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Ancien journaliste dans l’émission "Face à Alain Minc" sur Direct 8, Guillaume Klossa vient d’achever sa mission de conseiller de Jean-Pierre Jouyet, à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE). Quelques jours après la fin de la présidence française et à la veille de l’entrée en fonction de Barack Obama, il revient sur le bilan de la présidence française en le réintégrant dans une perspective transatlantique.

 

Sommaire

L’avenir institutionnel de l’Union  : p.5

La politisation et les élections de juin prochain : p.8

L’Europe dans le monde : p.9

 



nonfiction.fr : Quelle a été votre mission lors de la présidence française de l'Union européenne ?

Guillaume Klossa : Contribuer auprès de de Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes, à la préparation et la mise en œuvre de la présidence française de l'Union européenne. Mobiliser l'ensemble des réseaux de la société civile européenne : intellectuels, médias, syndicats, think tanks et autres fondations… pour faire en sorte qu'il y ait un vrai débat d'idée européen à l’occasion de notre présidence en France mais aussi dans l’Union. Pour faire progresser l’idée européenne, pour qu’émerge un véritable espace public européen, il est indispensable que tous les acteurs du projet européen puissent se compter, se rencontrer et réfléchir ensemble aux défis communs et aux solutions à y apporter. C’est ce que nous avons essayé de promouvoir à l'occasion de la présidence française avec les programmes de débat "Paroles d’Européens !" et "Penser l’Europe". Ma mission a aussi consisté à suivre ou faire progresser certains dossiers comme l’audiovisuel, la communication européenne, le dialogue interculturel ou la mobilité des jeunes, des dossiers importants pour l’identité collective sur lesquels nous souhaitions réaliser des avancées politiques sous présidence française.

nonfiction.fr : Quel est votre regard sur le bilan de la PFUE, notamment dans la perspective transatlantique ?

Guillaume Klossa : Je crois que la chose la plus fondamentale est que la présidence française de l'Union européenne, en grande partie une présidence de gestion de crises, a remis la "politique au cœur du projet européen". Dans un contexte de crises multiples, elle s’est positionnée en initiatrice de solutions politiques en promouvant autant que possible des approches internationales multilatérales. Désormais, il ne s'agit pas de savoir de quelle Europe on veut, mais bien de répondre à des problèmes concrets, de faire face à des crises qui dépassent les Européens en y apportant des solutions concrètes et en mobilisant l’ensemble des parties concernées. On a remis au goût du jour l'idée – c’était très clair lors de la conférence Europe-Amérique organisée mi-décembre par Notre Europe et le German Marshall Fund pour faire le bilan de la PFUE – que l'Europe est en mesure d’exercer un rôle utile de leadership en posant des problèmes à dimension mondiale et en contribuant à apporter des solutions collectives. Je crois que c'est sans doute ce qui aura été le résultat le plus frappant de la présidence. Évidemment, le contexte de crises aura facilité ce qu’on peut qualifier de "retour des Européens dans l’Histoire".



On sous-estime encore largement le choc psychologique qu’a constitué la non-intervention des États-Unis lors la crise russo-géorgienne début août. Pour la première fois les européens réalisent que le parapluie américain n'est pas là à un moment déterminant. C'est fondamental, car les États membres les plus orientaux de l’Union considéraient que la Géorgie faisait partie implicitement du périmètre américain et donc ne risquait rien. Ils se sont rendus compte au final que les Européens ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, ce qui a rendu possible l’unité européenne sur ce dossier. Qui plus est, la preuve a été faite qu’une intervention européenne pouvait être efficace sur un sujet aussi sensible que les rapports entre la Russie et la Géorgie. La logique, l’habitude, l’inhibition auraient voulu qu'on ne fasse rien, si ce n’est des gesticulations diplomatiques. Et c'était sans doute ce qu’attendaient les uns et les autres. On a prouvé qu'on pouvait avoir un impact réel. On a facilité dans des délais records un cessez-le-feu. Rappelez-vous que la presse en partie du moins disait qu'on allait droit vers un nouvel échec. Beaucoup plaidaient pour ne rien faire, soulignant qu’on allait se ridiculiser une nouvelle fois. Pourtant au final, l’Europe aura signifié sa solidarité aux Géorgiens, contribué à un cessez-le-feu, et réinscrit les relations entre la Russie et la Géorgie dans un processus de discussion. Évidement, ce n’est pas la fin de l’histoire mais c’est déjà considérable. Plus largement, la présidence aura constitué une rupture psychologique fondamentale qui amène les Européens à se dire : maintenant nous devons être dans la proposition, nous devons avancer, nous ne pouvons le faire que collectivement. À la veille de l’élection présidentielle américaine tout début novembre, il s’est passé quelque chose qui eût été inimaginable il y a quelques années, les Européens ont proposé au futur président américain un nouveau cadre pour un partenariat euro-américain. Nous ne sommes plus dans la réaction mais bien dans l’initiative. C'est une différence d'approche qui change tout. La présidence française aura, après la crise institutionnelle  de 2005, redonné confiance aux Européens et leur aura permis d'exister. Vis-à-vis de l'extérieur, c'est sans doute la première fois que les États-Unis comprennent véritablement ce qu'est une présidence de l'Union européenne. Là, ils ont compris, grâce à l’incarnation de la présidence européenne par Nicolas Sarkozy, grâce aux contributions européennes sur le conflit russo-géorgien, aux propositions européennes pour la résolution des crises économiques et financières, sur la lutte contre le réchauffement climatique avec l’accord sur le Paquet énergie-climat,  qu’ils pouvaient avoir intérêt à une Union européenne unie et forte.


L’enjeu collectif, maintenant, c’est de transformer l’essai sur le long terme, et cela passe par la mise en œuvre du traité de Lisbonne, qui donne enfin aux européens les institutions incarnées et stables dont la démocratie européenne a besoin pour vivre et se projeter. L’incarnation et la durée ne sont-elles pas deux conditions nécessaires pour que la responsabilité démocratique puisse s’exercer ? 

   

nonfiction.fr : La présidence française tranche-t-elle avec les autres présidences ?

Guillaume Klossa : Oui, dans la mesure, où elle démontre pour la première fois dans un contexte de crise mondiale sans précédent la valeur ajoutée d’une présidence affirmée de l’Union européenne véritablement incarnée et portée au niveau mondial, une présidence qui s’émancipe du calendrier contraint des institutions européennes, mais aussi d’une liturgie européenne compassée qui faisait plus de place en tout cas dans sa face visible aux marchandages entre États qu’à la recherche de solutions d’intérêt général européen et mondial. C'est inédit et inattendu ; c'est spectaculaire. Pour les Européens, c'est  fondamentalement nouveau. Alors on peut être pour ou contre le style de la présidence, aimer ou non celui qui l’a incarnée, mais on voit dans la presse de l'ensemble des pays de l'Union une certaine fierté qui fait suite à cette affirmation européenne. Les présidences du Conseil étaient jusqu'à présent perçues comme un exercice  à dominante  technique ou stratégique plutôt que politique. Si l’on s’intéresse aux trois présidences qui précèdent la nôtre, qu’observe-t-on ? La présidence allemande a été une formidable présidence pour l'Europe, une présidence stratégique qui a permis de trouver une solution à la crise institutionnelle née des non français et néerlandais au traité constitutionnel. La présidence portugaise a été une présidence technique qui s’est fixée comme objectif de faire aboutir les discussions sur un nouveau traité institutionnel et d’obtenir la signature des chefs d’État et de gouvernement sur ce texte, ce qui s’est fait à Lisbonne en décembre 2007. Et les Portugais l’ont d’ailleurs remarquablement gérée. La présidence slovène a prouvé qu'un petit État anciennement sous le joug communiste pouvait gérer l'Union avec succès et porter l'intérêt général européen. Mais on n’était pas dans l'idée que la politique, la Grande Politique, pouvait se faire au niveau européen.


nonfiction.fr : Quel a été le rôle de Jouyet, sa place entre Sarkozy et Kouchner, dans la préparation de la présidence et la mobilisation des parties prenantes ?

Guillaume Klossa : Le rôle de Jean-Pierre Jouyet a été déterminant. Sa nomination en mai 2007 par le président Sarkozy a donné un signal fort aux Européens, le signal que la France était en phase d'écoute active pour préparer sa présidence, une présidence qui se donnait pour ambition de faire progresser l'intérêt général européen. Et pour la première fois, un an avant le début d'une présidence, un ministre des Affaires européennes a passé la moitié de son temps à Bruxelles et s'est mis à la disposition des députés européens, il a rencontré tous les commissaires, les think tanks, les syndicats, les médias, les représentants de la société civile. Il a également, avec Bernard Kouchner, fait un tour des États membres et noué des relations personnelles qui ont été décisives durant la présidence et notamment en période de gestion de crises. Sa connaissance des institutions européennes, ses qualités d’empathie, sa capacité à nouer des relations de grande qualité notamment avec les Allemands, ses compétences techniques auront été décisives dans de très nombreux dossiers sensibles à commencer bien sûr par l’Union pour la Méditerranée, mais aussi les sujets économiques et financiers, le Paquet énergie-climat ou encore l’accord sur la démocratisation de la mobilité des jeunes Européens.



Bien sûr, cette dynamique est collective et a concerné les membres du gouvernement qui ont fait preuve d’une assiduité inconnue jusque là lors des différents conseils des ministres à Bruxelles.
Tout cela a été extraordinairement important dans la réussite de cette présidence. Le président de la République s’est également impliqué de manière personnelle et très forte. En fait quasiment dès le début de son élection, et à la surprise de beaucoup, il met l’Europe en haut de ses priorités et de la future présidence française. À noter qu’il aura notamment reçu en amont et à l’Élysée l'ensemble des présidents de groupe du Parlement européen, ce qui a été très apprécié et a facilité des contacts privilégiés avec le Parlement. Il y a donc eu un dialogue continu qui a fait que les priorités définies par la présidence française ont été des priorités partagées par les États membres et les institutions européennes, ce qui n’allait pas forcément de soi. Au niveau de la société civile, un gros travail a été fait au niveau du Comité économique et social européen, par exemple. Pour la première fois, on a travaillé avec eux en les sollicitant très tôt sur des avis exploratoires concernant des sujets importants, avis qui ont nourri des conférences ministérielles informelles, et qui ont été à plusieurs reprises utilisés dans les conclusions du Conseil des ministres.
Cet important travail de préparation a aussi été fait avec les ONG telles que  Concord, Coordination Sud, des associations telles que La ligue de l'enseignement, Le Cidem…les mouvements associatifs européens, les think tanks ont contribué à l’organisation de manifestations citoyennes dans le cadre de "Paroles d’Européens !", le programme de débat public de la présidence avec sept rendez-vous organisés sur l’ensemble du territoire français. C'est une première pour une présidence de l'Union.
C'était au fond un double signal symbolique fort : le retour de la France en Europe et celui de l'Europe en France. Ces deux volets ont été au cœur de la mission de Jean-Pierre Jouyet.


Ce qui est intéressant, c'est que ce sont souvent les acteurs eux-mêmes, les associations, les ONG qui se sont mobilisés de leur propre chef, sur leurs sujets, et ont été des vecteurs du retour de l'Europe en France en organisant sur le terrain et en région leurs propres manifestations, souvent avec le soutien de "Paroles d’Européens !". Cela a recréé du ciment européen au niveau local. La grande difficulté avec l'Europe, c'est la défiance à l’égard de la communication institutionnelle : on se méfie de tout ce qui vient d’en haut et en même temps la communication et la mobilisation sur le terrain ont souvent  du mal à s'amorcer. Et bien là, cela semble s’être fait plutôt bien avec l’implication des collectivités locales et le concours de la presse régionale.



L’avenir institutionnel de l’Union.

nonfiction.fr : Europe des États ou Europe de la Commission ? Que doit-on faire maintenant ? Et quel avenir pour la fonction de président du Conseil européen après Sarkozy ?

Guillaume Klossa : La présidence a été l’occasion de briser un certain nombre de tabous et a mis en évidence le fait que l’ensemble des acteurs devaient et pouvaient  travailler ensemble dans l’intérêt général. Maintenant, la première priorité, c'est de ratifier le Traité de Lisbonne et de mettre en œuvre ses institutions. Il y a un consensus autour des institutions de Lisbonne, et, fait nouveau, nous sommes d'accords sur la nécessité d'incarner politiquement et fortement l'Union européenne par des représentants au plus haut niveau : le présidence du Conseil européen, le Haut représentant pour la PESC, et le président de la Commission doivent avoir une véritable capacité de leadership et pas être le résultat du plus petit dénominateur commun. Ensuite, il faudra trouver un équilibre entre ceux-ci. Mon interrogation pour le long terme, à l'horizon 2025, porte sur la question de savoir s’il faut qu’une seule et même personne assume les fonctions de président du Conseil et de président de la Commission, ce que le traité de Lisbonne rend possible, sans l’imposer.

En tout cas, je crois que, quelle que soit la formule retenue, le président du Conseil européen devra être élu par le Parlement européen sur proposition du Conseil. Ca lui donnerait une véritable légitimité démocratique et une véritable capacité de leadership. Il aura véritablement en charge l'intérêt européen. Je ne crois pas qu'en l'état actuel, cela soit possible. Il faut concilier un intérêt européen et des réalités nationales. Et j'ai de plus en plus la conviction qu’il n'y a pas d'incompatibilité entre des identités nationales et une identité européenne. Je crois juste qu'il faut savoir de quoi on parle. L'identité nationale, c'est notamment les racines, le terreau, la vie quotidienne. L'identité européenne, c'est un projet collectif, c'est un vivre ensemble très innovant que nous construisons à petits pas et qui est porté vers l'avenir. L'une et l'autre se renforcent. Il n’y a pas un Européen idéal, qui flotte dans l'air. L'Union est un modèle original, il lui faut plus de légitimité, plus d'incarnation, qu'il y ait des vrais représentants identifiés et légitimes de l'intérêt général européen. La présidence française montre qu'une présidence stable de l'Union est utile, et qu'il valait mieux une personnalité qui a du leadership que quelqu'un qui n'en a pas. L'expérience  de la présidence française permet, non pas de dresser un portrait robot du futur président du Conseil – chacun a son style et ses qualités – mais de donner quelques indices sur les qualités nécessaires pour être président du Conseil : savoir apporter des solutions, savoir fédérer dans des temps courts, une écoute active, mais aussi briser des tabous...



nonfiction.fr : S'agit-il d'un véritable leadership européen ou d'une simple mise en scène ?

Guillaume Klossa : Il y a deux choses : un mouvement de fond et une situation conjoncturelle. Pour le mouvement de fond, on assiste à un processus de convergence des positions sur le long terme qui n’avait rien d’évident ne serait-ce qu’il y a encore quatre ans lors des deux référendums négatifs. Deux exemples : la poursuite du processus de ratification avait été contestée et interrompue à la suite des deux non de 2005. Après le non irlandais, presque personne n’a songé à interrompre la ratification de Lisbonne, la conscience parmi les chefs d’État et de gouvernement – qui sont tout sauf euro-béats – de la nécessité de l’affirmation européenne s’est très largement renforcée. Deuxième exemple, les responsables de la prospective stratégique des différents États membres sont désormais convaincus de la nécessité d’une véritable politique étrangère européenne dotée de moyens diplomatiques et politiques puissants. L’urgence d’agir et de s’exprimer d’une seule voix par rapport à la Chine, à la Russie, fait également l’unanimité de même que l’idée que c’est aux Européens de proposer le contour d’un nouveau partenariat avec les États-Unis. D'où le projet d'un nouveau dialogue transatlantique début novembre. De même avec l'OTAN, les choses évoluent. Du moins si l'on considère que les Américains attendent de nous un certain nombre de résultats en matière d’assistance, notamment sur le dossier afghan, mais que sur la gestion propre de l’organisation ils sont beaucoup plus ouverts que par le passé à nos propres propositions. Le traité de Lisbonne doit prolonger ce mouvement de fond. S’il entre finalement en vigueur, ses institutions donneront les moyens au leadership européen de s’exercer sur la scène internationale avec la mise en place d’un véritable service diplomatique européen, qui devrait être doté de 5000 à 10000 agents et plus de 8 milliards d'euros de budget. Je crois que la présidence française, dans le contexte international particulier qu’on lui connaît, anticipe en fait ce que peut et devrait être un leadership européen.
 
Le vrai problème pour la légitimité du leadership européen, c'est l'absence d’opinion publique européenne, de société civile organisée, de conscience collective européenne en face de ce leadership en émergence, et qui puisse lui donner une base populaire. Il n’y a pas à proprement parler encore aujourd’hui d'espace public européen ni de société civile européenne structurée. Il n'y a "personne en face", du moins aujourd'hui. Les États membres et les institutions européennes ont besoin d'organisations fortes dans la société civile, qui portent des idées et qui soient capables de créer un dialogue au niveau de l’Union. La société civile européenne est encore trop faible. L’intérêt collectif, c’est qu’elle accéléré son organisation et qu’elle se positionne en véritable partenaire, mais aussi en contrepouvoir des institutions européennes quand c’est nécessaire. S’il faut de la volonté politique, il faut également de la volonté citoyenne, faire en sorte que les organisations travaillent ensemble, que les think tanks apprennent à se connaître. Pour renforcer la conscience collective sur le long terme, je crois qu’il faut en donner le goût et favoriser une mobilité de qualité qui permette de développer de vraies expériences dès le plus jeune âge en Europe. À ce propos,  un accord politique européen sur la mobilité des jeunes (conclusions du conseil éducation des 20-21 novembre 2008) vient d’être conclu. Il  vise à démocratiser la mobilité pour tous les jeunes Européens, c’est une avancée qui pourrait être déterminante pour le renforcement d’une identité collective européenne. Pour que cet accord se concrétise, il faudra que ceux qui croient à l’Europe politique s’unissent et se mobilisent. Ils disposent d’une base d’action concrète.



nonfiction.fr : L'espace public européen est encore balbutiant. La logique politique consistant à incarner le pouvoir européen, notamment au niveau de la présidence du Conseil européen, correspond-t-elle vraiment à ce dont l'Europe a besoin ?

Guillaume Klossa : Il y a un problème très concret : quand on négocie au Conseil européen, ce ne sont pas des esprits qui négocient, donc il vaut mieux qu’il y ait un vrai président avec une personnalité forte qui soit capable de concilier les intérêts de chacun. Au niveau international, le besoin d'interlocuteurs identifiés et respectés est encore plus net. Le modèle européen est très original : il est collectif, il reconnaît la réalité des intérêts nationaux tout en cherchant des compromis qui ne soient pas la seule combinaison de ces intérêts, mais les dépassent, il est fondé sur le dialogue et non pas sur la confrontation, mais cela ne dispense pas du besoin de leaders qui fassent émerger des décisions collectives et les portent devant les citoyens.

nonfiction.fr : Jean Marc Ferry et Ulrich Beck parlent d'une Europe cosmopolitique qui s'oppose à l'Europe incarnée de Marcel Gauchet ou Pierre Manent, qui est une vision plus franco-française. Ulrich Beck parle d'une unité par l'État de droit. Qu'en pensez-vous ? Ces deux options ont des concrétisations politiques différentes.

Ces débats sont utiles mais la réalité dépasse souvent les approches théoriques ou dogmatiques. Comme souvent, elle se trouve sans doute à mi-chemin entre les deux. En ce qui me concerne, j’adhère aux valeurs européennes telles que Ulrich Beck les définit dans L’empire européen, mais je crois que le projet européen ne deviendra une réalité sensible pour les citoyens qu’une fois qu’il sera incarné. L'Europe du traité de Lisbonne ne prendra toute son ampleur qu’avec les hommes qui la feront vivre. L'Europe a été voulue par des hommes, elle ne s'est pas faite comme ça... On peut avoir un système juridique, des valeurs, mais s'ils ne sont pas promus par des politiques, des fonctionnaires, des intellectuels qui croient au projet, tout cela est très vulnérable et peut être remis en question très aisément. La réflexion de Beck me semble parfois trop théorique, pas suffisamment appliquée à la réalité, mais elle est très stimulante comme celle d’ailleurs de Jean-Marc Ferry à ne pas confondre avec son frère Luc !



La politisation et les élections de juin prochain.

nonfiction.fr : Concernant la politisation de l'UE, comment mobiliser pour les élections européennes ?

Guillaume Klossa : Pour mobiliser les citoyens l'Europe doit être un espace de débat politique et pas un sujet politique, il faut faire de la politique en Europe, il faut que les élections aient de vrais enjeux et notamment le choix du président de la Commission européenne. Il faut aussi choisir des futurs députés européens qui aient vraiment envie de faire de la politique au niveau européen, et qui aient une capacité à faire vivre le débat, tant au niveau national qu’européen. Le deuxième enjeu, c’est que les partis aient de vrais programmes mais aussi des candidats au poste de président de la Commission européenne. Maintenant il faut voir ce que seront ses programmes et comment ils seront défendus. Si les partis font ce travail, les progrès seront nets, on ira vers une véritable politisation de l’Union. L'eurobaromètre de mars est très intéressant à cet égard : les citoyens ont envie de voter pour des gens qui ont des histoires européennes, des engagements européens et une pertinence par rapport au sujet. Ce n'est pas forcément facile, il n'y en a pas tant que ça, mais c’est sûrement trouvable !

nonfiction.fr : Un mandat de député ou une place à la Commission sont encore trop souvent liés à un service rendu, comme pour finir une carrière politique. Pourquoi ?

Guillaume Klossa : Les partis ont, il est vrai, une vraie responsabilité par rapport à l’image que l’on peut avoir de l’Europe. Certains ont recasé des gens à l'occasion des élections européennes : une pratique courante et pas seulement française. Ce qu’il faut comprendre, c’est que beaucoup de partis n’ont pas forcément intérêt à avoir un débat sur l'Europe en raison de clivages internes au sein même des partis : c'est vrai pour la gauche en France, et notamment encore aujourd’hui au cœur même du Parti socialiste, moins pour la droite française aujourd’hui mais cela l’a longtemps été au RPR.
 

nonfiction.fr : La politisation ne va-t-elle pas changer la nature du projet européen ?

Guillaume Klossa : Il y a un risque que l'on ne fonctionne plus par le consensus ou l’unanimité. Mais on voit aussi que l'Europe fondée uniquement sur le consensus, ça ne marche plus, parce que le temps des pères fondateurs est révolu. La légitimité de l'Europe par le seul projet de la paix continentale est passée. Nous sommes dans une deuxième étape de l'histoire européenne, qui nécessite de la chair, de l’incarnation, de l’âme. Maintenant, il ne s’agit pas de se retrouver dans un schéma identitaire classique. L'Europe, c’est à mon sens d’abord une communauté fondée sur des valeurs  fondamentales qui nous sont très largement spécifiques. Ces valeurs sont la dignité de la personne humaine et son corollaire, l'interdiction de la peine de mort, la diversité et le respect des différences individuelles, toutes les législations sur l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle, le caractère privé des données personnelles, l'égal accès à la justice… L’Europe, c’est une communauté de droit, qui s’appuie à la  fois sur un droit communautaire très puissant et sur le droit de la convention européenne des droits de l’Homme, qui est respectée aujourd’hui essentiellement par les États membres de l’Union, même si elle s’applique au delà. Sa mise en œuvre est beaucoup plus partielle dans des pays comme la Russie ou la Turquie.



L’Europe dans le monde
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nonfiction.fr : Que pensez-vous des relations entre l'UE et la Russie, notamment au plan des tensions concernant l'énergie ?

Guillaume Klossa : Avec la Russie, d'abord, on ne peut pas maintenir le statu quo, et on ne peut pas se permettre de faire de la Russie un ennemi. Ce n’est l’intérêt de personne. Il y a bien sûr la question récurrente de la sécurité énergétique à laquelle doit faire face en ce moment même la présidence tchèque de l’Union. Il y a surtout une évolution de la Russie sur le moyen terme qui ne va pas forcément dans le sens que nous souhaitons. Il nous faut très certainement mieux connaître la réalité russe et l'investir. Nous devons développer une vraie politique d’influence à partir de projets concrets d’intérêt commun. Je crois personnellement beaucoup aux programmes de mobilité des futures élites russes dans les universités européennes  pour mieux les former. Une société civile plus active est aussi souhaitable. Sur le long terme, nous avons des intérêts communs dans le domaine économique. La Russie doit se développer et pas uniquement dans le domaine des matières premières, elle a besoin de nos technologies, elle constitue également un formidable marché pour l’Europe.

nonfiction.fr : Depuis fin décembre, la Guerre fait rage à Gaza. L'Europe reste plutôt silencieuse et impuissante. Quel pourrait être son rôle ? Est-elle obligée de laisser les américains construire la paix ?

Guillaume Klossa : À court terme, nous ne pouvons que tenter de geler le conflit ou du moins obtenir un cessez-le feu. C’est l’enjeu des médiations franco-égyptienne comme celle de la troika européenne. Mais nous n’avons pas toutes les clés. Comme Robert Mallet, l’ancien conseiller de Clinton l’a dit, le processus mis en place depuis le début des années 1993 ne fonctionne pas, il faut imaginer une autre approche radicalement différente qui à mon sens s’inspire de l’expérience de réconciliation européenne. Les deux communautés palestinienne et israélienne dépendent l’une de l’autre économiquement et en terme de sécurité ; une forme de marché commun est nécessaire, il nous faut instaurer un dialogue équilibré avec elles dans ce sens. Mais cela ne peut se faire qu’en lien avec les États-Unis et l’Iran, qui soutient le Hamas. L’Iran attend que les États-Unis leur reconnaisse un statut de puissance régionale pour jouer un rôle plus positif dans le conflit israélo-palestinien. Nous devrons donc discuter franchement  avec les États-Unis et imaginer un "partage des rôles".

nonfiction.fr : Que change l’arrivée d’Obama au pouvoir ?

Guillaume Klossa : Avec Obama, ce qui n’était pas possible avec George Bush le devient. Il nous faut inventer une nouvelle forme de partenariat avec les États-unis. Il y a sans doute une réflexion à avoir. L'alliance avec les Européens est une chose importante pour les Américains dont ils ne sont pas suffisamment conscients. Obama est très différent de George Bush, même s'il n'aura pas forcément une politique extérieure très différente du second mandat de Bush en matière de politique étrangère. C'est un homme cultivé qui connaît bien les philosophes européens et qui a une vraie curiosité pour le monde – même s’il connaît mieux certaines parties de l’Asie et de l’Afrique que l’Europe –. Il y a sans doute quelque chose à inventer avec lui. Mais pour le faire, il faut d’abord que nous affirmions ce que nous voulons. Je crois que nous ne devons pas trop attendre de l’arrivée d’Obama à court terme du moins : il a des priorités qui sont loin d’être européennes et il devra d’abord se concentrer sur la restructuration de l’économie américaine, un peu comme Roosevelt a dû se consacrer au New Deal dans les années 30.
Par rapport aux États Unis, les Européens ont encore leur mot à dire sur les affaires du monde et doivent rester dans l’initiative. Le meilleur exemple, c’est le Paquet énergie-climat : l’ambition européenne est un argument supplémentaire sur lequel Obama peut s’appuyer pour faire évoluer les Américains. La présidence française de l'Union l'a prouvée. Concernant le Paquet énergie-climat, il y a quelques semaines, beaucoup étaient prêts à l'enterrer. Un accord n'allait pas de soi, mais les objectifs fixés ont été préservés. Il a en outre permis la discussion de Poznan en Pologne en décembre, et rend possible un accord mondial à Copenhague en fin d’année


* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique croisé des livres de Maurice Vaïsse, La puissance ou l’influence. La France dans le monde depuis 1968 (Fayard) ; Jean-Pierre Jouyet et Sophie Coignard, Une présidence de crise. Les six mois qui ont bousculé l'Europe (Albin Michel) et Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît du monde (Grasset), par Xavier Carpentier-Tanguy.

- un entretien avec l'historien des relations internationales Maurice Vaïsse, par Estelle Poidevin.

 

- "Quelle politique du livre à l'étranger ?", par François Quinton.



* À lire également :

- Guillaume Klossa et Stéphane Rozès "L’identité à l’épreuve de l’Europe", Commentaire, n°121, printemps 2008
- Blog d’un Européen de Guillaume Klossa