Nonfiction.fr revient sur l'événement éditorial constitué par la sortie du livre de Tony Judt. Guillaume Calafat s'intéresse ici à la première partie de l'ouvrage.

Le livre de Tony Judt répond à un projet ambitieux : faire l’histoire de l’Europe sur plus d’un demi-siècle. La première partie de l’ouvrage se concentre sur l’immédiat "Après guerre", période charnière de reconstructions, de mutations et de clivages politiques nouveaux.


Un ouvrage de synthèse

Dans sa préface, l’historien anglo-américain Tony Judt annonce d'emblée la couleur : il positionne Après-guerre dans la lignée des grands ouvrages de synthèse sur le vingtième siècle, tels L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm, Europe in the Twentieth Century de George Lichtheim, English history (1914-1945) de A. J. P. Taylor, ou bien encore Le Passé d’une illusion de François Furet. Le mariage entre le marxiste Hobsbawm et l’anti-communiste Furet peut faire sourire, mais Judt concède cette différence tout en revendiquant une double influence qui le caractérise : à la fois marxiste dans la méthode et admirateur de Raymond Aron, un "marxiste anti-communiste" pourrait-on dire. L’auteur recherche par-dessus tout ce qui fait la qualité des grandes synthèses, à savoir la "clarté du style" ainsi qu’un "vaste savoir". Qu’on ne s’y trompe donc pas : Après-guerre n’est pas une monographie précise, abondamment annotée, avec des thèses révolutionnaires sur l’Europe contemporaine (il n’y a pas de notes de bas de page et le lecteur est donc prié de se reporter à l’importante bibliographie à la fin de l’ouvrage).  Si le livre est long (plus de mille pages), il est avant tout, choix du sujet oblige, un outil et une remarquable combinaison de recherches récentes pour qui veut aborder l’histoire européenne à l’échelle du continent tout entier.


L’ombre de la Seconde Guerre mondiale

Tony Judt raconte dans son introduction que l’idée d’une histoire de l’Europe depuis 1945 lui vint lorsqu’il changea de train à la gare de Westbahnhof, à Vienne, au mois de décembre de l’année 1989, alors que le bloc de l’Est se fissurait pour de bon. La première partie de son ouvrage revient justement sur les années qui façonnèrent l’Europe, dont 1989 marquait alors l’achèvement.

Le livre s’attache donc à décrire tout d’abord les conséquences matérielles, démographiques et économiques de l’Europe, dévastée par la guerre. "L’héritage de la guerre" offre le tableau d’un continent brisé, où la pénurie et la faim n’épargnent quasiment aucune région et où se pose donc de manière cruciale la question de ravitaillements rapides. Les chiffres du nombre de morts, les exactions et les crimes de guerre, la Shoah, rappellent l’horreur du conflit sur les territoires européens, sans commune mesure avec la Grande Guerre. Outre les crimes de guerre proprement dits, Judt décrit les mouvements de population de réfugiés et de déplacés, accompagnés de nombreuses exactions et de viols, qui caractérisent 1945. Stunde nul comme disent les Allemands. De manière intéressante, l’historien montre comment la Seconde Guerre mondiale a linguistiquement et religieusement homogénéisé les populations à l’intérieur des nouvelles frontières : la Shoah, ainsi que l’expulsion ou le déplacement de populations indésirables contribuèrent à annihiler à tout jamais le cosmopolitisme de l’Europe des années 1920-30, tout particulièrement en Europe centrale. Tony Judt montre ainsi les bouleversements sans précédent qui ont affecté l’Europe en cinq années et insiste sur l’effondrement économique, social et politique de la partie orientale du continent, cause d’une première partition structurelle Est/Ouest qui allait se confirmer politiquement.

L’historien poursuit son tableau de l’immédiat après-guerre par les enjeux politiques du "châtiment" et de l’épuration, qui toucha la presque totalité de l’Europe continentale. Pour chaque pays, Judt observe que l’année 1944 et les quelques jours qui suivirent l’armistice furent les plus radicaux quant aux punitions infligées aux anciens nazis, et à leurs collaborateurs. Il montre aussi que les femmes furent très souvent les premières victimes des punitions expéditives des vainqueurs (ou de ceux qui se faisaient passer pour tels). L’auteur analyse en outre les limites de l’épuration en Allemagne et en Italie, deux pays qui ont fonctionné durant plus d’une décennie avec des structures nazies et fascistes, et où il était raisonnablement impossible de punir véritablement toutes les personnes qui se sont compromises dans le régime (juges, professeurs, fonctionnaires), sous peine de saper les structures de la société. Le problème se posait de la même manière dans les pays collaborateurs comme la France ou la Belgique par exemple où le nombre de Résistants était le même que celui des Collaborateurs, et où de nombreuses peines de morts furent commuées en peines de prison. La plupart des juridictions se contentèrent ainsi de disgrâces symboliques et de punitions de droit civique. Tony Judt nuance toutefois cette clémence que l’on peut juger coupable a posteriori, en insistant sur le caractère relativement "policé" de l’entreprise de dénazification européenne : la plupart des nations aspiraient surtout à une réconciliation rapide. Aussi l’ombre du nazisme n’est-elle pas effacée après 1945, et les sondages allemands cités par l’historien montrent la permanence de son emprise .


La reconstruction difficile et les débuts de la guerre froide

La suite de la première partie est une analyse de la genèse de l’Europe divisée entre Est et Ouest. Tout d’abord, Judt rappelle les problèmes sociaux et économiques de l’année 1947, année charnière qui montrait la difficulté du "redressement de l’Europe". Ainsi, il décrit les enjeux du plan Marshall, en montrant son efficacité et en étudiant acceptations et refus (Judt moque par exemple l’ingratitude française vis-à-vis du plan). Il revient également sur le système de Bretton Woods et les institutions internationales (FMI, GATT) créées pour régler les problèmes monétaires et harmoniser le commerce international. L’historien explique d’ailleurs le rôle fondamental des planificateurs dans les programmes économiques et politiques des nations d’après-guerre, opposés aux libéraux d’avant-guerre –rôle qui se traduit également au sein des États par le développement de systèmes sociaux redistributifs gérés par l’État. C’est ensuite au règlement des frontières, et en particulier au "règlement impossible" de l’occupation allemande que l’historien s’intéresse, décrivant notamment la peur du "revanchisme".

    En arrière-plan se dessinent bien entendu les grandes lignes de la Guerre froide : le rôle de l’Armée rouge et des agents soviétiques à l’est, le coup de Prague de février 1948, l’opposition entre Staline et Tito dans la sphère communiste ; une Guerre froide dont Judt décrit avec brio les ramifications politiques et culturelles en Europe de l’Ouest. L’historien montre comment la Grande-Bretagne a laissé indirectement à la France le primat politique en Europe, avec le plan Schuman et la CECA, ainsi qu’un primat intellectuel – le Paris "existentialiste" de l’après-guerre était le lieu des grands débats culturels (et des procès Kravchenko et Rousset). Car Judt décrit également les purges staliniennes de 1948-1952 - essentiellement antisémites -, qui touchent tous les pays du bloc de l’Est en constitution ("Le Vertige"). Le chapitre sur les "guerres culturelles" - où l’on retrouve l’influence de Raymond Aron et de François Furet - présente en contrepoint l’aveuglement de nombre d’intellectuels occidentaux liés aux partis communistes. Aussi l’historien présente-t-il les changements culturels (cinéma hollywoodien, Coca-Cola et jazz américains) contre lesquels la propagande soviétique - à l’Ouest - ne peut quasiment rien. Néanmoins, l’Europe des années 1945-1953 demeure tout de même rurale, relativement pauvre et peu éduquée, et n’est qu’à l’aube du grand mouvement de modernisation qu’elle s’apprête à vivre à partir des années 1960.


Une synthèse ambitieuse

    Le projet de Tony Judt peut surprendre de prime abord, parce que l’Europe est un objet historique difficilement identifiable : outre la question fondamentale - et toujours posée - des frontières, s’ajoutent celles de la pertinence et de l’unité analytique d’un continent tout entier. Judt ne se pose pas véritablement de problèmes réflexifs sur l’objet qu’il étudie et concède quelques biais. L’historien se propose donc essentiellement d’analyser les régularités historiques et les enjeux de chaque période, en puisant des exemples dans les histoires nationales. Certes, parfois, le livre n’échappe pas à quelques litanies descriptives pays par pays, mais à aucun moment Après-guerre ne s’écarte du projet proposé : étudier l’histoire de l’Europe - même si cela impose quelques excursus aux Etats-Unis ou bien au-delà de l’Oural. Certains pays - tels la France dont il est le spécialiste et la Grande-Bretagne, son pays d’origine - sont beaucoup analysés, tandis que d’autres, comme le Portugal, l’Espagne, ou la Turquie (pour ne parler que des plus peuplés), quasiment pas. Mais peut-on vraiment le lui reprocher ? Après-guerre est justement un livre qui étudie les structures économiques, sociales, politiques et culturelles à une échelle macro et qui évite l’écueil de la compilation. Précisément à l’heure où les gouvernements se replient frileusement sur leur passé national mythifié, la perspective historique européenne et critique de Tony Judt fait grand bien.


A lire également autour du livre de Tony Judt :

* "Tony Judt, l'Europe et l'Allemagne" : ici.
* "L'Europe à la sauce britannique" : ici.
* "L'opposé du communisme n'était pas le capitalisme mais l'Europe" : ici.