Olivier Blanchard livre pour nonfiction.fr sa lecture de l'ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc sur 'La société de défiance'.

  Selon de nombreuses enquêtes internationale les Français sont parmi les citoyens qui font preuve de la plus grande défiance les uns envers les autres et envers leurs institutions,  ainsi que de l’incivisme le plus poussé. C’est ce que révèlent Yann Algan et Pierre Cahuc dans leur essai, La société de défiance, qui constitue une synthèse de leurs recherches récentes visant à expliquer "comment le modèle social français s’autodétruit".
  Ce déficit de confiance nuirait singulièrement à l’économie française. La peur de voir leurs concitoyens se comporter en "passagers clandestins" et profiter d’avantages liés à une organisation corporatiste de la société, conduirait les Français à réclamer une régulation drastique de la concurrence par l’Etat. Mais l’intervention quasi systématique de ce dernier dans la vie conduirait à renforcer l’opacité des mécanismes de redistribution, entretenant climat de suspicion,  corruption et rentes de situation. Les auteurs chiffrent ainsi à 66% la part de l’écart de revenu par tête existant entre la France et la Suède expliquée par le déficit de confiance, se traduisant par 3 points de chômage et 5 points de PIB de manque à gagner.
 L’approche adoptée par Y. Algan et P. Cahuc est relativement originale, et permet de resituer le débat dans une temporalité trop rarement explorée en économie : les évolutions sur  longue période. Pour les auteurs, deux caractéristiques principales de ce modèle social français sont en cause: le corporatismse et l’étatisme.
  L’économie dans son ensemble en pâtit, et en particulier l’emploi, puisque le dialogue social est vidé de son contenu. L’Etat réglemente donc strictement le marché du travail au niveau national, notamment sur le salaire minimum ou sur les conditions de licenciement, empêchant les nécessaires ajustements locaux. Face à cette spirale de la défiance, Y. Algan et P. Cahuc plaident pour une réforme des modes de financement du syndicalisme (ce qui les inscrit en pleine actualité) mais également en faveur de l’instauration d’un « filet de sécurité » selon une logique universaliste.


Nathalie Georges.


Ce texte d’Olivier Blanchard est tiré d’une intervention lors de la conférence consacrée au texte de Yann Algan et Pierre Cahuc à l’Ecole d’Economie de Paris le 8 octobre 2007. Les titres et intertitres sont de la Rédaction.

"Commençons par placer la passionnante étude de Yann Algan et Pierre Cahuc dans un contexte plus général. Elle prolonge des travaux particulièrement remarqués menés récemment par des chercheurs liés au PSE [Paris School of Economics, ndlr] : Le capitalisme d’héritiers, le livre de Thomas Philippon sur le capitalisme familial, et celui de David Thesmar et Augustin Landier, Le grand méchant marché, sur le rapport historique de la France et des Français au capitalisme et au marché. Ces ouvrages partagent deux caractéristiques : l’utilisation massive de faits à la fois inédits et solidement établis, d’une part ; et l’audace d’émettre des hypothèses provocatrices, d'autre part. Même si ces hypothèses ne convainquent pas toujours, elles ont le mérite d’obliger à mettre en question le consensus en vigueur et à revenir sur ses certitudes. Ce fut en tous cas mon expérience de lecteur. Avant de lire cet opuscule, en tant que "sociologue amateur", mon interprétation du déficit français de confiance était différente.


Les deux péchés.

Dans ma conception – et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’originalité à poser le problème en ces termes – la France souffrait de deux péchés – sinon originels, du moins anciens – de deux héritages qui expliquent au moins en partie l’exceptionnalité pointée par Algan et Cahuc : une tradition marxiste et une tradition colbertiste. Ces deux traditions en effet expliquent un certain nombre de traits de la "société de défiance ".

L’imprégnation marxiste induit une connotation péjorative, voire une franche hostilité envers "les riches", "les entreprises", "le marché", "la concurrence". Cette méfiance a pu se trouver renforcée par certains traits spécifiques à la structure économique française, ceux que Thomas Philippon a signalés comme constitutifs d’un "capitalisme d’héritiers". Mais le marxisme ne se limite pas à engendrer cette rhétorique de l’ennemi. Quand vient la question du financement des mécanismes de solidarité, le marxisme confère du crédit à l’idée simple selon laquelle "les riches paieront". Une autre conséquence de la défiance vis-à-vis du marché est le recours à toute une palette d’obstacles à la concurrence, sous la forme de barrières à l’entrée complaisamment requalifiées en "protections",  que l’on a souvent mises en œuvre en France sans prendre en compte leurs effets pervers. Les aménagements de la concurrence induisent en effet des coûts, notamment parce qu’elles génèrent des rentes de situation dont l’inefficacité est redoublée par le coût des efforts déployés pour les protéger. En France, un des domaines de prédilection de cette logique est le marché du travail : comme je l’ai souligné ailleurs, la protection des emplois en France est excessive, au détriment de mécanismes assurantiels susceptibles de rendre plus fluide le processus d’allocation de la main-d'œuvre   .

La France possède aussi une tradition d’Etat fort, voire tout-puissant, généralement nommée colbertisme. Cette position surplombante de l’Etat exerce par exemple un effet d’inhibition sur le dialogue social. Comparées à d’autres pays, les interventions de l’Etat vis-à-vis du marché et des entreprises y sont plus fréquentes. Ainsi ce ne sont pas les partenaires sociaux mais l’Etat qui fixe le salaire minimum, contrairement à ce qui s’observe dans de nombreux pays. Cette ubiquité de l’Etat entraîne une déresponsabilisation des individus, justifiant en retour un certain nombre de comportements inciviques et l’absence d’initiatives solidaires.

La conjonction de ces deux explications me paraissait fournir une analyse relativement satisfaisante des défaillances de la solidarité en France. La lecture des faits des deux auteurs dégage un diagnostic différent, au moins par trois aspects.


Trois autres éléments.

Cette défiance se concrétise dans beaucoup plus de dimensions que ne le suggèrent les deux hypothèses marxistes et colbertistes. En effet, si ces dernières rendent compte d’une hostilité française au marché, elles n’impliquent en rien la défiance face aux autres, face à la justice, face aux syndicats, des faits que cette étude met parfaitement en évidence. Pour prendre un autre exemple, Algan et Cahuc rappellent que pour 52% des Français, "pour arriver au sommet, il faut être corrompu", alors que 20% des Norvégiens, des Britanniques ou des Américains acquiescent à cette proposition. Il est également souligné – et à juste titre – que les institutions et les entreprises françaises souffrent d’un déficit de transparence perçue, facteur peu favorable à des attitudes socialement coopératives   . Il faudrait mener une enquête plus approfondie pour déterminer s’il existe des différences d’intensité dans la méfiance de nos concitoyens envers les diverses institutions, mais il n’en reste pas moins que la large palette d’attitudes et de sentiments inciviques mis en lumière invite à chercher les raisons de l’exception française au-delà des deux traditions marxiste et colbertiste.

Le deuxième point majeur du déroulement de cet ouvrage réside dans la périodisation de l’émergence de la défiance française. Leur ingénieuse stratégie empirique les conduit à diagnostiquer un retournement des attitudes des Français vis-à-vis des institutions au moment de la Seconde Guerre Mondiale. Cette "stratégie du carbone 14", qui consiste à déceler dans les migrants de deuxième ou troisième génération les héritages civiques de leur pays d’origine, mérite d’être questionnée. Peut-on en espérer plus que des indications indirectes ? Quelle que soit la qualité de la stratégie d’identification, le degré d’incertitude qui pèse sur les corrélations présentées rend approximative toute tentative théorique d’explication causale générale. Il est difficile d’attendre beaucoup de précision d’une information qui comporte tant de variations statistiques non contrôlables (du "bruit"). Ces raisons me portent à ne pas considérer l’administration de la preuve comme totalement convaincante. On ne peut pas exclure que le manque de confiance qui caractérise les attitudes des Français envers les institutions s’enracine dans la dimension d’un temps plus long. Que la Seconde Guerre mondiale et la Libération aient enclenché un "cercle vicieux de la défiance", alors qu’elles ont également marqué une période d’essor du dialogue social, constitue un paradoxe qui n’est parfaitement élucidé ni par le rôle des traditions marxiste et colbertiste, ni par la thèse développée par les auteurs.

Le troisième point sur lequel l’étude invite à prendre parti est la thèse du cercle vicieux entre d'une part le corporatisme ou l’étatisme et d'autre part la confiance. Le raisonnement est les suivant : les interventions de l’Etat motivées par les demandes de groupes spécifiques provoqueraient une suspicion quant à son impartialité. Les corrélations exhibées sont certes intéressantes, elles ne m’en paraissent pas moins peu convaincantes. Pourquoi et comment un tel fonctionnement est-il susceptible d’enclencher un tel cercle vicieux, voilà qui n’est pas clairement expliqué : corrélation n’est pas causalité. De plus, ni le colbertisme ni le corporatisme ne peuvent être considérés comme des phénomènes récents. Enfin, ne faut-il pas remettre en cause la notion même de corporatisme : la France est-elle véritablement un pays corporatiste ? Certes le syndicalisme en France est historiquement fondé sur une culture du groupe, qui peut être un facteur de segmentation, mais à l’opposé la Libération ne met-elle pas en place un régime général d’assurances sociales ? Par ailleurs, des enquêtes d’opinion montrent que les Français perçoivent le système de sécurité sociale, les allocations chômage et l’assurance santé comme égalitaires. Certes, cela n’exclut pas une cristallisation de la défiance sur les directions ou le fonctionnement quotidien de ces institutions. Mais le tableau général ne cadre pas tout à fait avec la thèse de La société de défiance.


Au terme de cette lecture, je continue donc a croire à l’importance du marxisme et du colbertisme comme facteurs explicatifs. Il est plausible que ces deux facteurs se soient enchaînés à un troisième, le corporatisme, dans un cercle vicieux. Le corporatisme encourage l’expression de revendications catégorielles, ce qui peut avoir pour effet d’exacerber la rivalité entre les groupes sociaux, et au final de mener à une surenchère. Les causalités restent néanmoins difficiles à démêler. Plus particulièrement, comment s’opère le passage de la défiance envers les institutions à la défiance interpersonnelle ?

L’ouvrage conclue en proposant trois pistes de politique économique : accroître la transparence des politiques de redistribution, améliorer la sécurisation des parcours professionnels et modifier les règles de représentativité des syndicats. A mon tour, j’aimerais exposer les recommandations que ces réflexions me suggèrent. Tout d’abord, en forme de boutade "corporatiste" – mais pas tout à fait –, je plaiderais pour une meilleure compréhension des phénomènes économiques par leur enseignement au lycée : une meilleure éducation économique pourrait dédramatiser le rapport des Français au marché et offrir un contrepoint à l’importance du marxisme. Du côté de la tradition colbertiste, il faudrait rétablir la représentativité des syndicats, ainsi que le type de dialogue qui avait lieu entre partenaires sociaux dans les années 1950-1960 sous l’égide du Commissariat du Plan. Mais ces mesures ne seraient peut-être que de portée limitée face à la méfiance généralisée que l’opuscule de Yann Algan et Pierre Cahuc met si bien en évidence."

                                                                                                            Olivier Blanchard


* Le texte de Yann Algan et Pierre Cahuc est disponible ici.

* Sur ce même thème, vous pouvez également retrouver :
- la critique du même texte par Nathalie Georges, axée sur la comparaison avec les modèles nordiques : ici.
- une tribune des auteurs dans Le Monde résumant leur étude : ici.
- un point de vue sur la conférence et des discussions qui l’ont suivi du 8 octobre par Etienne Wasmer, économiste à Sciences-Po, sur son blog : ici.


À lire également :


Sur le chômage et le précarité :

- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosière, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.

- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.

- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.

Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :

- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.