nonfiction.fr : Sur le fond du livre maintenant, il y a un choix de départ très fort, c'est l’emploi du mot "ghetto". Pourquoi ce parti pris sachant la puissance de ce mot tant au niveau scientifique que pour sa résonnance politique et symbolique ?

Didier Lapeyronnie : Il y a 15 ans, je n'aurais pas pris ce mot car la réalité n'était pas celle là. Je ne suis pas le seul à dire que la situation s’est aggravée, Thomas Sauvadet décrit la formation de l'économie souterraine et dit la même chose. Michel Kokoreff également. Il me semble personnellement que les logiques de fermetures sont extrêmement puissantes, l'atmosphère est très différente que celle que l’on décrivait avec François Dubet dans La galère.

Mais aujourd’hui j'ai été frappé par la similitude des choses, entre ce que j’ai vu et ce qu’est le "ghetto". Si on lit les descriptions des "ghettos noirs" de Kenneth Clark   et qu'on enlève les éléments de contexte, personne ne saura qu’on parle du ghetto américain de cette période ; on pourrait croire qu’il s’agit des quartiers français. Vous pouvez faire la même chose avec les livres d’Herbert Gans sur le ghetto italien   .

La vraie question est : pourquoi est-ce si semblable ? Pourquoi de jeunes maghrébins se comportent de la même façon dans des cités françaises au début du XXIe siècle que de jeunes italiens à Boston en 1950, pour ce qui est du rapport entre hommes et femmes ou de la formation de bandes de jeunes ? Le ghetto, c'est un ensemble de conduites que l'on peut retrouver dans des contextes urbains qui ne sont pas forcement les mêmes. C’est pour cela que j’utilise ce terme.

L'autre raison est que, dans le débat public, on refuse d’employer ce terme, mais quand on discute avec les gens du quartier, l’expérience du racisme revient de manière systématique, la discrimination et ségrégation sont massives, et sont beaucoup plus souvent évoqués que le terme d'inégalité. En fait, je voulais dire de manière brutale mais argumentée : "Vous croyez qu'il n’y en a pas mais il y a du ghetto, parce que le racisme occupe une place centrale !". Je n'ai jamais eu aucune protestation sur ce terme par les habitants des quartiers. Là où il y a des réticences, ce sont dans les groupes politiques parce que le mot est tabou. À la radio, sur France Culture, j’ai eu un débat avec deux sociologiques qui refusaient ce terme pour décrire la situation française. Le monde universitaire a peur de l’emploi de ce mot. Mais pour le reste, pour les journalistes, les habitants ou les professionnels de terrain, le terme ne semble choquer personne.


nonfiction.fr : À l’origine, le mot "ghetto" a été créé pour désigner le quartier dans lequel les juifs ont été contraints de se regrouper à Venise. Il implique une très forte homogénéité religieuse ou raciale. Mais dans le quartier que vous décrivez, il n’y a pas cette homogénéité…

Didier Lapeyronnie : On peut discuter de ça ! Pour moi, le ghetto est le produit de la discrimination. Il y a ghetto quand les habitants commencent à s'organiser autour d’un mode de vie particulier, quand il y a formation d’une contre-société construite sur les valeurs d'une culture dominée. Le quartier où j ai travaillé est composé de 60% de Maghrébins, 25 % d’Africains. Le reste, ce sont des blancs mais principalement des "cas sociaux", considérés comme des moins que rien. Alors évidemment il n’y a pas 95% de noirs comme dans les ghettos de Chicago. Mais même aux États-Unis et, notamment dans la sociologie, on utilise le mot "ghetto" pour décrire des quartiers moins homogènes que ceux de Chicago. La thèse du livre, c’est que le ghetto est aussi le récit du quartier, fabriqué par les gens et non produit par l’extérieur. L’anthropologue Augier a dit de mon livre qu’il explique comment une fiction devient réalité. Les gens mettent en œuvre quelque chose pour les protéger du monde extérieur. Peu importe les statistiques, il y un processus collectif de fabrication symbolique d’un univers particulier, la construction d’une sorte de contre-société.

 

nonfiction.fr : Dans votre livre il n’y a pas de caractéristiques physiques concrètes du ghetto, c’est quelque chose de "hors sol". Pourquoi ce choix, la forme des choses n’a-t-elle pas une influence sur le mode de vie ?

Didier Lapeyronnie : Le ghetto n’est pas "hors sol", il est dans la peau des gens. C'est un phénomène social et symbolique et non géographique. Des gens peuvent habiter hors du ghetto mais être dans le ghetto, s’ils font partie de la mécanique collective, et vice versa. Ce n'est pas l'espace qui fait le ghetto, même s’il y a un vrai enfermement pour le quartier que je décris, séparé de la ville par une rocade et relié à celle-ci par un unique pont. Les seuls repères urbains que j'ai donnés soulignent que l'aspiration urbaine des habitants n’est pas d'aller en ville, mais d'avoir un pavillon dans une banlieue. J'insiste là dessus, les gens n'habitent pas dans le quartier mais dans le récit qu'ils font du quartier, en fonction de l'interprétation qu'ils en font. Certains ont des récits complètement opposés, en fonction de ce qu'ils projettent. C'est un choix de sociologue, personne ne dit que les conditions matérielles déterminent le social.


nonfiction.fr : Les politiques actuelles, avec la rénovation urbaine et les nombreuses démolitions – reconstructions qu’elle projette, ont une forte dimension spatiale. Si l’espace ne détermine pas le social, n’a-t-il pas un rôle malgré tout ?

Didier Lapeyronnie : Dans mon livre, je parle effectivement du sentiment des habitants d’un espace pourri et abandonné. Mais les gens ne se plaignent pas, ils sont au contraire très attachés à leur quartier. Il y a ainsi beaucoup d'ambivalence.

Pour le lien entre mode d’établissement et mode de vie, citons l’exemple de la densité urbaine : on nous dit qu'il faut des villes denses pour favoriser le mélange, le lien social. Il y a 30 ans, on nous disait le contraire ! Aucune enquête n'a montré le lien entre la densité et les conduites des habitants.


nonfiction.fr : Le point de vue que vous développez a été bien perçu par les acteurs de terrain. Mais ne dédouane-t-il pas l’action publique locale parce qu’avec un tel ouvrage, on pourrait dire que les actions des institutions ne serviraient à rien ?

Didier Lapeyronnie : Ce qui m'a intéressé, c'est de faire un livre où le lecteur ne puisse pas s'abriter, où l’émotion est la clé et non les grandes théories. Je déteste les livres de sociologie qui présentent les théories, puis des éléments d’entretien qui les étayent. J'ai voulu faire le contraire, faire un trajet linéaire par un récit qui étouffe les gens : je finis l’ouvrage par le récit de ces femmes qui ne peuvent plus respirer. Je voulais que le lecteur ait cette sensation physique du ghetto.

Je ne crois pas aux explications, ce qui m'intéresse c'est ce que les gens font, être au plus près des expériences quotidiennes. Le ghetto est la façon de réagir à des processus sociaux plus généraux. C'est pour ca que je n’ai pas mis de statistiques. Je ne donne aucun moyen au lecteur de s'échapper, je veux le confronter directement à l’expérience du ghetto.


nonfiction.fr : Le lecteur ressent effectivement cette mécanique implacable du récit. Vous dites dans l’introduction que vous construisez une fiction, mais que d'autres fictions sont possibles. Dans ce que vous avez pris, vous avez choisi les éléments les plus "noirs", autour des trois mots du sous-titre : ségrégation, violence, pauvreté. Vous regardez ainsi ce quartier avec la même optique que le journal local. Seriez-vous prêts à reconstruire une autre fiction avec d'autres prémisses ?

Didier Lapeyronnie : La sociologie du ghetto, c'est une construction intellectuelle et politique. J’ai conscience que la dimension fictive tient à certains de mes présupposés. Toutefois, je décris la réalité, ce que je donne à comprendre est bien le réel ! J’ai choisi un vrai parti pris, celui de me concentrer et de me resserrer au maximum sur les épreuves des gens.


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