Un appel à un renforcement de la région et des grandes agglomérations susceptible de créer l'acteur territorial nécessaire à la transition.
Le dernier ouvrage de Pierre Veltz, La grande transition. La France dans le monde qui vient, s’attache à dresser un portrait dynamique et concis de la France à venir en affichant et assumant des orientations affirmées en matière de politiques publiques.
Pierre Veltz a par ailleurs développé une approche originale du lien entre les transformations économiques et la concentration croissante des activités dans les grandes métropoles, en proposant l’idée d’une économie d’archipel qui se superpose aux mosaïques nationales.
Pour Pierre Veltz, la France est engagée dans une transition économique, sociale et culturelle sans équivalent depuis un demi-siècle, modifiant en profondeur la géographie et la société du pays. L’hypothèse principale défendue dans ce bref ouvrage repose sur l’idée que nos institutions territoriales sont incapables de remplir la fonction de laboratoire de la transition en l’état actuel. Seul un véritable renforcement de la région et des grandes agglomérations serait susceptible de créer l’acteur territorial capable de mobiliser les ressources d’expertise et de développer un champ de vision suffisamment large pour contribuer aux politiques structurelles de la transition.
Mondialisation, nouvelles technologies, et économie de la demande
Pierre Veltz cherche dans un premier temps à répondre à la question : comment la mondialisation intéragit-elle avec les territoires ? L’auteur part du constat de la coexistence de deux logiques opposées : la fragmentation et le dégroupage généralisés autour de la dissociation fonctionnelle et géographique des activités, et la montée de processus de concentration ou de spécialisation spatiale autour de pôles qui sont les nœuds des réseaux mondiaux. Les grands flux mondiaux d’échanges et de production, qui se réorganisent partiellement à l’échelle des grands bassins "régionaux", s’appuient de plus en plus sur des territoires infranationaux et tendent à s’organiser en archipels.
Deux traits définissent ainsi pour Pierre Veltz les nouvelles logiques territoriales de l’ère dans laquelle nous entrons, où les coûts de transport sont devenus tendanciellement négligeables : en accord avec les travaux de Laurent Davezies, Veltz estime d’abord que la géographie économique est beaucoup moins structurée par les localisations productives, mais que la labilité de ces dernières fait émerger d’autres variables motrices comme la géographie de la consommation, des aménités, ou de la redistribution. Par ailleurs, les dynamiques politico-institutionnelles ne jouent plus seulement un rôle marginal, mais deviennent déterminantes. Ainsi, Davezies, dans son ouvrage La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, part d’une distinction ancienne en économie géographique entre revenus de base, c’est-à-dire captés de l’extérieur, et revenus domestiques, c’est-à-dire correspondant à des biens et services produits et vendus localement, pour illustrer le basculement d’une économie nationale à une "société nationale de redistribution". Une grande partie du territoire est protégée, aujourd’hui plus qu'hier, des effets directs de la mondialisation et de la mutation technique : de nombreuses villes petites ou moyennes vivent bien, en ne participant que marginalement à l’économie productive internationalisée, mais en captant des revenus importants de transfert, publics ou privés. L’ajustement territorial qui ne se réalise pas par la migration se réalise par la redistribution. Les retraites, les revenus de la sécurité sociale, les revenus dérivés de la dépense publique, les revenus apportés par la mobilité de la consommation des habitants des grandes villes, le tourisme, sont autant de processus qui lissent les effets des reconfigurations productives. Le décalage croissant entre les territoires de la production et ceux de la consommation et de la redistribution joue un rôle d’amortisseur mais a aussi un effet anesthésiant.
Un état des lieux sans concession de la France
Dans son portrait de la France, Pierre Veltz distingue deux mutations principales à partir des années 1980 : l’emploi bascule de l’industrie aux services et se féminise ; les grandes entreprises externalisent progressivement tout ce qui n’est pas le cœur stratégique de leurs métiers, poussant davantage les PME vers la sous-traitance. Or, ces groupes sont désormais majoritairement localisés hors du territoire national, et ils sont davantage spécialisés dans le haut de gamme des secteurs traditionnels que dans les secteurs émergents (technologies de l’information, biotechnologies…). Veltz fait ainsi référence à la théorie économique récente du commerce international comme "échange de tâches" (développée par Gene Grossman et Estebam Rossi-Hansberg). Contrairement au monde de Ricardo, pour qui le commerce international était un échange entre plaques nationales, comme dans l’exemple fameux où l’Angleterre et le Portugal échangent du "drap contre du vin", les firmes ont commencé à segmenter leurs chaînes productives en blocs de tâches élémentaires, dans le domaine manufacturier, dans le tertiaire, et dans la R&D. Le passage d’un modèle où la concurrence internationale était médiatisée par les biens (trade in goods) à une concurrence qui porte directement sur des tâches (trade in tasks) est un changement majeur. Une conséquence parmi d’autres en est l’augmentation du degré d’incertitude économique dès lors qu’on se situe au niveau d’un territoire : plus la chaîne des activités interdépendantes est longue, différenciée, mouvante, plus ce qui se passe au plan local tend à apparaître comme aléatoire. Dans ce paysage nouveau, l’intervention de l’État et de la puissance publique sur l’orientation géographique de la croissance des emplois et la localisation des activités est devenue beaucoup plus difficile. L’État aménageur central constate que la boîte à outils et même les concepts de l’aménagement du territoire à la française n’ont plus la pertinence du bon vieux temps. L’action publique se concentre donc sur la gestion des crises locales provoquées par les restructurations. Elle tente aussi de développer l’attractivité du pays et de ses territoires. Une nouvelle génération d’acteurs s’approprie dès lors un autre paradigme : celui du développement local qui prend progressivement le relais de l’aménagement centralisé du territoire. Il s’agit de faire des territoires, avec leurs spécificités, leurs atouts de différenciation, le moteur de la création d’activité.
Pierre Veltz cherche ensuite à répondre à la question : dans quel espace vivent les Français ? Pour cela, il distingue quatre grands faits : la montée des mobilités à travers le glissement de la population vers le sud et le sud-ouest ; l’apparition de grandes nébuleuses urbaines et la mutation du monde rural ; la crise larvée de la région-capitale ; et enfin la dynamique renouvelée des inégalités spatiales (avec moins d’inégalités entre les régions mais plus d’inégalités dans les villes). Pierre Veltz agite en outre le spectre du scénario de la France "pays-banlieue" résidentielle et récréative du monde riche qui impliquerait un appauvrissement inéluctable s’il devait se généraliser en nous mettant à l’écart des foyers d’innovation et de productivité.
Les défis de la transition : peut-on encore faire de l’aménagement du territoire ?
Cinq nouveaux défis de la transition sont identifiés : recoller au peloton de tête en matière d’innovation ; maintenir une base manufacturière classique mais modernisée ; gérer la restructuration territoriale permanente ; développer une économie des services productive et qualifiée ; engager et réussir la conversion écologique et énergétique. Pour l’auteur, il n’existe pas une seule échelle territoriale pertinente pour les traiter : les solutions innovantes ne pourront voir le jour qu’en prenant en compte de manière fine les spécificités locales. Quels sont donc les espaces de gouvernance et de régulation pertinents dans la transition ? Pierre Veltz pose l’hypothèse que la réforme du mille-feuilles territorial, qui caractérise l’enchevêtrement des pouvoirs locaux, est indispensable pour redonner de la lisibilité au système institutionnel et doter les territoires et leurs acteurs de leviers efficaces dans la gestion des transitions. Pour lui, les niveaux infranationaux (bassins d’emploi et de vie, grandes agglomérations, régions) ont un rôle décisif à jouer dans les mutations en cours. Il ne s’agit plus seulement de concevoir les politiques locales comme des outils pour capter des ressources dans un jeu concurrentiel, mais d’activer les leviers territoriaux pour répondre aux nouveaux défis structurels de la société et de l’économie. Dans cette perspective, Pierre Veltz pose l’hypothèse qu’un fort renforcement des régions constituerait un atout majeur.
Un plaidoyer pour les régions
L’enjeu est finalement de créer des espaces de dialogue et de co-responsabilité entre niveaux pour des prises en charge partagées, tout en définissant des chefs de file. Seules des collectivités publiques territoriales puissantes, dans le cadre d’un système de partage des responsabilités avec l’État, seront capables de faire bouger les conditions structurelles qui pèsent sur l’issue des grandes transitions. Pierre Veltz souligne enfin le paradoxe français qui réside dans une décentralisation forte avec des pouvoirs locaux éclatés et faibles et fait un plaidoyer pour un vigoureux renforcement de la région, qui correspondrait à un compromis réaliste entre la nécessité de proximité pour l’appréhension concrète des problèmes et des enjeux et la nécessité de bénéficier du recul suffisant pour sortir du micro-local.