folie des masses.



Il y a dans ces pages tantôt l’urgence d’un livre de guerre — le but de Broch est de gagner spirituellement la guerre contre les Nazis —, tantôt l’abstraction spéculative d’un traité de "la mécanique de la panique et de l’extase", c’est-à-dire d’une ambitieuse théorie de la psychologie collective, elle-même intégrée dans une science unitaire des "valeurs". Il ne peut y avoir, pour Broch, de véritable défaite du totalitarisme sans une "victoire contre la victoire" : la guerre ne doit pas être l’affrontement de deux variantes de la modernité technicienne, mais le dépassement de cet affrontement par l’avènement d’une "sagesse démocratique" qui, contre la pente spontanée des masses à la folie, devra être atteinte par une "conversion", une entreprise aussi ambitieuse et incertaine que peut l’être la fondation d’une religion. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Commençons par prendre une vue synoptique de l’objet du livre : il s’agit d’édifier une anthropologie générale qui dégage les mécanismes de base de la psyché individuelle ainsi que ceux de la vie sociale. Selon une ligne qui doit beaucoup à Freud et à Schopenhauer (mais peut-être à d’autres sources moins indentifiables, puisque Broch ne cite pratiquement personne), Broch conçoit l’homme comme espèce non viable à l’état individuel, dépendant de la culture comme "vaste système d’atténuation de l’angoisse". La culture elle-même (entendons les institutions de la vie sociale) est un dispositif instable, car incapable de réduire définitivement l’angoisse primitive, toujours susceptible de faire retour sous la forme d’une folie collective. La religion a été pour les sociétés du passé le remède à l’instabilité psychique et à "l’irruption de l’irrationnel", mais le monde démocratique est marqué par le recul de la religion, c’est pourquoi il est livré à une parodie de religion, la "démagogie démoniaque" du totalitarisme, qui ne peut être contrée que par une "conversion sécularisée". Cette analyse n’est en rien restauratrice. Le propre de la situation présente, c’est "qu’aucun désir de religion ne sert à rien tant qu’on n’a pas mesurée l’étendue et la portée de la perte de religion"   . Broch est un anti-moderne et non un conservateur. Je crois que le meilleur moyen de saisir le sens de cette anthropologie si déroutante, c’est de partir de sa vision extraordinairement dynamique des cultures. En somme, l’histoire humaine a transféré dans les civilisations l’instabilité structurelle de la psyché individuelle, "le caractère monstrueux de la liberté humaine"   . De sorte qu’on pourrait dire, dans le langage de l’anthropologie sociale qui n’est pas celui de Broch, qu’il n’existe pas tant des cultures que des processus d’acculturation, que les cultures (les systèmes de valeurs), si stables qu’elles paraissent, sont toujours travaillées par des mouvements cycliques et des "conversions", qu’elles se font en se défaisant, dans une perpétuelle confrontation entre elles, réglée par une "loi des cycles psychiques". Le modèle de ces processus est pour Broch la façon dont le christianisme a supplanté le paganisme en Occident. Hitler est une parodie démoniaque de fondateur de religion. Mais il a su en capter la force, et la démocratie doit à son tour s’élever au niveau de la fondation religieuse. Le concept de conversion cristallise une autre idée centrale de Broch, là encore inspirée de l’anthropologie freudienne, le mélange de rationalité et d’irrationalité dans l’homme : la conversion est en effet un mélange de dévalorisation consciente et rationnelle d’une culture rivale, et d’illumination irrationnelle. La lutte contre la folie des masses ne peut pas être une "éducation", "on ne combattra pas la folie des masses par de simples mesures didactiques"   . La modernité, le désenchantement du monde, la société de la connaissance dirait-on aujourd’hui, sont loin d’engendrer une lucidité supérieure, un règne de la raison : "Loin de permettre à l’homme d’accéder à une claire conscience (…), la civilisation hyperrationnelle dominé par la grande ville industrialisée intensifie à l’extrême l’état crépusculaire dans lequel il vit."  



Ici se loge la tension essentielle du livre, qui est sans doute une clé de son inachèvement. La critique de l’angélisme des Lumières (de la foi dans la souveraineté de la raison), l’idée que les cultures, la vie normale des communautés politiques sont un combat permanent contre la folie des masses, débouchent sur une oscillation troublante entre deux versions antithétiques de ce que Broch appelle "le nouveau type démocratique" : celle de l’humaniste sceptique et celle de l’ingénieur social. La première, tournée vers le Virgile des Bucoliques, vers la pursuit of happiness de la Constitution américaine, célèbre l’autolimitation démocratique, la "piété terre à terre" du paysan ("les pays ruraux ont toujours ou presque toujours été les berceaux des démocraties", tandis que "la grande ville dissout la communauté, mais pas au profit de la personnalité individuelle : au profit du type amorphe"   ), fondée sur l’acceptation de la tradition (distincte de la docilité) et la modestie face au savoir, bref ce qu’il appelle un "anti-prométhéisme mitigé", qu’il place sous le triple patronage de Virgile, Rousseau et Tolstoï, "tous trois des ‘révolutionnaires conservateurs’ comme on dirait aujourd’hui"   . L’individualisme authentique ne peut se développer sans le maintien de cet élément de tradition et de modération.

Mais la seconde veine du livre tourne le dos à cette "sagesse" et propose au contraire à la démocratie d’adopter les méthodes "prométhéennes" de l’adversaire, de le combattre sur son propre terrain, afin de dépasser la faiblesse intrinsèque de la démocratie, qui est pourtant sa grandeur, le fait de ne pas être une religion. Broch appartient à cette famille d’intellectuels fascinés par l’adversaire, parce qu’ils sentent que le fascisme (comme le bolchevisme en Russie) n’est pas simplement une audace de voyou mais répond à une sorte de nécessité historique face à la crise du libéralisme, et cette intuition de la profondeur du danger ne va pas sans une sorte de mimétisme, comme si l’antifascisme devait prendre la voie d’un contre-fascisme voire, comme l’écrivit un jour Bataille, un "surfascisme". Après une brillante critique du marxisme comme lecture économique de l’histoire, Broch conclut : "Avoir montré que la logique purement économique est dépassée, c’est le mérite de la méthodologie des fascistes et de leur virtuosité à manier les tendances irrationnelles du psychisme des masses."   Il concède même à un moment que "la démocratie devra nécessairement reprendre quelques composantes de l’organisation totalitaire"   et va jusqu’à préconiser un contre ministère de la Propagande.

Il y a cela dit plus de profondeur et de sérieux dans les contradictions de Broch que dans le dandysme de Bataille et du Collège de sociologie. Parce qu’il refuse à juste titre de se contenter de l’opposition de la gentille raison et de la méchante tradition irrationnelle, parce qu’il est lucide sur les défaillances du régime parlementaire, Broch est réellement déchiré entre, d’un côté, une idée rédemptrice de la conversion qui attire la démocratie dans les parages du totalitarisme et, de l’autre côté, l’idéal tempéré de l’honnêteté, de la "victoire contre la victoire", c’est-à-dire de l’autolimitation de l’hybris démocratique par la "réintronisation des forces de la conscience morale"   . Une contradiction qu’il crie plus qu’il ne la résout quand il parle de la "tâche missionnaire" de la politique sécularisée.

À la fois éponge et voyant, Broch fait feu de tout bois avec les idées de son époque, mais sa recherche chaotique et inaboutie est pourtant éclairante et attachante. Il donne une sorte de relief personnel à ce qu’on pourrait appeler ses essais de valeur. Ainsi sa veine tolstoïenne n’est pas une naïve idéalisation de la vie rurale mais une méditation sur l’hostilité de la ville à l’épanouissement individuel. Ce n’est pas la vie rurale qui est en soi source de sagesse, mais la possibilité qu’elle montre à l’homme libre de prendre distance avec l’univers impersonnel et insatiable de la technique. De façon prophétique, Broch montre que le prométhéisme, c’est-à-dire l’artificialisme exacerbé des modernes, loin de libérer l’homme de la nature, finit par l’asservir à un nouveau naturalisme : il "se contente de déplacer ses liens, confiant à la non-nature les fonctions de la nature", tandis que la "sagesse paysanne" a le mérite de ne pas naturaliser l’institution sociale, de combiner tradition et connaissance. On se souvient que le narrateur du Tentateur est un biologiste brillant qui a préféré se retirer comme médecin de campagne, où il sera le témoin de l’envoûtement du village par un démagogue démoniaque.



L’ambition démesurée et les tensions de ce livre peuvent dérouter, d’autant qu’elles semblent éloigner sans cesse son objet immédiat, urgent, le combat contre le nazisme, au profit de la multiplication de thèmes anthropologiques généraux. Broch construit un système mais son écriture n’est pas celle du bâtisseur satisfait. Elle transpire au contraire l’inachèvement constitutif, la répétition obsessionnelle, qui n’est pas d’un prêcheur mais au contraire d’un esprit qui doute, qui pense en repensant, s’attaquant à d’immenses questions non parce qu’il croît les maîtriser mais parce que, qu’il les maîtrisent ou non, il doit les poser. L’idée est que le totalitarisme, le nazisme en particulier, est un phénomène de profondeur comparable à la christianisation de l’occident, d’où la difficulté redoutable du combat, qui n’est pas seulement militaire mais spirituel. La réponse de Broch, c’est en quelque sorte une oasis sur un volcan : une morale de l’honnêteté, de la décence commune, de la "piété terre à terre" comme contrepoids à la démesure de la civilisation moderne. Mais cette oasis n’est pas une utopie conservatrice consolatoire, car elle n’est que la domestication précaire des "facteurs mystiques dans l’histoire". Moderne et antimoderne, libéral hanté par l’échec du libéralisme, penseur des "lois historiques" mais aussi de l’irruption des "conversions politiques", déchiré autrement dit entre la raison et la déraison dans l’histoire, Broch forge un alliage vertigineux des contraires mais — c’est si l’on peut dire son côté autrichien —, il ne cède jamais à la tendance allemande à la réconciliation des opposés dans l’unité supérieure d’un tout, et continue de camper au bord du volcan : même si une sagesse des modernes est possible, c’est-à-dire un accomplissement de la démocratie (un "rajeunissement" dit-il, d’une formule ambiguë), cet accomplissement reste vulnérable à la folie des masses, à cette puissance de fondation et de conversion inhérente au fait social. On songe à cette formule de Marcel Mauss : "On ne sait jamais où aboutit un phénomène social : une société pliera bagage et s’en ira tout entière parce qu’elle a entendu parler d’un monde meilleur."   Autrement dit, et c’est la tension fondamentale qui commande la pensée de Broch, le caractère social de la vie humaine fonde à la fois un traditionalisme tempéré, à la Burke pour ainsi dire   , et un sens inquiet de la disposition des sociétés à la conversion et à la folie, comme si l’élément de stabilité, d’héritage que nous attachons peu ou prou à la vie sociale, et qui fait que tout vrai sociologue ou anthropologue est un peu conservateur, n’était qu’un vernis fragile posé sur "le caractère monstrueux de la liberté humaine".

Je n’ai donné qu’une pale idée du kaléidoscope de théories déployé par Broch, sur le droit, les cycles historiques, l’économie psychique, etc. J’aimerais mentionner l’étonnant passage sur le rêve   . Il commence par une théorie formelle des "équations du rêve" pour arriver à une "économie émotionnelle des groupements sociaux humains" qui est une véritable théorie onirique du social, modelé sur la "logique du rêve". Ces éclairages en tous sens laissent subsister cependant quelques zones d’ombre. À une exception près   , l’histoire si cruciale pour Broch de la conversion du paganisme au christianisme semble oublier le judaïsme, et hormis une page admirable qui évoque et écarte l’interprétation religieuse de l’antisémitisme ("c’est là presque une pensée nazie (…) le destin juif est cruel, mais sans solennité"   , l’antisémitisme nazi reste au second plan et se perd dans l’analyse de la "déformation magique des faits" propre à l’idéologie totalitaire. Broch a surtout cherché à rendre compte de l’universalité du démoniaque moderne, d’où la difficulté à approfondir l’élément proprement allemand (et russe) de la catastrophe. Un Thomas Mann ou un Sebastian Haffner auront un souci plus vif de la question allemande, de la place singulière de l’Allemagne dans l’histoire européenne, que Broch traverse pour ainsi dire sans s’y arrêter.



L’absence à peu près complète de toute référence ne facilite pas la tâche du lecteur. Broch traverse des pans immenses de la culture contemporaine sans marquer ses repères, et c’est au lecteur de reconstituer ses discussions avec Freud, avec son ami Canetti, et bien d’autres. On croisera pêle-mêle une critique individualiste à l’allemande du monde moderne au nom de la personnalité authentique ("l’indigence que cachait et recouvrait le soi-disant individualisme (…) l’automystification et le travail incessant de typisation de la personnalité individuelle"   , mais aussi une critique de la sacralisation allemande de l’État et de la communauté culturelle, qui est peut-être un dialogue avec Thomas Mann   . D’un côté, Broch semble aspirer à un réenchantement de la démocratie par l’éthique (la conversion à l’honnêteté), mais de l’autre, il développe une théorie sceptique de la démocratie qui "ne veut rien avoir de commun avec l’autorité mystique", ce qui est peut-être un écho de Hans Kelsen, qui fut proche lui aussi du Wienerkreis, et défendait une démocratie radicale, débarrassée de la sacralisation de l’État et de l’horizon d’une légitimité morale   . Les concepts omniprésents de "somnambulisme" et d’ "état crépusculaire" renvoient tantôt à une critique de l’atomisation des valeurs et de la dépersonnalisation dans la société moderne, donc à une pathologie, tantôt à une théorie positive du "profond onirisme dans lequel la vie humaine sociale s’organise", du "rêve organisé que représente (…) toute organisation humaine pourvue de sens"   .

À travers ses fulgurances et ses contradictions, cette Folie des masses est une expérience pour rendre sensible aux grandes transformations des sociétés. L’originalité principale de cette fresque, c’est la mise au jour, sous la lente mobilité des civilisations, du caractère dramatique des phénomènes de conversion, et la vulnérabilité particulière de la société des masses à ces phénomènes brutaux. L’imprécation amère est le travers fréquent des antimodernes, Broch serait plutôt un pessimiste bienveillant

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.