Cet entretien est en quatre parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

 

nonfiction.fr : Selon vous, la torture, dès lors qu’elle est légitimée, remet en question les fondements même de la démocratie.

Michel Terestchenko :
En réalité, dans la justification libérale de la torture, on prétend s’en servir au cas par cas ; une espèce d’utilisation chirurgicale de la torture, qui en réalité n’existe pas. Historiquement, on sait que la torture n’est pas une pratique d’exception, mais qu’elle a toujours été une pratique de masse. Cela a été le cas en Algérie, au Vietnam, dans une moindre mesure en Angleterre. La torture chirurgicale n’existe pas : toute torture est une torture de masse. En réalité, il y a toujours des gens qui ont été formés à ça, il y a des procédures, il y a des instances ou des organisations militaires et paramilitaires, des services de renseignements qui la pratiquent. La torture n’est pas quelque chose qui apparaît tout d’un coup dans une situation d’exception, elle est en réalité toujours précédée par des procédures, par des formations, par le rôle de certains agents – mais aussi de médecins – qui sont préparés et formés à ça.

Qu’est-ce que ça veut dire si une démocratie pratique une torture de masse à grande échelle, comme les États-Unis en Afghanistan et en Irak ou autrefois la France en Algérie ? Qu’est-ce qui peut rester de l’essence de la démocratie à ce moment-là ? Je pense qu’en réalité c’est une corruption généralisée de tous les corps sociaux : du gouvernement qui ne peut reconnaître totalement cette pratique – mais la question se pose de savoir si les responsables de l’administration Bush ne seront pas amenés devant les tribunaux –, du législateur qui soit a laissé faire soit a partiellement légitimé la pratique de la torture, du corps judiciaire qui va se résigner à ne pas mettre en cause les véritables responsables – mais seulement les lampistes, comme ça a été le cas à Abou Ghraib –, des médias et de l’opinion publique qui est restée indifférente. Outre ceci c’est également une corruption de l’image que les démocraties donnent d’elles-mêmes. Comment peut-on vis-à-vis d’États ou de réseaux qui pratiquent la torture les condamner si l’on fait d’une certaine manière la même chose. Il y a donc une dissolution d’une certaine manière de l’essence de la démocratie et de l’image qu’elle donne d’elle-même, dont on sait qu’elle a eu des conséquences dans le monde arabe et en tous cas dans le monde de l’islamisme radical, et ce pour des années et des années.  


nonfiction.fr : Sur ce point, vous rejoignez Tzvetan Todorov qui dans son dernier ouvrage, La Peur des barbares, affirme que ces pratiques qui vont à l’encontre de nos fondements nous décrédibilisent par rapport à nos valeurs et augmentent le ressentiment des populations à l’encontre desquelles ces pratiques s’exercent. Partageriez-vous également ce constat selon lequel, non seulement cette pratique est inopératoire, mais en plus elle sape nos fondements démocratiques en ceci qu’elle fait de nous des barbares, dans le sens que Tzvetan Todorov lui donne, c’est-à-dire des personnes qui dénient l’humanité d’autres hommes.

Michel Terestchenko : Sans aucun doute. Quand le général Miller à Abou Ghraib dit des prisonniers qu’il faut les traiter comme des chiens, il s’agit bien d’un déni d’humanité qui a rendu possible ce que l’on connaît actuellement, mais aussi ce que l’on a connu dans le passé.

Je crois que c’est une très grande erreur politique précisément. En réalité, un homme politique responsable n’aurait pas eu à se précipiter vers cette facilité dans laquelle le pouvoir se complaît car elle lui donne le sentiment de faire quelque chose. Aux lendemains du 11 septembre, le pouvoir donnait ainsi le sentiment qu’il répondait de la façon qu’il convient, alors qu’en réalité la démocratie se sauve elle-même en restant fidèle à ses principes. Quand les États-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne nazie, elles n’ont pas pratiqué la torture et ont vaincu sans avoir recours à ces pratiques. Sans doute y-a-il toutes sortes de techniques et de moyens à employer pour vaincre le terrorisme, mais certainement pas la torture qui mêle l’inefficacité à la perte de nos principes constitutifs. Un homme politique responsable aurait dû prendre le temps de la distance, de la réserve, sans s’abandonner. On voit bien que les hommes politiques aiment souvent cette gesticulation volontariste qui donne souvent au public le sentiment qu’ils font ce qui convient à une situation d’urgence, alors qu’ils n’apportent pas la réponse appropriée.
 

 

- Cet entretien est en quatre parties.

 

À lire sur nonfiction.fr :

- Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable (La Découverte), par Dorothée David.

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