Une analyse des mécanismes politiques générant les inégalités économiques, et de leurs impacts sur la représentation politique des couches populaires.

Dans cet ouvrage stimulant, Larry Bartels décortique les mécanismes politiques qui génèrent les inégalités économiques, et les conséquences de ces dernières sur la représentation politique des couches populaires. Son analyse fouillée s’inscrit dans un débat déjà riche mais qui, accaparé par les économistes, n’a pas encore donné toute sa place aux sciences politiques. L’évolution récente de la distribution des revenus aux États-Unis constitue pour le champ académique un sujet de controverse sans fin. Unequal Democracy s’inscrit ainsi dans un débat qui dure depuis le début des années 1990 sur les causes (et l’ampleur) de l’augmentation des inégalités de revenus aux États-Unis. Alors que les explications les plus souvent mises en avant sont généralement fondées sur des phénomènes sur lesquels le pouvoir politique n’influe pas directement (i.e le changement technologique), Bartels soutient au contraire l’idée que le creusement des inégalités découle directement des choix politiques effectués par les différentes administrations républicaines et démocrates. Partant de ce constat, l’auteur s’interroge sur l’impact de cette évolution sur la distribution du pouvoir politique aux États-Unis. Autrement dit, l’analyse porte sur  les conséquences de l’accroissement de l’écart de revenus entre les différentes catégories sociales sur la représentation politique de chacune d’entre elles.
 


Pourquoi les Américains élisent des présidents républicains

 

L’ouvrage s’organise de la façon suivante : tout d’abord, l’auteur analyse l’évolution des revenus des différentes catégories de revenus sous les gouvernements républicains et démocrates. Bartels montre que les classes moyennes voient leurs revenus croître systématiquement plus rapidement sous les administrations démocrates (deux fois plus en moyenne). Pour les catégories sociales à bas revenus (le troisième tiers de la distribution des revenus), l’écart est encore plus flagrant : en moyenne, la croissance de leur revenu réel a été six fois plus rapide sous administration démocrate. Face à ces constats, la question qui se pose est la suivante : comment expliquer le comportement politique de catégories de revenus dont les intérêts ne sont pas défendus, ou, pire, qui semblent voter contre leur intérêt ? Pourquoi les Républicains sont-ils élus ?


À ces questions, Bartels apporte trois réponses. Pour commencer, les talents de macroéconomistes des Républicains leur permettent de tromper des électeurs régulièrement myopes, incapables de voir où réside leur intérêt véritable, en générant une croissance importante des revenus lors des années électorales (la myopie des électeurs provient de leur faible mémoire : leur vote se base sur la performance économique lors de l’année électorale et non sur l’ensemble d’un mandat présidentiel. Ensuite, quel que soit leur niveau de revenus, les électeurs sont très sensibles à la croissance élevée des revenus des ménages les plus aisés lors des années électorales – dont le taux de croissance est supérieur sous administration républicaine. Enfin, le pouvoir politique que confère la richesse est utilisé par les élites pour se maintenir au pouvoir (les ménages les plus aisés sont les premiers contributeurs lors des campagnes électorales).


L’ouvrage comporte également trois chapitres qui illustrent de façon détaillée la thèse précédente en analysant les réductions d’impôts de George W. Bush, les droits de succession et le salaire minimum. Finalement, deux chapitres plus généraux viennent conclure l’ouvrage : l’avant-dernier chapitre vise à montrer que le troisième tiers de la distribution des revenus n’a tout simplement pas de représentation politique (l’idéologie des membres du Congrès est le principal déterminant de leurs votes), et le dernier chapitre conclut en soulignant la différence majeure pour les plus défavorisés entre les politiques publiques mises en œuvre selon que le gouvernement soit démocrate ou républicain.
 


De l’inégalité en Amérique
 

L’analyse de Bartels est extrêmement élaborée et souvent troublante. L’accumulation de faits et l’utilisation intelligente d’analyses statistiques très simples conduit le lecteur à se laisser convaincre par les raisonnements développés. En particulier, l’analyse développée dans le chapitre cinq dans lequel Bartels explore l’attitude des Américains concernant les inégalités est remarquable. L’auteur montre que les valeurs égalitaires sont partie intégrante de la culture politique américaine. Alors que les États-Unis sont souvent présentés comme une nation attachée à l’égalité politique, Bartels montre que l’égalité économique n’est pas uniquement une valeur défendue de façon abstraite  par les Américains : qu’il s’agisse des services publics, de la couverture médicale ou de la lutte contre les discriminations raciales, les Américains sont favorables à la mise en place de politiques publiques pour soutenir les plus faibles.


Le paradoxe apparent que constitue la combinaison de l’attachement à l’égalité économique, l’augmentation des inégalités découlant des politiques républicaines et l’élection de présidents en majorité républicains, ne nous semble cependant pas résolu par l’analyse de Bartels. Il est en effet difficile de se satisfaire d’une théorie basée sur une myopie régulière des électeurs et sur le savoir-faire macroéconomique des Républicains. De ce point de vue, l’analyse de Bartels souffre de limitations qui empêchent l’auteur de parvenir à une explication totalement convaincante aussi bien de l’évolution des inégalités, que des causes qui conduisent à l’élection des Républicains.


Tout d’abord, la myopie régulière des électeurs ne nous semble pas constituer une théorie suffisamment robuste. Non que le renoncement à la rationalité systématique des agents constitue un problème méthodologique en soi, mais il est tout aussi difficile d’admettre l’hypothèse inverse : que les électeurs soient systématiquement trompés par les administrations républicaines qui parviennent à accroître les revenus en période électorale avec une grande précision. Il nous semble que supposer que les Républicains sont de brillants macroéconomistes et que les Démocrates sont de très mauvais politiciens qui ne comprennent pas la myopie des électeurs ne constitue pas une théorie satisfaisante. Ce point peut être illustré par l’exemple suivant. Dans le chapitre cinq, Bartels montre que les Américains ont une perception des inégalités indépendante de la réalité des faits  : la perception des inégalités n’était pas plus importante à la fin du premier mandat de George W. Bush que sous Gerald Ford. Cette perception erronée de l’évolution des inégalités de revenus paraît difficilement compatible avec la thèse développée d’une grande sensibilité de l’électorat populaire à la variation des revenus du haut de la distribution lors des années électorales. Plus généralement, Bartels ne fournit pas d’explication sur le pourquoi et le comment de cette sensibilité : cette thèse découle des résultats empiriques obtenus.


Une autre limitation est que l’analyse économétrique ne semble pas toujours répondre véritablement à la question posée. En particulier, prenons l’exemple de la thèse suivante : les gouvernements démocrates ont un effet positif sur les revenus des catégories populaires. Pour l’étayer, Bartels régresse le taux de variation des revenus des différents groupes de revenus sur un certain nombre de variables (macro)économiques ainsi que sur le parti du président au pouvoir. Ces régressions, qui sont réalisées pour différentes périodes (1949-2005, 1981-2003), montrent systématiquement que les présidents démocrates influent positivement sur les revenus de toutes les catégories sociales, et principalement sur les catégories les plus défavorisées. Néanmoins, l’analyse économétrique à effectuer devrait porter sur l’impact des différentes administrations sur la variation des revenus des individus au cours du temps, c'est-à-dire l’évolution des revenus d’un groupe de ménage, situé à un certain niveau de la distribution, suivi sous différentes administrations. Une série de régressions portant sur des échantillons différents court le risque de voir les résultats biaisés par les variations de la composition des échantillons par exemple.


 
Et les valeurs ?
 

Plus généralement, si le paradoxe de l’élection de présidents républicains en est un, c’est sans doute parce que l’auteur exclut de son analyse la dimension culturelle des choix politiques aux États-Unis. Les électeurs ne sont pas nécessairement myopes, mais l’évolution de leurs revenus et des inégalités économiques au sein de la société américaine ne constituent pas toujours les critères qui déterminent leur vote. Les classes populaires et moyennes ont accepté de vivre dans une certaine insécurité économique en échange de la prospérité. Les Démocrates sont quant à eux associés à la remise en cause de l’ordre traditionnel et des valeurs morales. Que ce soit l’avortement, le port d’armes à feu, l’éducation ou le mariage homosexuel, les questions morales ont joué et jouent encore un rôle essentiel lors des élections américaines.
Au final, cet ouvrage constitue le pendant académique de l’ouvrage polémique de Paul Krugman, The Conscience of a Liberal.

Moins polémique et très bien argumenté, il offre une analyse approfondie des causes politiques de l’augmentation des inégalités ainsi que des conséquences de celles-ci aux États-Unis. À l’heure où l’Amérique s’est choisie un nouveau président, l’ouvrage de Bartels offre une analyse bienvenue sur l’ampleur des choix politiques en matière économique et leur portée potentielle. Barack Obama ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui a convoqué l’ouvrage comme la preuve scientifique que les démocrates bâtissent des sociétés plus efficaces mais aussi plus justes. Si l’ouvrage de Bartels ne convainc pas complètement dans son analyse des comportements électoraux, il n’en demeure pas moins une contribution majeure au débat actuel sur les inégalités de revenus, leurs causes et leurs effets. En développant l’analyse des causes politiques de l’évolution des inégalités de revenus, Unequal Democracy offre un regard stimulant sur les dynamiques qui traversent la société américaine
 


* À lire également sur nonfiction.fr :
 

- Le dossier de nonfiction.fr sur les penseurs démocrates.

- Andrew Gelman, Red state, blue state, rich state, poor state : Why Americans Vote The Way they Do  (Princeton University Press), par Clémentine Gallot.


 
* Note de Sami Stouli sur les ouvrages de Larry M. Bartels et Andrew Gelman :


L'analyse de l'ouvrage de Bartels, Unequal Democracy, semble rejoindre celle de Andrew Gelman dans Red State, Blue State sur la conclusion que les classes ouvrières votent démocrate. En effet, Bartels montre également que la classe ouvrière blanche n'est pas devenue plus conservatrice. Cette explication fort répandue de la domination politique républicaine est "tout simplement fausse"  selon Bartels. La distinction entre les deux ouvrages me semble porter sur l'accent mis par Gelman sur le facteur religieux comme élément prédictif du vote. Pour Bartels, si les valeurs ont bien une importance croissante, le rôle de l'économie et les préférences en matière de politiques publiques demeurent l'élément déterminant dans le choix des citoyens américains. D'où la conclusion que les électeurs sont myopes et ne perçoivent pas correctement les conséquences des politiques économiques mises en oeuvre par les Républicains. Le coeur de l'analyse de Bartels vise ainsi à montrer que les préférences en matière économique sont bien le facteur déterminant du vote. Gelman, pour sa part, semble faire l'impasse sur l'analyse de l'influence des politiques économiques sur le comportement électoral des Américains.

 

* À lire également : 

- Les bonnes feuilles de L'Amérique que nous voulons de Paul Krugman, traduction française parue en août 2008 de son ouvrage The Conscience of a Liberal, publiées par Le Monde.