Dans la continuité de notre récent dossier sur la torture, nonfiction.fr vous propose un entretien avec Tzvetan Todorov sur ce sujet qu'il aborde, parmi d'autres, dans son dernier livre, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations (Robert Laffont).

 

nonfiction.fr : La torture est une technique ancienne, qui a continué d’être pratiquée, y compris par les démocraties occidentales, durant la seconde moitié du XXe siècle. Cependant, elle a toujours été une pratique cachée, non assumée. Qu’est-ce qui peut expliquer qu’après le 11 septembre cette pratique soit devenue plus exposée, ait pu faire l’objet de débats et de légitimation ?

Tzvetan Todorov : Pour marquer la nouveauté de la situation, il faut en effet la comparer à ce qui s’est produit récemment dans d’autres démocraties libérales. Ainsi l’action de l’armée française au cours de la guerre d’Algérie : la torture était massivement employée comme moyen d’extorquer des informations sur un ennemi insaisissable, mais elle était toujours niée par le gouvernement. Il était encore moins concevable que l’on change les lois pour rendre la torture légale. Or c’est précisément ce qui s’est produit aux États-Unis, dans la "guerre contre le terrorisme" déclenchée par l’administration Bush, sous l’inspiration des milieux néoconservateurs. Il s’est trouvé à la fois des juristes pour formuler de nouvelles définitions de la torture, qui en excluent les formes les plus communes, et des "intellectuels" (comme on dirait en France), des universitaires ou des écrivains qui, dans la grande presse ou dans des ouvrages savants, ont plaidé ouvertement pour l’usage de la torture. Il y a donc de quoi être étonné.

Ce qui pourrait expliquer cette mutation se rattache à la fois à des circonstances particulières et à quelques raisons plus générales. Parmi les premières, je citerai surtout le traumatisme de la population américaine, provoqué par les attentats du 11 septembre. La majorité des Américains vivent avec un double sentiment de supériorité morale et militaire sur le reste du globe, et de certitude que leur territoire est inviolable. Ce n’est pas un hasard si les comparaisons qui ont été spontanément utilisées concernaient des actes de guerre, non des attentats : Pearl Harbor ou même les attaques des Anglais au début du XIXe siècle ! Cette intervention (réussie) sur leur propre territoire avait un caractère scandaleux qui, en retour, autorisait la suspension de toutes les règles. La peur d’un ennemi aussi méchant et aussi performant rendait légitimes tous les moyens utilisés pour le combattre. Comparons de nouveau la situation avec celle des Etats européens. Les attentats qui s’y sont produits, qui pourtant n’étaient pas anodins, n’ont pas entraîné les mêmes réactions. C’est que de telles agressions ne sont pas une nouveauté en Europe ; et par ailleurs, la population des Etats européens n’a évidemment aucun motif de se considérer comme invulnérable.



Une raison moins circonstancielle réside dans une dérive qui caractérise toutes les idéologies et qui, la preuve en est faite, n’épargne pas les démocraties. Elle consiste en ce qu’on prend à la lettre sa propre interprétation du monde et qu’on lui accorde une valeur d’absolu. Si l’on croit que la démocratie est le meilleur régime possible et que tous les hommes seraient heureux d’en bénéficier, on se déclare prêt à employer tous les moyens en sa disposition pour combattre ses ennemis et hâter son avènement. En Europe, cette dérive nous est familière depuis l’expérience communiste. La pensée démocratique n’est en principe pas utopiste, elle admet la radicale imperfection des sociétés humaines comme des individus, ses objectifs ne sont donc pas aussi sublimes que ceux du communisme. Mais elle peut aussi s’enivrer de sa propre justesse, et donc transgresser les normes qu’elle s’est elle-même donnée. Cela s’était déjà produit au XIXe siècle, dans les guerres de colonisation : les pays les plus démocratiques de l’époque, la Grande Bretagne et la France, qui se considéraient aussi comme les nations les plus civilisées, n’hésitaient pas, pour soumettre les lointains peuples "sauvages", à employer des moyens parfaitement barbares. Le même raisonnement vaut aujourd’hui : ces terroristes mettent en danger nos valeurs les plus chères, nous devons donc tout faire pour les vaincre. Le malheur est que, ce faisant, au lieu de défendre ces valeurs, nous y renonçons de notre propre gré.          

 
nonfiction.fr : Vous parlez à un moment de "pensée magique" à propos du déni de la torture, comme si les mots pouvaient modifier la torture, comme si dire que telle ou telle pratique ne relève pas de la torture suffisait pour qu’elle n’en relève pas. De fait, n’est-ce pas au niveau du langage en général que se situe la perversion, lorsque que l’on parle de "guerre contre le terrorisme" ou de "choc des civilisations", lorsque l’on s’efforce de valoriser des scénarios – celui de la bombe à retardement – qui relèvent de la pure fiction ? Quel discours pourrait-on opposer à ces discours qui cultivent la peur ?

Tzvetan Todorov : Toute perception est préformatée par le langage ; à plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’événements qui ne font pas partie de notre propre expérience mais dont nous apprenons l’existence par les médias. La guerre des représentations n’est pas moins importante à gagner que celle qui sera menée au front. Prenons l’exemple du mot "terroriste" : si l’on ne le qualifie d’aucune autre façon, la condamnation inconditionnelle de ceux qu’il désigne va de soi ; c’est bien pourquoi le terme est commode, et si largement employé. On identifie ce personnage par ses seuls moyens d’action : il n’est pas le soldat d’une armée régulière, pourtant il manie explosifs et armes. On devrait se souvenir cependant, au moins en France, que ceux qui, pendant l’occupation allemande en 1940-1944, se battaient pour la liberté, étaient qualifiés de "terroristes" par l’occupant. Sans parler des militants du FLN algérien qui, du jour au lendemain, sont passés du statut de terroristes à celui de partenaires dans les pourparlers sur la paix. Il en va de même de bien d’autres mots utilisés pour légitimer une politique. Ainsi, en disant qu’on mène une "guerre" contre le terrorisme, on suggère que, comme en temps de guerre, les lois habituellement en vigueur doivent être suspendues.



Pour autant, on ne peut imaginer un monde humain libre de toute influence venant du langage. Il en va de même de la fiction ou du récit : la frontière entre eux et les "faits bruts" n’est pas imperméable, parce qu’en réalité nous n’avons jamais affaire à des "faits bruts". Ce à quoi il faudrait parvenir n’est pas un monde sans mots ni récit, mais un monde rendu intelligible par des mots plus justes, des récits plus complexes. On devrait se méfier systématiquement de tout récit manichéen, qui nous présente la situation comme un combat du Bien contre le Mal, des Lumières contre les Ténèbres, de la raison contre le fanatisme. L’un des moyens pour y parvenir, c’est le pluralisme de l’information. Il faudrait, par principe, dans tout conflit, entendre les deux partis. Nos grands médias, qui pourtant ne sont pas soumis à une censure préalable, tendent néanmoins vers l’uniformité. Il n’est que de voir, par exemple, la manière dont on y décrit l’actuelle attaque d’Israël contre Gaza.      

  
nonfiction.fr : La torture est un acte barbare, c’est-à-dire, selon la définition que vous donnez à ce terme, un acte qui consiste à nier l’humanité de l’autre homme. Cela veut-il dire que la torture est au final destructrice non seulement des personnes torturées, mais aussi de ceux qui la pratiquent et des sociétés qui la tolèrent ?

Tzvetan Todorov : Incontestablement. Celui qui pratique la torture a souvent déjà reçu un entraînement qui a brisé en lui la foi en certaines normes et valeurs, il a été "endurci" par des humiliations et des brutalités. Ensuite, quand il torture un prisonnier, il détruit en lui-même tout respect de l’humanité. Et de même pour les sociétés : comment respecter un État dont on sait qu’il pratique la torture ? La situation est encore pire lorsque l’État présente ces pratiques non comme une exception, comme une "bavure", mais comme une pratique légitime, que le droit a pour fonction de justifier. Alors, c’est l’idée même de droit qui se trouve ébranlée. Pour que les lois soient respectées, il faut qu’on croie à l’État de droit ; à partir du moment où la torture est légalisée, l’idée même de justice perd son sens.

 
nonfiction.fr :
Sur quoi peut-on s’appuyer pour prononcer une interdiction de la torture ? Sur l’argument juridique : sa prohibition par le Déclaration universelle des droits de l’homme ou les Conventions de Genève ? Sur un interdit moral absolu, de type kantien ? Sur un sentiment, une intuition "de bon sens" (malgré toutes les difficultés que suppose l’emploi de ce terme) ?

Tzvetan Todorov : La torture est d’abord condamnable au nom de principes sous-jacents à toute morale : respect de la dignité de la personne, sentiment d’appartenir à la même humanité.  Mais pour vraiment enrayer les pratiques de torture, l’argument le plus convaincant me semble être leur inutilité, ou plutôt leur nocivité par rapport aux causes qu’elle est censée servir. La torture n’est pas seulement immorale, elle est inefficace : d’abord parce que l’on détruit les valeurs mêmes au nom desquelles on l’emploie, ensuite parce qu’elle ne fait qu’exacerber la détermination des "ennemis". C’est la grande leçon de la guerre d’Algérie. Grâce à la torture, l’armée a pu gagner ce qu’on avait appelé "la bataille d’Alger", mais, à plus long terme, cette pratique a grandement contribué à l’échec subi par la France dans cette guerre : elle a provoqué une forte opposition dans la métropole, une unification de toutes les couches de la population algérienne contre les Français, en Algérie. C’est du reste ce qu’avait compris le nouveau commandant des forces armées américaines en Irak, le général Petraeus, qui, après Abou Ghraib, a interdit la torture, en disant : elle nous dessert au lieu de nous servir.


     
nonfiction.fr : Vous refusez l’opposition entre pulsions de différentes nature et dites que la torture ne relève pas d’une pulsion de mort mais qu’elle trouve son origine à la même source que tous nos autres désirs. Comment cultivez en nous l’élan vers la civilisation tout en étant capable de répondre aux menaces ? En d’autres termes, comment préserver nos valeurs sans céder à la peur qui conduit à la barbarie ?

Tzvetan Todorov : Si une réponse simple à ces questions existait, on la connaîtrait depuis longtemps ! Le problème, entre autres, c’est que la sagesse, ou la vertu, n’est pas héréditaire, qu’elle ne se transmet pas non plus par simple contact : c’est à chaque individu à l’acquérir, pour son propre compte. Pour cela, il faudrait parvenir à passer au-delà des formules rassurantes ou séduisantes, et penser aux êtres humains particuliers qui seront atteints par tel ou tel geste. Ne croyons pas aux "bombes humanitaires" (une expression employée par Vaclav Havel pour distinguer les bombes de l’OTAN de celles de Milosevic, pendant la guerre du Kosovo) : les bombes tuent toujours autant, quel que soit le nom dont on les affuble.

Ce qui aide dans ce travail individuel, ce sont des institutions politiques authentiquement démocratiques. Leur plus grand ennemi aujourd’hui est une opinion publique facilement manipulable. Les États-Unis sont incontestablement un pays qui préserve dans sa constitution d’importantes libertés publiques ; pourtant, au lendemain du 11 septembre, tous les grands médias ont succombé à la propagande gouvernementale, et ils n’ont pas fait usage de leur liberté théorique. La situation en Europe n’est pas très différente, puisqu’un accord tacite peut s’établir entre les télévisions privées, servant certains intérêts particuliers, et les télévisions d’État, soumises aux directives des gouvernements ou, pire, aux caprices des gouvernants. Des sites comme "nonfiction" ont donc aussi un rôle à jouer…

Propos recueillis par mail
 

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- Notre dossier : "Comment peut-on justifier la torture ?"

- Tzvetan Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations (Robert Laffont), par Bastien Engelbach.

Tzvetan Todorov, contre toute simplification et tout antagonisme factice, défend la civilisation comme principe de reconnaissance de l'humanité en chaque homme.