Un livre sur la dualité de la République française, dont la radicalité des thèses parfois déconcerte.

Philippe Nemo, professeur de sciences sociales et politiques à l’ESCP-EAP, est notamment l’auteur d’une Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Âge (PUF, 1998, Prix Koenigswarter de l’Académie des Sciences morales et politiques) et d’une Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains (PUF, 2002). Son essai Qu’est-ce que l’Occident ? (PUF, 2004) a été traduit en dix langues.

 

 

Six démystifications

 

C’est en développant six démystifications que Philippe Nemo s’attaque à une part considérable de notre inconscient collectif, j’ai nommé la république française et l’improbable consensus dont elle fait preuve. En effet, avant les six mythes mis à mal, le premier à voler en éclats est celui de l’unité républicaine : derrière ces mots, principalement deux camps qui s’affrontent, celui des libéraux contre celui des socialistes, deux idéaux-types au sens de Max Weber dont l’antagonisme est radical et philosophique, et qui voit – entre autres – s’opposer un Benjamin Constant à un Robespierre. Le style de Nemo est hardi. On sent qu’il veut en découdre avec ces "badigeons mythologisant" qui sont autant de falsifications, et qui permettent – ô terrible chose pour cet auteur – de mélanger tout dans un seul sac républicain, de prendre 1789 pour 1793, de croire que les jacobins étaient des démocrates et des laïcs, et d’assimiler la Ière république française à un exercice idyllique de démocratie libérale. Que nenni !

Philippe Nemo se fait alors anthropologue de la République française en démasquant les mensonges qui polluent son histoire. "Il ne s’agit pas de reprocher aux Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne, Carrier, Turreau et consorts d’avoir pratiqué des assassinats, génocides et autres actes relevant de la définition moderne des crimes contre l’humanité. C’est un fait qu’on ne voyait pas les choses de cette manière à leur époque. (…) Mais ce qui pose problème est que certaines forces politiques d’aujourd’hui donnent ce passé détestable comme l’épopée fondatrice du pays, comme son écriture sacrée, comme la source rayonnante de ses valeurs et même comme ce qui constitue la France comme nation"   . Certes, Philippe Nemo n’a pas tort, mais c’est oublier un peu vite que cette tension qu’il relève entre les libéraux et les jacobins, est celle-la même qui traverse aussi l’âme des révolutionnaires. Maurice Agulhon avait parlé d’un "paradoxe Saint-Just", victime d’une "déchirure réflexive". Et Robespierre n’est pas seulement l’auteur du "despotisme de la liberté", et de la terreur comme "justice prompte, sévère, inflexible", elle-même alors devenue "émanation de la vertu"...

Avant 1794, il y a eu 1791 et les déclarations suivantes, celles de l’homme précurseur des libertés publiques les plus fondamentales : "On a observé que dans les pays libres, les crimes étaient plus rares et les lois pénales plus douces. Toutes les idées se tiennent. Les pays libres sont ceux où les droits de l'homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout ou elles offensent l'humanité par un excès de rigueur, c'est une preuve que la dignité de l'homme n'y est pas connue, que celle du citoyen n'existe pas : c'est une preuve que le législateur n'est qu'un maître qui commande à des esclaves, et qui les châtie impitoyablement suivant sa fantaisie. Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée."

Philippe Nemo est de parti pris, on l’aura compris. Un brin caricaturiste des positions dites socialistes ou "collectivistes", un brin aveugle quant à la dichotomie qui peut scinder les individus, même révolutionnaires. Pour autant, son texte n’en demeure pas moins fort intéressant et nécessaire pour d’un seul geste (d’une seule lecture) embrasser justement les contradictions inhérentes à l’idée française de la République. Non, la République de l’an I n’est pas d’emblée "républicaine" puisqu’elle "instaure d’abord une monarchie constitutionnelle".

 

 

Et il n’est pas vrai non plus que la république jacobine "sorte naturellement de la révolution de 1789 ; il semble qu’au contraire elle résulte d’un accident ou d’une série d’accidents survenus au cours de celle-ci. La Ière république s’inaugure le 22 septembre 1792 et prend son visage définitif avec l’éviction des Girondins le 2 juin 1793 sous la menace des 200 canons de la Commune insurrectionnelle. C’est dire qu’elle a pour origines l’émeute du 10 août et les massacres de septembre, et qu’elle s’identifie ensuite, peu ou prou, avec la Terreur"   .

Par ailleurs, la Convention prétend être une assemblée représentative… mais elle n’a été élue qu’avec 10 % du corps électoral parisien. En même temps, quiconque a lu Quatrevingt-Treize sait à quel point la Convention est magnifique et terrible. Victor Hugo n’ayant de cesse de la dépeindre dans sa schizophrénie. Tout ce qui suit s’y pressent déjà : la dictature du gouvernement révolutionnaire, du Comité de salut public, la loi des suspects, le tribunal révolutionnaire, la loi de Prairial, la loi du Maximum, et même celle de Le Peletier de Saint-Fargeau visant à créer "une éducation d’État pour tous les enfants de 5 à 12 ans, où l’on apprendrait que le travail manuel et le maniement des armes, non les sciences", projet qui évoque – renchérit Philippe Nemo – "l’antique Sparte et les futures Hitlerjugend". Et l’auteur d’en conclure à quel point cet acte I de la république, acte sanguinolent par excellence, n’est en rien l’héritier des Lumières mais bien plutôt comme une première réaction. On peut aussi suggérer l’hypothèse suivante, moins sectaire et nazifiante, que les pionniers de la république française ont conscience de son absolue fragilité, et qu’ils ne conçoivent pas l’acte naissant hors de l’acte guerrier, ou pour le moins combatif. Oui, ils anticipent certainement cette vérité bien triste que les démocrates ne seront pas – hélas – à terme les mieux armés pour défendre leur bien.

Si 1789 incarne un versant plus "libéral" de la république démocratique française, un moment où "la fécondité des libertés sur les trois plans de la vie intellectuelle, politique et économique" est pensée, un moment plus lockien en somme, 1793 représente proprement une "réaction" à ce mouvement inaugural, plus centré sur l’égalisation des conditions et la critique collectiviste de la propriété. Idées de 1793 qui prendront un nouveau tour avec l’apparition des premières doctrines socialistes à partir des années 1820 (Fourier, Leroux, Cabet, Buchez, Louis Blanc, Auguste Blanqui, Proudhon)   . 1793 est ainsi moins démocrate, populaire, que "communiste". La journée du 10 août 1792 est en ce sens nullement emblématique d’une volonté populaire, mais bien d’une "action soigneusement organisée par le comité insurrectionnel secret de 6 membres". Pour Philippe Nemo, le peuple n’est ici que "prétendu". De même en sera-t-il pour 1848 qui inaugure la IIe République. Les "rouges" déclenchent les très sanglantes journées de juin 1848. Puis, après les élections de 1849, "l’extrême gauche, mécontente de sa défaite, essaie encore d’obtenir par la rue ce qu’elle n’a pu obtenir par les urnes". Les partisans s’illustrent enfin à nouveau sous la Commune. "L’autorité insurrectionnelle (un Comité central qui n’a aucune légitimité démocratique, […]) prend alors une série de mesures dignes de la Terreur"   . Très vite, elle interdira les journaux non-jacobins.

 

 

1793 comme "millénarisme laïcisé"

 

1793 serait donc une sorte de "millénarisme laïcisé"   . "Les adeptes de 1793 ne soupçonnent pas eux-mêmes, en général, cette origine religieuse de leur croyance, puisqu’ils se veulent laïques et prétendent n’avoir ni Dieu ni maître. Mais la similitude et le recouvrement quasi parfait des théories de la Révolution et de celles de l’Apocalypse ont été notés par de nombreux historiens." Pour passer du schéma millénariste traditionnel au schéma révolutionnaire, il suffisait de le séculariser   . Philippe Nemo dénonce le caractère "crypto-millénariste" des comportements jacobins.

 

 

Deuxième mythe déconstruit, 1793 aurait fondé la République   . Le grand homme de la révolution et de la naissance de la démocratie républicaine est en ce sens moins Robespierre que Benjamin Constant   . "La IIIe République n’a pas été instaurée par des adeptes et les nostalgiques de la Ière République. Elle l’a été, d’une part, par des monarchistes, anciens orléanistes ou anciens partisans de l’Empire libéral, d’autre part par des républicains modérés se réclamant de 1789 et récusant formellement 1793. Les néojacobins et les socialistes ont été des opposants à la IIIe République"   . Ce n’est pas ainsi, bien sûr, que les révolutionnaires présentent les choses : au contraire, ils essaient toujours, selon l’auteur, de démontrer que "ce qui triomphe en 1879, c’est l’Idée républicaine pure et sans mélange, née en 1792 et progressivement enrichie par des apports doctrinaux par le parti républicain de façon endogène"   .

Troisième mythe déconstruit, 1793 aurait été "laïque". Et là, nous retrouvons les chantres de la "laïcité ouverte", ceux qui voudraient réformer la loi de 1905. Philippe Nemo incarne à souhait l’opposant de la laïcité dite à la française, celle qu’on taxe de laïcarde et d’intégriste. D’où sa volonté de dissocier la laïcité du laïcisme qui selon lui est l’apanage de 1793. Alors, il s’échine à montrer comment le laïcisme est une religion de substitution   et qu’il s’est évertué à employer "l’arme absolue", le "monopole scolaire". Difficile là aussi de ne pas critiquer cette approche résolument partisane de Philippe Nemo. À le suivre, on aurait tôt fait de qualifier Jaurès d’intégriste laïcard, alors qu’il est sans doute l’un des plus grands représentants de la laïcité scolaire et de cette rectitude de la laïcité à la française qui sait – n’en déplaise à Philippe Nemo – tout à fait être respectueuse du pluralisme religieux. Bien sûr, Philippe Nemo en profite au passage pour égratigner la franc-maçonnerie et la Ligue de l’enseignement, qualifiée d’ "église de la république"   , et qui a lancé selon lui une véritable "OPA" sur la République, ses fondamentaux et ses valeurs. Reproche qui soudain paraît drôle lorsqu’on connaît les positions actuelles de la Ligue sur la laïcité… Et lorsqu’on lit   que la laïcité à la française est un "nouveau cléricalisme", la coupe est pleine. Je ne parle même pas de la descente en flèche de l’école unique, "produit des exaltés de l’égalitarisme"   . En aucun cas n’est reconnu le fait que le projet de l’école unique puisse être une idée régulatrice digne de ce nom.

Quatrième mythe déconstruit, 1793 aurait été "dreyfusard". Car, en effet, pour Philippe Nemo, rien n’est moins antinomique d’un dreyfusard qu’un jacobin. Là aussi, l’opposition paraît caricaturale. En ce sens, "le dreyfusisme de la gauche est le produit d’un événement politique, la création du bloc des gauches, et non la manifestation d’une quelconque essence philosophique permanente". En d’autres termes, poursuit l’auteur, les dirigeants de la gauche, "sachant maintenant que Dreyfus était innocent et que la vérité allait sous peu éclater au grand jour, ont eu l’excellente intuition manœuvrière d’attribuer à la droite seule l’antisémitisme qui, quelques semaines auparavant, était reparti sur tout l’éventail politique et surtout à gauche"   . On se demande pourquoi la droite n’a pas eu pareille idée ! Et Philippe Nemo de s’en prendre aux universitaires d’aujourd’hui qui selon lui colporteraient la mystification, à savoir Jean-Pierre Rioux, Vincent Duclert, Michel Winock   . Chacun aura au moins la délicatesse d’aller les lire pour se faire une opinion plus nuancée.

 

 

Montée en puissance oblige, Philippe Nemo n’a peur de rien et déconstruit son dernier mythe : "les adversaires de 1793 auraient été nazis". Ce mythe-là, dois-je l’avouer, m’avait totalement échappé. Pour illustration, l’auteur fait référence à l’après guerre de 1945. Surgit alors un "précipité chimique idéologique" : "du jour au lendemain, à partir de 1945, un amalgame fut fait entre tous les genres de droite, la droite profasciste […], la droite chrétienne traditionnelle, la démocratie chrétienne, enfin les partisans de la démocratie libérale et de l’économie de marché". Mais où diable, a-t-on envie de demander à Nemo, classe-t-il de Gaulle !? Et Philippe Nemo de renchérir quelques pages plus loin   en inversant – et de s’en satisfaire – le cinquième mythe. Autrement dit, ce sont alors les républicains de 1793 qui partagent quelque connivence avec les nazis, et tout particulièrement "la même haine du libéralisme, du capitalisme et du parlementarisme". Et d’en conclure, que les Français feraient bien d’en prendre conscience. "La situation morale du pays aurait été bien différente si nos concitoyens avaient su toute la vérité sur la collaboration, si on leur en avait expliqué la logique profonde. (…) Ils auraient compris que le communisme n’est pas l’antidote du nazisme, ni l’inverse, mais que l’antidote commun à ces totalitarismes est la démocratie libérale, l’idéal type de 1789"   .

Sixième et dernier mythe à être déconstruit, "il n’y aurait de républicains qu’à gauche". Là encore, un tel mythe m’avait échappé. Chacun saura tout de même reconnaître la vertu républicaine de la démocratie chrétienne ou encore d’une certaine composante du parti radical. Inutile de revendiquer l’existence d’un tel mythe pour – à juste titre – affirmer qu’en France il existe une "relative déficience de la doctrine démocrate libérale elle-même". Il est vrai qu’à ce sujet, on peut parler d’une "exception française"   .

 

 

Contre l'oligarchie étatico-syndicale

 

Dernier coup de grâce, Philippe Nemo pratique le raccourci définitionnel dans sa conclusion : "1793 (…) est un millénarisme. C’est une religion honteuse, non consciente d’elle-même, puisqu’elle se présente comme un athéisme, un laïcisme et un matérialisme, mais elle n’en fonctionne pas moins, psychologiquement et sociologiquement, comme une religion. J’appellerai cette religion de substitution la "Gauche" avec une majuscule." Et de poursuivre, "pour son malheur, la France a donné à la religion de la Gauche l’Église dont elle avait besoin : c’est l’Éducation nationale". Et, sans vergogne, de renchérir : "le système, bien que nominalement public et fonctionnant de facto avec l’argent des citoyens- contribuables, est une entreprise privée qui s’autogère. Il est dirigé par les seuls chefs de l’Église de la Gauche, franc-maçons et syndicalistes qui considèrent le peuple comme privé de voix délibérative, puisqu’il n’est pas initié et ne peut délibérer valablement de l’avenir qu’ils lui préparent – le temple ou le socialisme"   .

Dernière mise à nue. Mais comment donc une telle OPA sur la République a-t-elle réussi ? Notamment parce qu’à la mystification il faut rajouter une autre supercherie. "L’Église de la gauche a un moyen suprême d’imposer cette orthodoxie. (…) À travers la valorisation systématique du combat syndical, du personnage du militant toujours engagé dans les luttes et qui doit bénéficier à ce titre d’une impunité de principe, même quand il commet des délits caractérisés, elle s’est donné le droit de dispenser les citoyens français de tout devoir d’obéir à des décisions du gouvernement (…). C’est là le secret de la mise en place de l’oligarchie étatico-syndicale qui gouverne notre Ve République"   . Ah, si seulement Olivier Besancenot et José Bové avaient été des enseignants, la démonstration aurait été parfaite