Une étude à la fois rigoureuse et approfondie qui retrace à travers les "50 plus belles histoires" le parcours singulier de ce cinéaste hors norme.

Le sous-titre du livre de Guillaume Évin, Un ovni à Hollywood, est plutôt bien trouvé : Woody Allen est effectivement un véritable objet non identifié dans le monde très réglé de l’industrie hollywoodienne. Aux yeux de ses condisciples, cet énergumène à lunettes doit passer pour un extraterrestre dont les films coûtent en général le vingtième du prix des productions moyennes et dont les succès se rencontrent avant tout en Europe, et en particulier en France, tandis que les Américains boudent leur plaisir. Peut-on être, à la fois, le mal-aimé du système et du public, et le chouchou de toutes les stars qui se battent pour apparaître dans ses longs-métrages ? Avec trente-huit films (et demi) et une estime mondiale à son compteur, Allen prouve bien que oui.


Comment couper les cheveux en sept

À la fois "intellectuel névrosé", "furieux narcissique", "hypocondriaque horripilant mais désopilant", "obsédé touchant quoique pathétique", dialoguiste et cinéaste, philosophe et érotomane, dramaturge et acteur, Woody Allen est présenté, par Guillaume Évin, comme un génial touche-à-tout prolifique, inclassable, en somme plus européen qu’américain, partageant avec les artistes du vieux continent cette vision du cinéma comme psychanalyse des obsessions les plus instinctives et primaires (le sexe et la mort), autant que comme vecteur des phantasmes les plus indicibles. Cette image d’intellectuel frustré qui colle à la peau d’Allen, et que lui-même n’a cessé de mettre en scène à travers des avatars cinématographiques nombreux, ne dit pas de lui l’essentiel : parce que le petit bonhomme de Brooklyn s’est distingué par la comédie et les bons mots, d’abord dans les stand-up de ses premières années puis dans ses premiers films, et parce que son admiration immodérée pour les cinéastes européens, Ingmar Bergman en tête, ne lui a que très peu réussi quand il a tenté de l’appliquer à son cinéma (avec Intérieurs par exemple, l’un de ses échecs). L’homme qui nous enchante tant, chaque automne ou presque, avec des œuvres alternativement drôles et légères puis graves et pesantes, ne peut évidemment pas se résumer à un ou deux adjectifs. D’où son incapacité chronique à s’entendre avec un système hollywoodien qui préfère, aux francs-tireurs, des artistes classés par catégories bien précises.

D’où, surtout, la structure en "anecdotes" parfaitement utilisée par Évin pour nous parler, dans un volume somme toute condensé (cent trente pages environ), de ce fascinant hurluberlu. Si l’auteur, journaliste à L’Expansion, divise la personnalité d’Allen en sept chapitres, c’est donc pour mieux contourner la difficulté d’une approche frontale. Woody Allen, un ovni à Hollywood ne se prétend ni ouvrage d’analyse, ni biographie exhaustive ; ce petit livre offre au lecteur d’intégrer l’univers d’un artiste complet à travers ses multiples facettes, par diverses entrées, à travers un découpage éditorial explicite : "Une énigme à Hollywood", "Débuts précoces", "Femmes, je vous aime", "Allen à l’écran" sont parmi les chapitres que l’on choisira de parcourir dans l’ordre ou le désordre, l’idée étant d’atteindre, au final, à un ensemble cohérent.

Le travail d’Évin a surtout consisté à compulser les documents déjà disponibles sur Woody Allen, biographies et monographies (par John Baxter, Florence Colombani) ou entretiens très complets (le récent ouvrage d’Eric Lax, celui de Stig Björkman), pour en tirer la moelle substantielle du personnage et la morceler, tout en parsemant son parcours de réflexions comiques tirées du répertoire célèbre de l’auteur-metteur en scène. Il a d’abord le mérite de "vulgariser" une somme considérable d’éléments épars   , et de s’adresser ainsi à un public qui ne connaît de Woody Allen que le nom ou quelques films, sans rien savoir de l’évolution de sa carrière, de son existence troublée, ni de son caractère instable. Un ouvrage destiné aux profanes, d’une certaine manière, et qu’on aurait sans doute aimé plus long, plus détaillé, plus profond, mais qui répond avec pertinence au cadre éditorial de la collection des "50 plus belles histoires" des éditions Timée.


Woody par-ci, Woody par-là

Parmi les cinquante anecdotes choisies par Guillaume Évin, la grande majorité est dédiée aux rapports contradictoires qu’entretient Woody Allen avec le cinéma. Ceux-ci débutent sur les chapeaux de roue : en 1964, le futur réalisateur de La Rose pourpre du Caire se voit proposer, par le producteur  Charles K. Feldman, de réécrire un scénario bancal dont il doit libérer toutes les potentialités : Quoi de neuf, Pussycat ? est typiquement un produit hollywoodien, mélange de glamour et de comique, descendu par les critiques, encensé par le public. Allen travaille d’arrache-pied sur ce script qui sera finalement remanié mille fois, pour un résultat absolument indésirable – ainsi qu’un second rôle peu intéressant. Cette expérience catastrophique (Feldman fit apparemment en sorte de se mettre Allen à dos, par exemple en engageant Peter Sellers pour le rôle-titre là où le scénariste souhaitait Groucho Marx !), éloigna définitivement Woody Allen des grands studios américains, auxquels il préféra une certaine liberté de ton en l’échange de contraintes financières, travaillant à l’ancienne, tapant ses scripts sur une antique Olympia, et profitant d’une paix royale. Malgré quatre statuettes gagnées aux Oscars pour Annie Hall, en 1978, le petit bonhomme ne prendra même pas la peine de se déplacer jusqu’au lieu de la cérémonie : le strass et les paillettes d’Hollywood, très peu pour lui.



L’autre facette cinématographique d’Allen, c’est ce dédoublement perpétuel qui caractérise toute son œuvre, forte de trente-huit longs-métrages, entre comédies et films plus graves. Le jeune comédien venu du stand-up – performances comiques en solo dans des clubs – se lance dans le cinéma avec un premier coup d’essai réussi, Prends l’oseille et tire-toi, l’histoire d’un gangster de bas étage qui rate tout ce qu’il touche ; dès lors, Allen s’exprime à l’écran à travers la comédie, sa pépite d’or à lui : il y recycle ses bons mots et fait montre d’un vrai talent de bonimenteur. Mais après quelques petits succès publics, Allen, largement influencé par le cinéma européen – comme tous les metteurs en scène des années soixante, John Cassavetes en tête – désireux de changer de ton, réalise, en forme d’hommage à son mentor cinématographique Ingmar Bergman, Intérieurs, un drame familial que le public ne suit pas. Échaudé mais pas détruit, c’est l’année d’après qu’il met en scène le film archétypal de sa carrière, celui que l’on cite le plus souvent comme modèle de son style esthétique et intellectuel : Manhattan, auquel pourtant il ne croyait pas vraiment. Depuis, Allen enchaîne, avec plus ou moins de bonheur mais un talent constant, les projets amusants ou plus sérieux.

Évin explore une autre facette, et non des moindres, du mystère Allen : son enfance. Celle-ci a-t-elle fait de lui l’homme névrosé et hypocondriaque qu’il est aujourd’hui ? Ses passages interminables sur le divan du psychiatre trouvent-ils leur origine dans le traitement musclé prodigué par ses parents ? L’artiste se livre peu et se sert de ses films pour lancer quelques miettes de réponse. Il a souvent dit que sa mère ressemblait à Groucho Marx ? Dans Prends l’oseille et tire-toi, les parents du héros sont affublés de masques du célèbre comique parce qu’ils ont honte des activités criminelles de leur fils. Son père changeait de travail avec une telle régularité que le petit Allen n’arrivait jamais à savoir ce qu’il faisait vraiment ? Dans Radio Days, quand le garçon interroge son paternel sur son boulot, celui-ci esquive chaque fois le sujet. On lui demande de parler directement de son enfance ? Allen ironise : "On me kidnappa. Mon père prit aussitôt ses dispositions : il loua ma chambre."


Finalement, et c’est la leçon donnée par Evin en sept chapitres, Allen n’est qu’un homme comme les autres qui vit paisiblement et sans fioriture, loin des personnages qu’il s’invente, avec des goûts simples pour le jazz et le poker. Serait-ce là son secret de longévité : une existence ascétique à la manière Bergman ? Ainsi qu’il le fait dire à son protagoniste de magicien, dans le récent Scoop : "Ce qui m’excite dans la vie, c’est un dîner sans brûlure d’estomac." C’est peut-être ça, surtout, Woody Allen

Pour compléter, deux sites (en anglais) sur le cinéaste :
http://www.woodyallen.com/
http://www.woodyallenmovies.com/