Au croisement de l'histoire sociale et de l'histoire du livre, l'exploration de la célèbre affaire Théophile de Viau.

Libertinage et imprimé : le sujet n'est pas nouveau, mais Stéphane Van Damme s'emploie avec un certain bonheur à en renouveler l'approche à travers une intéressante étude de cas.

En rupture avec l'historiographie traditionnelle qui, dans le sillage de René Pintard, établit un net clivage entre libertinage de mœurs et libertinage philosophique, Stéphane Van Damme proclame une fusion des formes pratique et intellectuelle du libertinage. Dressant un panorama méticuleux des approches antérieures de la question libertine, l'auteur rappelle que le procès de Théophile a déjà été plusieurs fois étudié, que ce soit pour mettre au jour le processus de "persécution littéraire" ou pour servir une idéologie réactionnaire. Stéphane Van Damme souligne le caractère hétérogène du corpus de textes couramment utilisé, mais aussi fictionnel, ce qui le conduit à récuser une lecture trop souvent littérale des documents. Il identifie comme un écueil une lecture trop symbolique qui tendrait à réduire le libertinage à une simple représentation littéraire. Au contraire, pratiques et publications se manifesteraient conjointement avec éclat dans le cadre des "affaires", pour révéler la réalité de la présence libertine dans la société.
   
Afin de prendre en compte ces problématiques nouvelles, l'auteur estime que le procès de Théophile de Viau apparaît comme un catalyseur pertinent de divers enjeux - et en convainc, sans peine, son lecteur. Mettant en lumière l'interaction de différents acteurs dans l'espace polémique qu'est Paris, ce procès mobilise des acteurs aux opinions, fonctions, statuts divers autour de nombreux écrits parus à son occasion et fait émerger un "monde libertin" constitué. À partir de cet exemple peut être amorcée la définition d'une identité libertine, puisque l'individu Théophile ne fait peur qu'en tant que représentant supposé d'une véritable communauté libertine. Le terme d'affaire même, soigneusement défini par l'auteur, renvoie à "un moment de crise où la dénonciation d'un crime ou d'un problème ne fait plus l'unanimité dans une société", l'espace polémique s'ouvrant pour mettre en accusation les accusateurs - ici théologiens prétendument gardiens de la morale et partiellement contestés, menés par le Père Garasse qui attaque violemment le Parnasse satyrique de Théophile dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits. Le cas exemplaire de Viau permet à l'auteur d'interroger la façon dont un scandale devient véritablement une affaire publique et conflictuelle dans la société d'Ancien Régime, grâce au vecteur de l'imprimé, la dénonciation publique et l'abondance de la production polémique créant une controverse autour d'un ouvrage poétique d'apparence anodine.

L'auteur analyse soigneusement la production des preuves de la culpabilité de l'accusé par une intéressante analogie avec les procès de sorcellerie, les accusateurs s'appuyant sur une partie du corpus pour disqualifier le tout. Il démonte les mécanismes de l'action judiciaire; mais il ne manque jamais, dans le même temps, de lier la progression du procès au développement de la polémique via l'imprimé. À travers la débauche de publications polymorphes se lit l'inversion progressive du rapport de forces au profit de Théophile de Viau, jusqu'à aboutir à une véritable littérature pour laquelle le procès n'est plus qu'un prétexte. Dans le contexte d'exacerbation des passions dont Paris est le théâtre, ces écrits entretiennent la polémique, et les bénéfices qu'en tirent les libraires parisiens sont à la mesure des risques pris pour publier ces textes sulfureux. Enfin, l'auteur analyse la manière dont, tout au long du XVIIe siècle, les textes de Viau sont republiés, sans démenti du succès commercial, acquérant le véritable statut d'œuvres poétiques alors que le temps de la polémique s'éloigne.

On le voit, l'ouvrage est ambitieux et exigeant ; il n'en est pas moins très abordable grâce à son style limpide. Mais il est évident que cette étude très scientifique s'adresse prioritairement à un lectorat spécialiste - chercheurs et étudiants en histoire ou en littérature. Pour les autres, la lecture d'un ouvrage aussi spécialisé que L'épreuve libertine pourrait bien se révéler une épreuve moins émoustillante que ne le laisse présager son titre...


Notre photo : Théophile de Viau