nonfiction.fr : Dans l’ouvrage, vous battez en brèche la notion de démission des parents en prenant le contre pied de la vision commune. Qu’avez-vous cherché à montrer ?

Didier Lapeyronnie : En général, les classes moyennes disent que les classes inférieures ne savent pas élever les enfants. Le thème de la démission parentale est récurrent mais ne s'applique pas plus à cette classe qu’à une autre. Dans les ghettos, le poids de la famille est considérable. Il y a un conflit entre certaines familles et les institutions locales sur les modes d'éducation, notamment sur les châtiments physiques.

Tout cela fait système, il me semble qu’il y a un lien entre les bandes de jeunes, l’éducation et les rapports entre hommes et femmes. En effet, l'éducation que donnent les parents dans les cités ressemble beaucoup à celle donnée par les ouvriers à leurs enfants dans les années 1950. On n’éduque pas à l'expression ou à l'autonomie, on cherche à contrôler les enfants. Les gens ne cessent de dire qu'il faut les contrôler, et vis à vis des institutions comme l’école, on attend qu’elle soit plus répressive. L’éducation repose également sur une absence de communication entre parents et enfants et sur le peu de dialogue entre hommes et femmes.

Dans ce mode d'éducation, de façon classique, les jeunes garçons sortent après 12 ans car il n'a plus d'espace familial pour eux, tandis que les filles sont gardées à l'intérieur. Les sexes sont séparés, et les jeunes hommes développent une société de pairs à l'extérieur. Ils reviennent à la maison, de temps en temps, pour voir leur mère.

Dans cet univers, me semble-t-il, ce ne sont pas les parents qui démissionnent, les gamins reviennent pour entretenir une relation avec la mère et celle-ci compense l’autorité souvent violente et distante du père. Ce mode d'éducation est dû au fait que les familles se cristallisent sur des définitions traditionnelles des rôles sociaux, car c'est tout ce qu'elles ont. Elles se crispent et transforment ces traditions en des normes rigides et dures. En plus de ce repli, il y a un héritage familial lourd : les enfants voient toujours le sacrifice des parents, qui ont subi beaucoup de choses, qui ont travaillé comme des brutes… Ce sacrifice n'a de sens que si l'enfant réussit, c'est ce que les enfants se disent. Ils se retrouvent donc entre les deux, ni dans la société ni dans la famille, et fabriquent le ghetto. Le ghetto souffre de trop de familles, c'est spectaculaire. Quand les gens "s'en sortent" (expression que je déteste), ils achètent des pavillons à la lisière du quartier, ou reviennent très souvent, car il y a la famille, ils ne veulent pas partir. L’image d’un ghetto anomique n'est pas une image juste, c'est plus d’un excès de social et de famille dont souffre le ghetto que l'inverse.


nonfiction.fr : Vous abordez aussi les questions du racisme et de l'antisémitisme des jeunes, dans la façon dont les jeunes subissent le premier mais développent une certaine forme du second.

Didier Lapeyronnie : J’ai découvert cela dans la cité Curial à Paris, où la présence de propos antisémites est très forte. Mais dans le quartier de Ghetto Urbain, ils n'ont jamais vu un juif. La thèse que je développe sur l’antisémitisme est sartrienne, ils n'ont pas besoin de juif pour être antisémite ! Cela s'inscrit dans le fonctionnement du ghetto : il y a de l'antisémitisme, ce qui ne veut pas dire que les gens sont antisémites : des propos circulent mais individuellement les gens n'assument pas. Quand on regarde le contenu de l'antisémitisme, ils parlent du produit inversé de leur situation : "les juifs sont ceux qui mènent le monde, qui sont partout dans la société…" Mon explication est que les gens sont dans un vide politique qu’ils essayent de remplir.


nonfiction.fr : Vous dites dans l’ouvrage qu’un tiers des jeunes hommes entre 18 et 35 ans sont passés en prison pendant l'enquête. Ce chiffre, c'est aussi une nouveauté ?

Didier Lapeyronnie : Ce chiffre montre le poids de la culture de la prison dans la vie quotidienne. Je ne le développe pas dans l’ouvrage, mais la prison pèse sur les familles. Les gens qui y sont passés sont perceptibles, il y a une culture de la prison, on reconnait celui qui y est passé par la façon de marcher par exemple. Il y a eu 4 morts pendant les 4 ans de l’enquête. Quelqu’un est mort d’avoir reçu une balle dans la tête à 10 heure du matin devant l'épicerie : personne n’a rien dit. Il y a un couple qui s'est "poinçonné"l'un l'autre, un gamin qui en a égorgé un autre. Le niveau de violence est relativement élevé. La pression policière est forte, il y a des "embrouilles", le développement de l’économie souterraine, on se tire dessus, beaucoup d'armes circulent. Ce chiffre est stupéfiant mais c'est une réalité.


nonfiction.fr : Après ce travail, quel sont maintenant vos nouveaux champs de recherche ?

Didier Lapeyronnie : Je vais peut-être investiguer l'économie souterraine et l'organisation du trafic. J’ai une autre idée : le shopping. Mais j'ai peur de passer pour un voyeur (rires) ! Le shopping est une activité considérable pour beaucoup de gens ; l'espace urbain s'organise autour de cette activité.


nonfiction.fr : C’est difficile de publier des enquêtes de sociologie ?

Didier Lapeyronnie : Ce n’est pas très facile parce que ça ne se vend pas toujours bien. Mais, le développement de nonfiction montre que les sciences humaines intéressent !


* Propos reccueillis par Xavier Desjardins et Julie Urbach, le 20 novembre 2008

 

Lire la partie 1 : La méthode : "Rentrer dans le quartier "par les habitants""

Lire la partie 2 : Le ghetto : "Le ghetto est dans la peau des gens"

Lire la critique de livre de Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain (Robert Laffont), par Xavier Desjardins.