Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.

Les enquêtes internationales d’opinion menées dans les pays développés nous enseignent que les Français sont parmi les citoyens qui font preuve de la plus grande défiance les uns envers les autres et envers leurs institutions,  ainsi que de l’incivisme le plus poussé, révèlent Yann Algan et Pierre Cahuc dans leur essai, La société de défiance, qui constitue une synthèse de leurs recherches récentes visant à expliquer "comment le modèle social français s’autodétruit".
    Ce déficit de confiance nuirait particulièrement à l’économie française. La peur de voir leurs concitoyens se comporter en "passagers clandestins" et profiter d’avantages liés à une organisation corporatiste de la société, conduirait les Français à réclamer une régulation drastique de la concurrence par l’Etat. Mais l’intervention quasi systématique de ce dernier dans la vie économique (et notamment sur le marché du travail, palliant ainsi la faiblesse des syndicats) conduirait à renforcer l’opacité des mécanismes de redistribution, entretenant climat de suspicion,  corruption et rentes de situation.
    Le cercle vicieux conjuguant étatisme et corporatisme, qui caractériserait le modèle social français depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, serait à l’origine de l’incapacité chronique à le réformer, empêchant notamment la mise en place d’un Etat Providence social démocrate sur le modèle des pays nordiques, où le niveau de confiance est au contraire particulièrement élevé. Les auteurs chiffrent ainsi à 66% la part de l’écart de revenu par tête existant entre la France et la Suède expliquée par le déficit de confiance, se traduisant par 3 points de chômage et 5 points de PIB de manque à gagner.


Aux sources de la défiance, la logique corporatiste de l’Etat

L’approche adoptée par Y. Algan et P. Cahuc est relativement originale, et permet de resituer le débat dans une temporalité trop rarement explorée en économie : les évolutions sur  longue période. La thèse des auteurs s’appuie en effet sur des travaux économétriques issus d’une double source. D’une part, ils exploitent des enquêtes internationales d’opinion menées ces vingt dernières années, qui conduisent toutes à conclure qu’en moyenne les Français font trois fois moins confiance aux autres que les citoyens des pays nordiques, et que ce déficit de confiance et fortement corrélé à un sens civique peu développé. Mais d’autre part, ils essaient de dater cette situation de défiance, et montrent qu’elle n’est pas immuable, loin s’en faut. En effet, en exploitant les enquêtes d’opinion menées aux Etats-Unis auprès des populations descendantes d’immigrés, et s’appuyant sur l’hypothèse d’un "biais culturel" à la confiance, ils comparent les réponses fournies par les Américains d’origine française et ceux d’origine suédoise, et concluent qu’un retournement s’est produit après la Seconde Guerre mondiale.

Ceci leur permet d’afficher des propos relativement optimistes quant aux évolutions futures, en évitant de tomber dans le piège du déterminisme culturel : puisque les Français ont déjà eu confiance les uns dans les autres par le passé, il est possible de réinstaurer cette confiance, indispensable pour mener à bien la réforme du modèle social français.

Car la rupture de la Seconde Guerre mondiale a une autre conséquence : celle de désigner le modèle social français comme coupable de ce déficit de confiance. Sa mise en œuvre après guerre sous sa forme actuelle, a en effet été concomitante de la perte de confiance des Français les uns envers les autres, et envers leurs institutions. Pour les auteurs, deux caractéristiques principales de ce modèle social français sont en cause. En premier lieu le corporatisme "qui consiste à octroyer des droits sociaux associés au statut et à la profession", segmente la société en sous-groupes oeuvrant à accroître leurs rentes de situation au détriment des autres ; l’étatisme ensuite, "qui consiste à réglementer l’ensemble des domaines économiques et sociaux dans leurs moindres détails", condamne au second plan les modes de régulation intermédiaires (comme le dialogue social) et renforce l’opacité des règles régissant la concurrence.

Au final, en ignorant le pouvoir de négociation et les acquis de l’autre, chacun suspecte tout le monde de tirer profit de sa situation au détriment de la communauté dans son ensemble, et en appelle à l’Etat pour réguler la concurrence. Cependant, la logique corporatiste de celui-ci le conduit à assurer la redistribution sur des critères peu transparents, favorisant certains groupes au détriment des autres, entretenant de fait cette situation. L’économie dans son ensemble en pâtit, et en particulier l’emploi, puisque le dialogue social est vidé de son contenu, les salariés ne faisant pas confiance aux syndicats pour défendre l’intérêt commun. L’Etat réglemente donc strictement le marché du travail au niveau national, notamment sur le salaire minimum ou sur les conditions de licenciement, empêchant les nécessaires ajustements locaux. Face à cette spirale de la défiance, Y. Algan et P. Cahuc plaident pour une réforme des modes de financement du syndicalisme (ce qui les inscrit en pleine actualité) mais également en faveur de l’instauration d’un "filet de sécurité" selon une logique universaliste.


Le modèle nordique fait encore rêver

En effet, et de manière moins originale, les pays qui servent de contrepoint au cas français tout au long de l’ouvrage reposent tous sur cette logique universelle de prestations sociales déconnectées du statut ou de la profession, et accordées au contraire sur la simple résidence et/ou sur la citoyenneté. Traditionnellement, deux modèles correspondent à cette définition : le modèle social-démocrate ou "nordique", dont les deux exemples phares sont la Suède et le Danemark, et dans lequel les auteurs incluent également les Pays-Bas (ce qui est discutable, les Néerlandais étant à l’origine des politiques de workfirst, qui relèvent plutôt d’une logique libérale) ; et le modèle libéral ou "anglo-saxon", dont l’emblème européen est le Royaume-Uni.

Pour Y. Algan et P. Cahuc, le modèle à suivre pour entamer la réforme du modèle social français est celui des pays nordiques, ce qui classe leur ouvrage dans la récente tradition d’engouement pour les modèles danois et suédois. Il faudrait ainsi copier les politiques menées récemment dans ces pays, et notamment celles dites de "flexicurité", afin d’obtenir les mêmes résultats en termes de taux de chômage notamment. Transposée dans le cadre de la thèse défendue par l’ouvrage, cette idée conduit à fixer comme objectif aux Français d’atteindre le même niveau de confiance que les Suédois pour voir leur bien-être augmenter d’autant.

Or, au-delà de la question du niveau d’indices de confiance à la construction et à la comparabilité discutables, il serait sans doute intéressant de comprendre pourquoi ceux-ci sont si élevés dans les sociétés scandinaves, s’il s’agit ensuite de les imiter. On avance souvent comme hypothèse l’homogénéité sociale de ces pays pour expliquer un sentiment profond d’appartenance à une entité collective bien identifiée, où la confiance s’installe entre des concitoyens qui sont connus et reconnus comme membres du groupe, partageant des valeurs communes explicites. La contrepartie peut cependant alors consister en un rejet systématique de toute personne qui ne s’inscrit pas dans les contours bien délimités de cette communauté. L’exemple récent de tensions autour de la question de l’intégration des minorités au Danemark est à cet égard assez parlant. Or une société pluraliste comme la société française diffère sans doute en partie des sociétés nordiques. Les mécanismes à l’origine de la confiance ne peuvent donc peut-être pas y suivre la même voie.

De plus, la transparence indispensable entre les membres du groupe pour maintenir le niveau de confiance induit en pratique un contrôle assez fort de la part de l’Etat, qui intervient comme garant du civisme de chacun. Les pays nordiques disposent ainsi par exemple de bases de données très détaillées sur chaque citoyen, ce qui peut ressembler à une forme de contrôle coercitif qui ne serait pas forcément acceptée en France, où le respect de la vie privée est une notion juridiquement lourde de sens.

Ces deux exemples soulignent simplement que la comparaison du taux de confiance en France avec celui enregistré par les pays nordiques est peut-être inapproprié (au sens où les réalités sociales et culturelles ne sont pas similaires, dans des pays où la population ne dépasse pas les dix millions d’habitants). La comparaison systématique entre la France et la Suède qui est proposée dans l’ouvrage s’affranchit donc un peu vite d’un questionnement sur la comparabilité des situations, ainsi que sur "l’exportabilité" des politiques menées en relation avec le degré de confiance existant.

L’étude aurait gagné à ne pas se focaliser uniquement sur le modèle nordique, mais à comparer davantage la France à des pays dont la situation socioculturelle est historiquement plus proche, comme par exemple l’Italie, l’Espagne ou encore l’Allemagne. La confiance est en moyenne plus faible en France que dans ces pays, mais dans des fourchettes plus resserrées. Cela ouvrirait ainsi des perspectives d’évolution plus réalistes, dans le cadre de modèles sociaux plus comparables et donc de propositions de réforme plus facilement identifiables.


La thèse sous-jacente : mettre en place une "sécurité sociale professionnelle"

L’un des points forts de l’ouvrage est de tirer des enseignements des comparaisons effectuées pour recommander la mise en place de nouvelles politiques publiques d’orientation sociale-démocrate. L’une de ces propositions concerne le marché du travail et ses rigidités en termes de licenciement : au lieu de protéger l’emploi lui-même, il s’agirait de protéger le travailleur en l’assurant contre les éventuelles périodes de chômage qui pourraient découler d’un assouplissement des règles régissant le contrat de travail.

Cette proposition est connue sous le nom de "sécurité sociale professionnelle", et avait été mise en avant par le rapport rendu en 2004 au Conseil d’Analyse Economique par P. Cahuc et F. Kramarz. Elle s’inspire de l’exemple danois qui associe à une législation souple sur les licenciements un fort taux d’indemnisation chômage, et une large palette de prestations actives d’accompagnement des chômeurs vers l’emploi. Selon Y. Algan et P. Cahuc, cette "flexicurité" à la danoise s’appuie justement sur le niveau élevé de confiance qui existe dans les pays nordiques. Celle-ci permet, en effet, de garantir aux chômeurs des revenus de remplacement élevés, en échange de démarches actives pour retrouver un emploi, au lieu d’abuser de la solidarité collective.

Il semble pourtant que les pays nordiques ne comptent pas sur la seule confiance pour inciter les chômeurs à se réinsérer rapidement sur le marché du travail. L’exemple de la réforme de la politique de l’emploi en Suède – entrée en vigueur le 2 juillet 2007 – est à cet égard assez parlant. La durée d’indemnisation, auparavant illimitée dans les faits, ne peut désormais dépasser 300 jours et les conditions d’ouverture des droits à indemnisation ont été renforcées, avec un niveau d’indemnisation moindre. Il n’est désormais plus possible de restreindre géographiquement sa recherche d’emploi en début de période de chômage et chaque chômeur signe dorénavant un "contrat" avec le service public de l’emploi détaillant ses droits mais aussi ses obligations de recherche active d’emploi.

Ceci n’est qu’un exemple de l’évolution des politiques de l’emploi non seulement dans les pays nordiques, mais également dans la plupart des pays européens, vers un système coercitif d’aide au retour à l’emploi, qui ne correspond pas tout à fait au rôle dévolu, par les auteurs, à la confiance dans le système de "sécurité sociale professionnelle". En ce sens, la seule comparaison au modèle nordique est sans doute trop limitée.

Plus généralement, on peut regretter que l’Europe soit la grande absente du livre. Bien que son rôle en matière d’emploi soit pour l’instant relativement réduit, elle constitue tout de même un cadre d’échanges et de réflexions sur les évolutions nécessaires des modèles sociaux, qu’il est dommage de négliger dans une analyse du rôle de la confiance dans les mécanismes économiques. Cet ouvrage est donc tout aussi intéressant par les analyses qu’il propose que par les questions qu’il pose. En cela il a le mérite de (re-)lancer le débat.


* Sur le même thème, vous pouvez retrouver le texte de la conférence d'Olivier Blanchard : ici.

* Le texte de Yann Algan et Pierre Cahuc est disponible ici.


À lire également :


Sur le chômage et le précarité :

- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosière, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.

- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.

- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.

Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :

- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.