Cette recherche approfondie de sociologie nous offre une plongée dans les quartiers populaires.  Elle aide à comprendre mieux, mais non pas à voir autrement.

Ce livre est issu d’une longue enquête de terrain menée, pendant quatre ans, dans une petite ville de province, située dans l’ouest de la France. Dans une agglomération de 150 000 habitants, la ville-centre, nommée dans l’ouvrage "Bélingard", compte 50 000 habitants dont 5 000 dans le quartier HLM dit du "Bois-Joli". Le choix a été fait de ne pas se centrer sur les grands ensembles d’Ile-de-France ou de l’Est lyonnais, mais d’aller dans ces villes plus ordinaires, où la misère n’en est pas moins réelle. Avec cette recherche, il ne s’agit pas de réaliser une monographie, mais de "comprendre les logiques du ghetto". Cette recherche se nourrit de très nombreux entretiens semi-directifs, menés individuellement ou en groupe. Le livre donne à voir les modalités du travail de terrain, notamment sa difficulté. Un passage assez savoureux décrit les embarras du sociologue pris à parti, dans un café, par un chauffeur-livreur à l’insatiable logorrhée raciste   ; situation d’enquête ô combien périlleuse et inconfortable. De manière générale, cet ouvrage est servi par une écriture élégante et de très nombreuses citations des entretiens lui donnent un aspect très vivant.


Pourquoi "ghetto" ?

Le choix du mot "ghetto", dans le titre du livre, est particulièrement fort et significatif. L’auteur l’utilise non pas dans son sens propre de quartier fermé, comme dans le sens historique d’un quartier où les juifs sont contraints de résider mais dans le sens métaphorique que lui donnent souvent les médias. Didier Lapeyronnie qualifie de "censeurs", ceux qui répugnent à l’usage de ce mot pour les quartiers français et le jugent plus approprié pour décrire certains quartiers noirs des villes américaines, Aussi, pour l’auteur, "le ghetto résulte de l’addition de la ségrégation raciale, de la pauvreté et de la relégation sociale et politique, de l’isolement social et de rapports néo-coloniaux. Mais il est en même temps une réalité produite par le travail d’adaptation tout aussi collectif d’une partie de ses habitants à leur isolement et aux conditions sociales, raciales et urbaines qui leur sont faites". Le ghetto n’est donc pas une simple "réalité" sociale, mais il possède sa logique propre, logique sociale et morale, qui, non seulement le différencie du reste de la société, mais imprègne aussi lourdement la vie de ses habitants, conditionne leurs interprétations du monde social. "Le ghetto est ainsi à la fois une réponse collective à une série de contraintes structurelles et de dominations, une façon de résoudre les problèmes de l’isolement et de l’exclusion, du racisme et de la pauvreté, et, en même temps, pour chacun pris personnellement, une épreuve d’intensité variable à surmonter, un problème de milieu à comprendre et à résoudre"   . Avec cette définition du ghetto, il s’agit de reconstruire le "sens" des conduites des individus, à partir des données issues de l’observation de leurs pratiques et de leur discours. Mais, si on peut accepter ce mot pris selon cette définition, le mot de "ghetto" est-il alors réellement le mieux approprié ?

Pourquoi reprendre ce mot si souvent utilisé par les journalistes et les politiques, notamment par Jean-Louis Borloo au moment de la création de l’agence nationale pour la rénovation urbaine, qui centralise les fonds nécessaires aux projets de démolition-reconstruction des quartiers ? Il est surprenant de réutiliser ce mot pour décrire les quartiers quand on veut, comme le sociologue, transformer la vision qu’on peut en avoir.

Le livre cherche donc à montrer comment se construit le sens des vies à travers l’expérience du ghetto. Sont décrits tous les éléments qui "donnent forme à l’informe", que sont notamment la pauvreté, le sexisme, le racisme, la violence. On retiendra particulièrement la finesse des analyses sur l’antisémitisme populaire ainsi que sur la famille. Le sociologue démontre notamment que c’est moins "d’une démission des parents" que pâtissent les ghettos, que d’une présence trop forte et trop structurante de la famille. La violence et la prison sont des éléments tout à fait forts de structuration sociale, puisqu’il dit – chiffre ahurissant - qu’ "un tiers des hommes du quartier âgés de 18 à 35 ans étaient en prison ou avaient été en prison au cours des deux années précédentes"   .


Un ghetto hors sol ?

Toutefois, différents éléments ne sont pas mentionnés diagnostic posé sur ce quartier. Tout d’abord, un grand absent de la recherche et de sa problématique est l’espace, la réalité matérielle du ghetto. On imagine, par les bribes d’informations sur les formes urbaines, qu’il s’agit d’un quartier constitué de différentes barres, mais rien ne nous est dit sur le rôle de cet agencement spatial et de sa gestion dans les modes de vie et la construction de l’image du quartier. Tout se passe comme si on avait à faire à un "ghetto hors sol", sans limites physiques claires (ce qui est plutôt paradoxal pour un ghetto !) ni aucune matérialité concrète. Si on peut comprendre le choix théorique de l’auteur sur la faible influence de l’organisation spatiale sur la vie des habitants, on peut d’autant plus regretter l’absence d’explicitation de ce postulat que la plupart des politiques publiques en direction des quartiers ont justement pour but d’en transformer l’aspect physique pour les "banaliser" par leur architecture. Par ailleurs, au-delà des formes architecturales, l’espace, par son apparence et son entretien, matérialise ou non une attention des institutions en direction des habitants et on peine à croire que l’expression de cette sollicitude ou de son absence n’aient pas d’effets sur le rapport qu’ont les habitants avec les bailleurs sociaux ou la municipalité.

Le parti pris initial de l’auteur, de partir par l’expérience vécue par les habitants entraîne une "mise à distance" des institutions. Didier Lapeyronnie insiste, à de multiples reprises, sur l’importance des services publics dans les quartiers pauvres, et présente le rôle de l’école, de la police et des bailleurs sociaux.

L’écart entre les aspirations des habitants et les visions du directeur de l’office HLM ou encore entre les jeunes hommes et la police y est bien décrit. Toutefois, on aimerait en savoir plus sur les médiations entre les institutions et les gens. Au sein des écoles, des services municipaux ou des organismes bailleurs, n’y-a-t-il pas des travailleurs qui habitent ou fréquentent "Bois-Joli" hors de leur temps de travail ? De plus, on peine à voir la spécificité du lien local entre les institutions et les habitants.

Il est dit, à de multiples reprises dans l’introduction, que la situation des quartiers est pire que celle connue il y a une vingtaine d’années. "La nouveauté du ghetto" y est annoncée. Cette nouveauté se manifesterait (p. 10) par les violences de l’automne 2005 : mais, plus loin dans l’ouvrage, on apprend que le quartier de Bois-Joli n’a pas connu de mouvements importants lors de ces émeutes, et que celles-ci sont (et nous partageons ce point de vue) de très mauvais éléments pour comprendre la réalité du malaise social. Par ailleurs, les quelques exemples qui illustrent l’accroissement de la distance sociale entre quartiers aisés et quartiers populaires ("À Paris, l’habitant du 16ème arrondissement ne connaît le plus souvent rien de ce qui se passe dans le 20ème arrondissement") sont bien insuffisants pour étayer réellement ce point de vue. Dans ce récit du ghetto, l’éclairage est porté (comme dans le journal local si décrié de Bélingard) sur ces trois mots du sous-titre de l’ouvrage : pauvreté, violence et ségrégation. La qualité presque littéraire de l’écriture conduit le lecteur à ressentir physiquement cette sensation d’étouffement du ghetto. Le ghetto doit être compris comme le récit que les habitants donnent de leur expérience. Mais d’autres lectures de la réalité auraient pu être faites, nous dit l’auteur dans l’introduction : chiche ?
 

 

* Lire également l'interview de Didier Lapeyronnie