L’Islam c’est aussi le monde indien ; l’Inde est musulmane autant qu’hindoue. Plongée au creuset d’une civilisation.

Voilà une véritable bouffée d’air frais, qui tranche avec les approches dominantes de ce que serait la présence d’une civilisation musulmane unifiée dans un sous-continent indien historiquement allogène. Un autre Islam part de la réalité de relations intimes entre musulmans et hindous. L'ouvrage démontre et illustre de manière très claire la réalité d’interpénétrations étroites – économiques, d’organisation sociale, de lignages, de pratiques – entre des communautés musulmanes, d’ailleurs multiples, et des communautés tout aussi variées se rangeant dans la grande famille des communautés hindoues, ou encore jaïn, parsies et chrétiennes. Marc Gaboriau rappelle par l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la politique et la géographie, sans négliger nombre d’anecdotes éclairantes, que le sous-continent indien est d’abord le lieu d’une civilisation basée en large part sur l’organisation par castes – jatis – plus que sur des religions englobantes (et précisément en ce sens d’autant plus excluantes à leur frontière) que sont les religions du Livre. Vieille histoire connue des classifications coloniales : "l’hindouisme" est un assemblage de l’orientalisme européen et du pouvoir colonial britannique ; "l’islam" indien est construit en réaction. Il y a en réalité des communautés musulmanes qui, par le système des castes et bien d’autres pratiques culturelles, ont été marquées par les formes de civilisation du sous-continent, comme à l’inverse cette civilisation est incompréhensible depuis l’Hégire (et pas seulement depuis les sultanats de Delhi ou les Moghols) sans ses composantes musulmanes.

Ce livre rappelle donc une évidence étymologique : "l’Inde" est le pays d’au-delà de l’Indus, pas le pays des hindous ! Nom colonial donné par les Anglais et repris par Nehru à l’indépendance – au grand dam du fondateur du Pakistan, Jinnah, qui pensait qu’il allait appeler l’Inde du nom de langue hindi de "Bharat". Les termes "d'hindou" ou "d'hindouisme" furent forgés et popularisés par les colonisateurs anglais comme catégorie englobante et ce faisant aliénante par rapport à "l'ensemble" des musulmans dans le cadre de leur politique du "divise et règne". Il est par ailleurs intéressant de noter l'étymologie, les Anglais étant obsédés par la conquête de la région du fleuve Indus, réalisée très tardivement dans la colonisation de l'Inde.

Un autre Islam traite donc, derrière ce titre, en réalité d’autres Islams, et fondamentalement, de communautés musulmanes prises dans une large civilisation sous-continentale, qu'elles contribuent à définir. La lecture proposée est donc agrégative, elle part de réalités anthropologiques et du vécu des peuples. Elle ne rencontre à ce niveau anthropologique rien qui puisse ressembler même de loin à un "clash de civilisations". Elle montre que, aujourd’hui encore, la construction des identités musulmanes ou hindoues est une élaboration non seulement récente historiquement et fruit d’une politique "moderne", mais surtout que les identités et des pratiques demeurent secondaires. Se maintiennent par exemple les héritages de la civilisation indo-persane en Inde du Nord et au Paksitan, de la civilisation bengalie musulmane-hindoue entre Bengale Occidentale (indien) et Bangladesh, d’une société de fusion de souche chrétienne ancienne et hindoue-musulmane dans plusieurs zones de l’Inde du sud.



Ce livre important concerne tout citoyen curieux du monde contemporain, et pas les seuls anthropologues et amoureux de la connaissance de l’Inde, disciples de la déesse de la connaissance Sarasvati, amis de la Sophia, disciples des Commandements du Livre et de l’injonction de connaissance. Il offre une compréhension du monde d’au-delà de l’Indus, encore aujourd’hui si incompris (ce dicton arabe peut être fait nôtre, qui renvoie l’exotique ou l’incongru à la sentence "tu es du Sindh ou de l’Hind"). Si ce livre ne va pas jusqu’à le dire tel quel, il permet en effet de concevoir et de penser par des catégories pertinentes une réalité essentielle du sous-continent : même le plus militant des "(fondamentalistes) islamistes" ou des "(fondamentalistes) hindouistes" est non seulement le produit d’une modernité particulière qui ne touche qu’une faible partie de la masse civilisationnelle de cette aire, mais surtout n’est ceci qu’au second ordre qu’il (elle) le reconnaisse ou pas, il (elle) est d’abord d’une communauté, caste, classe, région, culture linguistique donnée. L'Inde, ouverte par ses plaines à l’Asie Centrale (jusqu’en 1965), au monde des steppes (jusqu’à l’érection de l’Afghanistan en État-tampon entre les empires russe et britannique), et à la Perse (jusqu’à aujourd’hui et de manière structurelle), et ouverte par ses mers au monde africain, arabe, de l’Asie du sud-est et de l’Insulinde, à la fois a hébergé les premières mosquées, est chrétienne depuis bien avant l’Europe, et n’est en son "cœur" géographique pas toujours même hindoue (voir les "tribaux"). En somme, elle a accommodé toutes les influences. Elles les a toutes changées en retour, par l’adjonction de la caste, de par "la mer les steppes et les airs". Les Islams indiens sont "autres" pour les Islams arabes, persans, et même indonésien.

Un Autre Islam, par le point d’entrée des musulmans, arrive aussi à une autre réalité fondamentale et de portée plus large : il y a une communauté du champ politique dans l’ensemble du sous-continent. Ceci dépasse les seules communautés musulmanes ; quand le Pakistan bouge, le Népal tressaute ; quand le Sri Lanka est instable, l’Inde est affectée, quand le Népal et le Bhoutan aujourd’hui renouvèlent la possibilité du politique, les processus de démocratisation en Inde, Pakistan (et même Afghanistan) ne peuvent rester inchangés. Les frontières sont poreuse non parce que les extrémistes les traversent, mais parce que le sous-continent est une civilisation composite et vivante. "Une seule société", avec des "fractures internes partagées" tel sont les mots-forces de ce livre.


   
Le livre enfin comporte nombre de belles pages, tant la lecture est d’abord un plaisir. On ne fera pas ici la traditionnelle description d’une table des matières d’ailleurs de facture classique, mais on évoquera des passages. Le renvoi dos à dos d’un Louis Dumont à l’œuvre "dogmatique" et de la naïveté de croyances en un "syncrétisme échevelé"   , la figure d’une Inde "restée enfermée dans sa vision ptoléméenne du monde" jusqu’à la colonisation, la réminiscence d’une Inde qui reste très militarisée jusqu’en 1857 voire 1872 (Gandhi le non-violent naît en 1869…) et le choix par les Britanniques d’un mode de pouvoir d’abord "moyenâgeux"   , ne quittant leurs "oripeaux orientaux"   qu’en 1835. plus loin, par le rappel des filiations dynastiques du monde musulman, l’auteur rappel qu’après Baghdad, ce n’est pas le monde arabe mais bien l’Asie centrale et l’Iran qui ont la "prépondérance" dans le sous-continent   . Il mentionne les communautés noires venues d’Abyssinie, des messianismes originaux indiens   qui vont fonder plus tard la prétention du sous-continent à influencer l’Islam radical plus avant que le wahhabisme pétrolier. Il décrit la genèse et l’invention conjointe des prosélytismes musulmans et hindous comme une des premières crises de la modernité indienne   , et comment le "Génie de l’islamisme" touchera aux rives de l’Egypte (puis de l’Algérie) venu d’Inde pour y inspirer les Frères Musulmans   .  Au passage apparaît bien une réalité connue par ailleurs ; l’actuel Pakistan n’a pas été le terreau original de l’islamisme salafiste indien ; ces territoires votaient Congrès – et unité de l’Inde – jusqu’à la veille de la partition, voulue par les intellectuels de Bombay et les élites de la plaine gangétique… Suit une partie entière du livre, sur les castes et la société, dans la veine traditionnelle des livres sur l’Inde, très classique si ce n’était qu’on y parle bel et bien de l’Islam ! La dernière partie du livre passe en revue les pays du sous-continent. Mais ce qui serait une description assez standard lue telle quelle a entre temps pris une coloration entièrement différente rendu à ce stade du livre ; c’est ainsi qu’il faut la lire, son compte-rendu n’apporterait rien. Signe de plus de ce que ce livre apporte un regard neuf à ses lecteurs