Mathias Mégy a lu pour nonfiction.fr l'ouvrage de Tony Judt, en se penchant particulièrement sur la construction européenne.

Tony Judt est britannique et ça se voit. Pas de militantisme politique mal placé dans ce livre, pas de malhonnêteté intellectuelle, une grande rigueur et un travail intéressant même s’il n’est pas d’une grande nouveauté.


La constitution d'une nouvelle identité

Ce qui frappe dans son Histoire de l’Europe depuis 1945 est la modeste place qu’il accorde à la construction de l’Union Européenne. Il est sceptique sur les projets initiaux - Communauté du charbon et de l’acier, Communauté économique européenne -, même ceux qui sont une réussite incontestable comme le traité de Rome. Il analyse la construction européenne comme un essai plus ou moins raté et périphérique à l’Histoire, la vraie, celle des États.

Cette méfiance de l’Europe chez les britanniques s’explique notamment par la perception de la nation. Les pays du continent ont été occupés pendant la guerre et ont eu à affronter des actions peu glorieuses de la part de l’État-nation. Le nationalisme débridé qui sévissait à cette époque a provoqué les ravages que l’on connaît. Cette remise en cause de la nation et même de son histoire ne s’est pas faite sans douleur. Et, aujourd’hui encore, la fierté nationale reste un sujet polémique. En témoigne la dernière campagne électorale française où le sujet de la place de l’histoire, jugé autrefois ringard, est réapparu avec force. L’union de l’Europe s’est faite en réaction au nationalisme. L’idée était d’unir des peuples et des États tout en gommant les excès de la nation. La Grande-Bretagne, préservée de ces polémiques et de ces remises en cause profondes, n’a pas compris le traumatisme du continent. Ce n’est qu’avec la prise de conscience réelle du déclin commun de l’Europe que les britanniques ont commencé à s’associer, toujours à la marge, au projet européen.    

De ce point de vue, la dernière phrase du livre est frappante : "L’Union européenne peut bien être une réponse à l’histoire, elle ne saurait jamais en être le substitut." Tout est dit. On retrouve ici l’idée typique selon laquelle l’Union serait un vaste ensemble destiné à fondre les identités nationales dans un magma difforme et post-historique. Si la construction européenne est bien un projet d’union toujours plus étroite entre les peuples et les États, elle n’a jamais eu ni le dessein ni la volonté de se substituer aux identités nationales – et encore moins à l’Histoire – mais plutôt d’apporter une réponse aussi bien culturelle qu’économique au déclin de la civilisation européenne. Selon Tony Judt, "ce qui était inédit, et donc relativement dur à saisir pour les observateurs extérieurs, c’était la possibilité d’être français et européen, catalan et européen, ou arabe et européen". C’est difficile et pas seulement pour un observateur extérieur. Le fait que l’État d’après 1789 ait imposé la nation comme l’alpha et l’oméga de l’identité individuelle ne permet pas de s’imaginer avec une culture différente que celle, rassurante, imposée d’en haut. L’idée d’identité multiple n’est pas nouvelle mais Tony Judt voit juste lorsqu’il évoque ce changement déstabilisant.

L’Union européenne, en présentant l’idée d’une identité supranationale, rappelle - et soutient - que l’identité d’une personne est multiple : européenne, nationale, régionale, etc. Ce n’est pas seulement le projet d’une union plus ou moins réussie d’États mais le changement de la perception que le citoyen, devenu maître de lui-même, se fait de son identité. La destruction des identités est plutôt à chercher du côté de l’État-nation - France en tête - qui a dépensé une énergie incroyable à broyer les langues et les cultures régionales. L’émergence d’une nouvelle structure au dessus de la nation amène à penser que le même processus est en marche, cette fois au niveau européen. Rien de plus faux… mais il n’est jamais inutile de faire peur à l’électeur pour le raccrocher à l’État et donc au pouvoir centralisé. La France est un des derniers États de l’Union à ne pas avoir ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

Si Tony Judt fait le constat d’une peur des citoyens envers le projet européen, il se passe d’une explication profonde de ses causes. En revanche, il fait une analyse, britannique à souhait, des traités fondateurs.


Une analyse réductrice des traités fondateurs de l'Europe

La Communauté européenne du charbon et de l’acier, point de départ de l’aventure européenne, née dans la tête d’un homme, Jean Monnet, n’est pas apparue par hasard. L’élaboration du "Plan Schuman" avait pour but, comme le précise Tony Judt, d’intégrer le nouvel État allemand aux affaires européennes et de prévenir un retour aux guerres commerciales. Tout le monde connaît l’histoire. La mise en commun du charbon et de l’acier devait empêcher la survenue d’une nouvelle guerre, militaire celle là. L’entreprise de Jean Monnet n’avait rien à voir avec une simple organisation commerciale. Révolution diplomatique selon T. Judt. Oui mais pourquoi ? Silence absolu dans le livre. Silence également sur la tornade politique que provoque l’annonce de la CECA, le déchaînement de haine à l’Assemblée nationale. Jean Monnet, "l’Inspirateur", comme l’a nommé De Gaulle bien plus tard, est traité de tous les noms. Très loin du consensus mou qui caractérise pour beaucoup l’histoire de la construction européenne, la CECA était perçue comme une mise à disposition impardonnable des moyens de production français à ce qui était encore l’ennemi absolu, l’Allemagne.

Le 9 mai 1950, Monnet, par la voix de Robert Schuman, propose bien plus que les "fantaisies" annoncées sans même les préciser par Tony Judt. En réalité, il s’agissait, rien de moins, que de poser les premières pierres d’une fédération européenne   . Quelques jours plus tard, Robert Schuman déclare : "Nous ne croyons pas être présomptueux en disant que la proposition qui a été faite et acceptée, si elle devient une réalité, implique des virtualités que nous ne pouvons pas encore mesurer, mais qui se développeront rapidement dans le sens de l’unification complète, économique et politique, de l’Europe."  On est bien éloigné d’une simple "solution européenne à un, sinon au, problème français" selon les termes de Tony Judt. Si la CECA a ensuite été dépassée par le traité de Rome et son utilité affaiblie par la bonne santé de l’économie, sa mise en place, et surtout son acceptation par les États n’est pas un simple accident de l’Histoire. C’est un big bang diplomatique sans précédent que personne, sauf quelques visionnaires, ne voyait venir. La CECA est bien la première organisation supranationale dotée de pouvoirs réels mise en place entre des États devenus démocratiques et qui décident de remplacer la guerre par le droit. La construction de l’Europe n’est pas le fruit du chemin tranquille de l’Histoire mais celui du travail acharné et des convictions de quelques uns.

Pour l’auteur, le projet européen, qu’il met entre guillemets pour bien montrer qu’il ne s’y associe pas, ne semble avoir existé que dans "la tête d’une poignée d’idéalistes". Analyse très personnelle d’un projet qui ne date pas d’hier et qui est conceptualisé par plusieurs personnages peu suspects d’idéalisme. Pour ne prendre que les plus anciens : Pierre Dubois, légiste de Philippe le Bel au XIVe siècle, Antoine Marini - marchand français - au XVe siècle ou encore Sully au XVIIe siècle. 

Après l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 et donc de l’Europe politique telle qu’elle était soutenue par Monnet, l’idée nouvelle était d’unir l’Europe par un grand marché commun. Comme l’explique Tony Judt, la Communauté économique européenne est lancée par les États du Benelux et portée au départ par un homme, Paul-Henri Spaak, ministre belge des affaires étrangères. Encore une fois, l’auteur s’emploie à réduire la portée du traité communautaire : "Il s’agissait, pour l’essentiel, d’une déclaration de bonnes intentions." Analyse encore plus scandaleuse que pour la CECA au regard du succès et de la longévité du Traité de Rome. Pour T. Judt, le marché commun n’était en rien "une stratégie calculée pour défier la puissance américaine". Nous n’avons sans doute pas lu le même texte. Rapport Spaak, 21 avril 1956 : "Entre les États-Unis qui, presque dans chaque domaine, assurent à eux seuls la moitié de la production mondiale, et les pays qui, sous un régime collectiviste s’étendant au tiers de la population du globe, augmentent leur production au rythme de 10 ou de 15 % par an, l’Europe, qui avait autrefois le monopole des industries de transformation et tirait d’importantes ressources de ses possessions d’outre-mer, voit aujourd’hui ses positions extérieures s’affaiblir, son influence décliner, sa capacité de progrès se perdre dans ses divisions." La CEE est bien la relance, sous une autre forme, d’une unification de l’Europe.

Sur l’organisation de cette Communauté, Tony Judt semble avoir un peu trop lu les rapports de quelques obscurs diplomates britanniques. Selon lui, "le système de gouvernance de la CEE était calqué sur celui de la France, son héritage napoléonien n’était pas de bonne augure". Et voilà que l’Europe est une œuvre de l’empire ! On croit rêver. Les souverainistes de droite en France vont être ravis… sauf que, une fois encore, Tony Judt ne donne aucune explication. L’Europe est même accusée d’avoir reproduit "les pires traits de l’État-nation" ! Sans commentaire. Encore plus fort : le monde de la CEE était "nettement plus réduit que le monde que les Français, ou les Hollandais, avaient connu quand leurs États-nations s’ouvraient à des populations et des territoires des antipodes". L’âge d’or des colonies sans doute ?


L'attente d'une histoire de dimension européenne

L’unification de l’Europe s’est poursuivie avec des stratégies différentes selon les époques et les traités. Cette volonté d’aller au-delà d’une organisation internationale classique, de donner naissance à une œuvre politique inédite n’allait pas de soi, hier comme aujourd'hui. Les hommes qui ont eu la vision d’une Europe unie n’ont eu de cesse d’inventer les structures capables de surmonter les obstacles et l’opposition acharnée de la vieille garde nationaliste ou communiste. Ces structures et ces stratégies n’avaient en rien le projet de se passer des peuples, bien au contraire. L’enjeu était plutôt celui de convaincre les États, jaloux de leurs prérogatives et surtout de leurs électeurs, que l’intérêt du continent ne pouvait pas s’arrêter aux petits intérêts particuliers ni aux envolées populistes aussi rémunératrices soit-elles. La CECA, par des réalisations concrètes créant une solidarité de fait, ou la CEE, avec le marché commun, étaient conçues pour surmonter ces obstacles dans le but d’une union toujours plus étroite. La CEE, par son caractère économique, a réussi à rassurer et à être acceptée. L’ironie de l’histoire est que, 50 ans plus tard, certains ne semblent toujours pas s’en être aperçu.

Finalement, l’historien, même de grande qualité, ne se dégage pas facilement d’une analyse nationale. Il travaille à l’intérieur du cadre déterminé de la nation. La naissance d’une histoire préoccupée d’une analyse à dimension européenne est indispensable pour appréhender l’Europe et la genèse de son unification.


A lire également autour du livre de Tony Judt :

* "Naissance de la Guerre froide" : ici.
* "Tony Judt, l'Europe et l'Allemagne" : ici.
* "L'opposé du communisme n'était pas le capitalisme mais l'Europe" : ici.