Cet hommage sous forme de quatre courts textes éclaire aussi bien l’œuvre de Roland Barthes que celle d'Alain Robbe-Grillet.

L’hiver 2009 voit s’édifier une véritable machine de guerre éditoriale pour restituer à Roland Barthes les honneurs qui lui sont dus. En même temps que sont publiés deux textes inédits (Carnet du voyage en Chine et Journal de deuil), et réédité un certain nombre d’ouvrages qui lui sont consacrés (le colloque de Cerisy de 1977, L’Écriture même : à propos de Roland Barthes de Susan Sontag et Roland Barthes, Vers le Neutre, de Bernard Comment), les éditions Christian Bourgois proposent une compilation de quatre textes d’Alain Robbe-Grillet consacrés à son ami. Intitulé Pourquoi j’aime Barthes, ce recueil se place immédiatement sous le signe de l’hommage. Or l’avantage et l’inconvénient d’une telle expression de déférence est qu’elle fournit tout à la fois des informations sur l’admiré et sur l’admirateur. Dans chacun des quatre textes qui constituent ce petit volume, il semble impossible de démêler Roland Barthes de Robbe-Grillet. En un chiasme subtil, la personnalité et l’œuvre de l’un déterminent le regard de l’autre, qui informe à son tour l’appréhension du premier.


L’entrelacement de deux amis

Pour reprendre l’usage des initiales à l’œuvre dans le Roland Barthes par Roland Barthes   , R.B. et R.G. – alors davantage figures littéraires qu’individus – sont intriqués de deux façons différentes.

En premier lieu, à cause de la raison de la présence des textes dans le recueil et de la forme qu’ils y prennent : chacun des quatre essais fournit une preuve supplémentaire de cet enchevêtrement. 

Le premier, qui donne son titre à l’ouvrage, est une contribution de Robbe-Grillet au colloque de Cerisy consacré en 1977 à Roland Barthes. Or cette déclaration d’amour se voit au fil du discours criblée d’interventions de Barthes lui-même, pour finir par se présenter comme un témoignage d’estime auquel participe paradoxalement le principal intéressé.

Le deuxième, "le parti de Roland Barthes" paraît originellement dans le Nouvel Observateur en 1981. Mais l’article distancié sur la figure intellectuelle de Barthes est repris quelques années plus tard comme matériau littéraire dans le roman autofictionnel de Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient   . La matière de l’écriture personnelle se confond avec le témoignage documentaire sur le sémioticien.

Le troisième, "Un Roland Barthes de plus" est extrait du catalogue d’une exposition de dessins de Roland Barthes présentée en 1995. En s’attachant à aborder les dessins de son ami et le rapport que ce dernier entretenait à son image, Robbe-Grillet s’adonne à un autoportrait, voire à une esquisse d’auto-analyse concernant le rapport qu’il entretient à son propre physique.

Quant au quatrième texte, "J’aime, je n’aime pas", sa genèse révèle sans équivoque l’interpénétration des deux figures. L’insertion de ce court texte dans le recueil est en effet la conséquence d’une méprise. La mémoire de Robbe-Grillet, dont il se fait lui-même le principal apologiste, le trompe pourtant sur l’origine du texte : initialement commandé par l’émission de France culture Mi-fugue, Mi-raisin en 1980, ce jeu de dévoilement est resté dans les souvenirs de Robbe-Grillet comme l’hommage radiophonique qu’il avait proposé au premier anniversaire de la mort de Barthes en 1981. Or quoi de plus révélateur que cette confusion entre l’aveu tout personnel d’une liste de "j’aime, j’aime pas" et la célébration à la mémoire d’un ami ?



Correspondances entre deux œuvres


En second lieu, l’autre aspect de l’intrication des deux regards et des deux œuvres se dégage de l’enchevêtrement des topos qui innervent les œuvres de Robbe-Grillet et de Roland Barthes. La déclaration d’amour trahit aussi bien la flamme de l’amoureux que l’objet de désir. La métaphore amoureuse n’est pas anodine ici en ce que l’amour – et ses "dérivés" : la sensualité, le désir, le corps – apparaît comme le fil conducteur qui assure la cohérence de l’ouvrage, au-delà de la variété des quatre textes. Robbe-Grillet invoque ainsi son rapport amoureux avec l’œuvre – et/ou la personne – de Roland Barthes   . Mais plus encore que le fil rouge de la lecture, l’amour charnel constitue une des matières littéraires et un des supports théoriques les plus importants de l’œuvre de Barthes comme de celle de Robbe-Grillet. Ce dernier insiste, dans un style où résonnent les connotations sexuelles, sur toutes les facettes que la thématique du corps, et de son corollaire, l’amour,  peut pendre chez Barthes : quand, derrière le texte, Robbe-Grillet devine la matérialité de l’auteur ("Cette très forte intervention du personnage dans le texte, la sensation que j’ai affaire à un corps, à des pulsions, à des choses pas propres, probablement, fait que le texte tend à devenir un simple porte-parole de ce corps")   ; quand l’auteur de La Jalousie comprend que ce qui fait la spécificité de la pensée barthésienne, c’est qu’elle s’écarte de l’abstraction conceptuelle et de la rigueur scientifique pour s’approcher de la densité du sensible, dans une rhétorique du "glissement"   ; quand le "plaisir" de la pensée poétique en acte dans les cours de Barthes dépasse l’impression de vacuité du discours   ; quand les délices de la table sont mis en avant pour caractériser la personne privée de Roland Barthes   . Quand enfin l’exercice du "J’aime, j’aime pas"  révèle que ce que Robbe-Grillet retient et aime par-dessus tout chez Barthes, c’est "sa voix"   .

Si Robbe-Grillet prend ainsi en otage la thématique du corps et de l’amour chez Barthes, c’est que chez lui aussi, le thème est central. De la "jouissance du texte" barthésienne  à la tentation pornographique robbe-grillesque, de la théorie de la littérature s’appuyant sur la matérialité du langage   à l’écriture voluptueuse des Romanesques   , le corps, et toutes ses inflexions sémantiques, joue un rôle moteur chez les deux écrivains. Une fois de plus, les deux œuvres se répondent dans un hommage paradoxal où l’on apprend autant de l’un que de l’autre.

Le biais d’entrée dans ce recueil, l’amour – d’un écrivain pour un autre – revêt en définitive une portée fondamentale pour aborder, indépendamment l’une de l’autre, l’œuvre de Barthes et celle de Robbe-Grillet. Mais de façon plus originale, le thème de l’amour charnel permet de signaler un point important de correspondance entre les deux œuvres.



La communion, palpable dans le témoignage de Robbe-Grillet, entre l’auteur de l’hommage et son objet, est par ailleurs fidèle à l’idée que Barthes se fait de la critique. L’herméneutique en est, sinon l’unique, du moins le principal objet ; la voix de l’interprète "fait flotter au-dessus du premier langage de l'œuvre un second langage"   . Ce n’est pas un hasard si les deux hommes ont entretenu une amitié littéraire de vingt-cinq ans. Ils sont imprégnés d’une même conception du commentaire et de l’interprétation, qu’ils ont en retour contribué à construire. Si bien que dans Pourquoi j’aime Barthes, les deux "langages" se recouvrent, au point que le lecteur finit, somme toute, autant par savoir pourquoi Robbe-Grillet aime Barthes que pourquoi lui-même aime – ou pas –  Robbe-Grillet

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil/IMEC), par Pierre Eugène.

- Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine (Christian Bourgois/IMEC), par Camille Renard.

- Interview de Thomas Clerc, "Entre deuil et voyage : l'(in)actualité de Barthes", par Camille Renard.

- Notre dossier : "Barthes ou le désir des textes".