Le procès du communisme est-allemand, analysé à la lumière du passé nazi et de la guerre froide.

Après la chute du "bloc" soviétique, la majorité des anciennes démocraties populaires ont, à l’image de la Pologne, fait le choix d’une politique d’oubli et d’amnistie, évitant le recours à la justice pénale au profit de lois de "lustration", destinées à vérifier l’éventuelle collaboration des responsables politiques et des fonctionnaires avec les services secrets des anciens régimes communistes. En République démocratique allemande (RDA) puis dans l’Allemagne unifiée, en revanche, une importante "épuration" pénale fut engagée. C’est cette spécificité que Guillaume Mouralis entreprend d’expliquer dans cet important ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, appuyé sur un imposant dépouillement des archives judiciaires est-allemandes et une analyse précise et nuancée des discours juridiques.

En rupture avec les analyses des "transitologues", qui se posent en experts et jugent les politiques de justice à l’aune d’impératifs stratégiques à court terme, Mouralis entend replacer les "politiques publiques du passé" dans le temps long de l’historien, et dans celui, plus spécifique, des professionnels du droit. Non content de dresser le bilan détaillé de cette "justice de transition", il en retrace la genèse, et montre comment, au-delà des discours sur la "volonté de changement", elle s’inscrit, en fait, dans la lignée des procès de criminels nazis et des procédures engagées, durant la guerre froide, contre les agents est-allemands en République fédérale allemande (RFA).


Une épuration rapide, mais intense

Deux phases majeures d’épuration peuvent être distinguées. La première, engagée en RDA dans le cadre de la "révolution pacifique" d’octobre 1989 à septembre 1990, visait la disqualification des anciennes élites dirigeantes, accusées par les dissidents et les membres du SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne, RDA), alors en pleine crise, de "fraudes électorales", de "corruption" ou de "violences policières", et rappelait par certains aspects les purges du temps des "grands procès". Inachevée, elle devait être prolongée dans une seconde phase, menée cette fois-ci dans l’Allemagne unifiée, et remarquable tant par sa rapidité que par son ampleur. C’est que, à la différence d’autres pays de l’Est, la mise en cause de milliers de responsables politiques et de fonctionnaires ne risquait pas de porter atteinte à la stabilité du régime ou de mettre en péril la continuité de l’État. La démocratie était assurée en Allemagne, et le personnel politique, administratif et judiciaire de l’ex-RFA prêt à prendre le relais. Le transfert de compétences fut de fait quasi immédiat et le personnel judiciaire, exclusivement ouest-allemand, put mener à bien l’épuration de manière autonome   . En effet, à la différence des victimes du nazisme, les victimes de la répression communiste n’ont joué qu’un rôle marginal dans la mise en route des procédures. En outre, les projets de "tribunal moral et politique", de juridictions d’exception ou de lois d’amnistie, un temps envisagés, ne prirent jamais forme. Au contraire, le parlement allemand vota à trois reprises l’allongement des délais de prescription, permettant non seulement de prolonger l’épuration jusqu’en octobre 2000   , mais aussi de juger des affaires remontant à 1949, donnant ainsi davantage de latitude aux juges. Comme le montre bien Mouralis, si les procès d’épuration ne se distinguent pas, en apparence, des procès ordinaires, certaines pratiques traduisent bien une rupture avec la normalité : assouplissement du principe de non-rétroactivité de la loi pénale, admission de responsabilités en chaîne, qui permet de condamner, dans le cas des "crimes frontaliers", non seulement les donneurs d’ordre, mais aussi les exécutants, ces garde-frontières autorisés à faire usage de leur arme pour empêcher la fuite des citoyens est-allemands vers la RFA.



De fait, les principales violations des droits de l’homme en RDA tiennent d’abord à la restriction de la liberté d’expression et de circulation. Le régime est-allemand n’eut pas recours à la terreur de masse, et le meurtre politique ciblé y est resté rare. En revanche, de 1961 à 1989, environ 300 personnes sont mortes en tentant de franchir la frontière entre les deux Allemagne. Près de 200 000 personnes furent en outre emprisonnées pour des raisons politiques entre 1949 et 1989, parfois pour de longues années. A cela, il faut ajouter les "mesures de déstabilisation psychologique" pratiquées par la Stasi qui, faute de catégorisation pénale adéquate, furent rarement punies par les tribunaux, alors que de nombreuses victimes eurent à souffrir durablement des conséquences de ce harcèlement.

Au total, au-delà des cas les plus médiatisés, comme ceux des anciens secrétaires généraux du SED, Erich Honecker   et Egon Krenz, c’est près de 110 000 personnes qui furent l’objet d’informations judiciaires. Parmi elles, 1% furent inculpées et 1500 effectivement condamnées, un nombre en apparence limité, mais considérable si on le compare aux autres ex-pays communistes, ou même aux procédures intentées contre les criminels nazis.

Juger le présent à la lumière du passé

L’épuration post-communiste trouve en effet ses racines aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. L’unité allemande était inscrite dans la constitution de la RFA, qui affirmait sa prétention à représenter l’ensemble du "peuple allemand". Un droit pénal de guerre froide fut mis en place dès 1951, afin de pouvoir punir les agents de l’appareil d’État est-allemand, dont certains avaient trouvé refuge en RFA et qui furent poursuivis pour "dénonciation politique" ou "enlèvement". Depuis 1949, l’État et la justice ouest-allemande avaient entamé le recensement des violations des droits de l’homme en RDA par le biais notamment de l’agence judiciaire de Salzgitter, spécifiquement dédiée à cette tâche, et calquée sur l’agence judiciaire de Ludwigsburg, chargée d’enquêter sur les crimes nazis.

La comparaison avec les procès des crimes national-socialiste n’a cessé d’alimenter la rhétorique des procès de l’ère post-communiste. Alors que les accusés, à la suite d’Erich Honecker, reprochaient à leurs juges, dont la majorité avait pris part aux procédures menées à l’encontre des criminels nazis, d’exercer "une justice de vainqueur", les magistrats, de même que les responsables ouest-allemands, entendaient bien "tirer les leçons" des "erreurs" du passé, c’est-à-dire l’incapacité à punir les crimes nazis, en refusant de "passer l’éponge" sur les crimes communistes. Pourtant, comme le souligne Mouralis, "au regard du nombre et de la nature des crimes commis en RDA, les tribunaux de l’Allemagne unifiée furent, proportionnellement, nettement plus sévères à l’égard des agents de l’État est-allemand que vis-à-vis des serviteurs du régime national-socialiste" (p. 319).

Paradoxalement, si les procédures judiciaires étaient radicalisées, la politique commémorative du passé est-allemand restait en retrait par rapport à celle du nazisme. En l’absence d’un véritable travail historique et pédagogique sur la réalité de la dictature du SED, l’"ostalgie", cette nostalgie de la vie quotidienne dans l’ex-RDA, s’est développée, entretenue par la multiplication des lieux de souvenir. Le travail d’Aufklärung, de mise en lumière du passé, se poursuit néanmoins pour des millions d’ex-Allemands de l’Est, au niveau individuel, par la consultation, aux archives de la Stasi, du dossier éventuellement constitué sur leur "cas." La vie des autres après Good Bye Lenin !