Clément Carbonnier revient sur les fondements et les impasses de la politique de l'offre et expose les conditions d'un possible changement de cap de la politique économique.
Clément Carbonnier, professeur d’économie à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’était déjà fait remarquer il y a trois ans avec la publication, aux côtés de Bruno Palier, de Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord (PUF, 2022).
Son nouvel ouvrage, intitulé Toujours moins ! L'obsession du coût du travail ou l'impasse stratégique du capitalisme français, à la fois bien écrit et très clair, est une excellente et importante contribution au débat politique et économique sur la baisse du coût du travail. Il propose un regard critique sur la politique de l’offre – cette stratégie qui prétend concilier la réduction du coût du travail pour les employeurs, des revenus décents pour les travailleurs et une limitation de la charge correspondante pour les finances publiques. Une équation séduisante, mais qui repose sur l’hypothèse que la baisse du coût du travail favorise la création d’emplois. Or, comme le montre l’auteur, de manière convaincante, cette hypothèse ne se vérifie pas. La politique de l’offre se heurte ainsi à un véritable « triangle d’impossibilité » – un schéma connu en économie –, dont les tensions récentes sur les finances publiques ont encore accentué les contraintes.
Il serait ainsi temps d’explorer d’autres voies. Cependant, après quarante ans de politiques centrées sur la réduction du coût du travail, un changement de cap exigerait une transformation en profondeur de notre organisation économique. Une telle transition ne produirait pas de résultats immédiats, ses effets positifs ne pouvant être que progressifs…
Ce constat soulève aussi la question de la finalité de la stratégie de baisse du coût du travail. Contrairement à ce qu’affirme l’économie dominante et une partie du monde politique, cette orientation ne saurait être considérée comme neutre : elle relève d’un choix politique, au cœur du débat sur un partage plus équitable de la valeur.
Nonfiction : Les patrons comme les responsables politiques le répètent à l’envi : il faut baisser le coût du travail, pour résorber le chômage et soutenir la croissance. Mais on s’y emploie depuis quarante ans et force est de constater que cela ne fonctionne pas. Avant d’en venir à la démonstration, pourriez-vous expliciter la conception politique et économique que présuppose la stratégie de baisse du coût du travail, en particulier du travail peu qualifié ? Et comment cette politique jongle entre le coût du travail pour les employeurs, les revenus des travailleurs et les contraintes sur les finances publiques ?
Clément Carbonnier : L’idée derrière cette stratégie de politique de l’emploi est assez simple. C’est la vision du marché du travail comme un marché normal, dans lequel la marchandise serait la force de travail, vendue par les travailleurs aux employeurs. Dans cette fiction, si la marchandise est moins chère, les employeurs en achètent plus. Le problème est que la sphère de la production ne fonctionne pas de cette manière simpliste. En particulier, les facteurs de production sont complémentaires et les décisions se font au niveau de la chaine de production dans son ensemble, et non au niveau de chaque employé individuellement selon son niveau de salaire. Pour donner une idée, si le prix de la farine augmente, les boulangers ne vont pas faire du pain avec plus de levure et d’eau et moins de farine. Ils vont continuer à utiliser autant de farine et reporter leurs coûts : soit sur leurs marges, soit sur des primes aux salariés, soit sur certains de leurs prix.
Par ailleurs, si on souhaite effectivement que les employeurs ne paient pas trop cher la force de travail qu’ils utilisent, soit les niveaux de vie des travailleurs doivent être faibles soit il faut que quelqu’un paie à la place des employeurs. En France en l’occurrence, c’est l’État qui a beaucoup pris à sa charge les rémunérations des travailleurs du privé, à travers les allègements de cotisations et la prime d’activité notamment. Cela n’a pas totalement empêché la stagnation des salaires, et a surtout coûté très cher aux finances publiques, qui sont aujourd’hui particulièrement en tension.
Trois axes, expliquez-vous, ont successivement été mis en œuvre dans le cadre de cette stratégie : un transfert du financement de la sécurité sociale, la maîtrise des coûts de la protection sociale et enfin une amorce de modération salariale. Mais ces axes ont alors eux-mêmes appelé des mesures visant à en corriger certains effets, si bien que finalement, c’est ainsi l’essentiel de la politique économique qui s’est trouvée dépendre de cette stratégie de réduction du coût du travail. Pourriez-vous en dire un mot ?
Effectivement, cette stratégie de baisse du coût du travail s’est étendue à une grande variété d’interventions publiques, jusqu’à contaminer la majeure partie des politiques économiques françaises. Je montre dans mon livre le lien entre un grand nombre de réformes ces quarante dernières années et cette stratégie de baisse du coût du travail. Initiée à travers des réformes du financement de la sécurité sociale, cette stratégie visait au départ à ne pas trop modifier les salaires et à la protection sociale. Mais elle s’est avérée coûteuse en fonds publics.
Pour aller plus loin dans cette baisse du coût du travail, les gouvernements ont cherché à limiter les dépenses de protection sociale. Les réformes successives des retraites se sont inscrites dans cette logique et leurs initiateurs ont fait directement référence au coût du travail. Les réformes de la santé ont été plus variées et parfois moins visibles, mais ont également eu de forts impacts, notamment sur les inégalités d’accès aux soins. Cela a amené les pouvoirs publics à mettre en place de multiples dispositifs d’aides à la complémentaire santé.
Enfin, plus récemment, des lois et ordonnances ont modifié le cadre de la négociation collective, ce qui a conduit à une détérioration des conditions de travail et une stagnation des salaires. Notamment, en décentralisant les négociations au niveau de chaque entreprise, on renforce la concurrence sociale entre entreprises alors que les négociations au niveau de la branche peuvent permettre de mettre en place des règles du jeu de la concurrence pour éviter une course au moins-disant social. De plus, les réformes de l’assurance chômage, outre l’effet direct sur les conditions de vie des allocataires, ont fortement diminué le pouvoir de négociation des travailleurs, au détriment des conditions de travail et des salaires.
Et pourtant, nonobstant les affirmations des responsables politiques de tous bords, cette politique de baisse du coût du travail ne crée pas ou très peu d’emplois, expliquez-vous. On n’observe pas de lien macroéconomique entre le coût du travail et l’emploi et les évaluations qui ont pu être faites des allégements de cotisations montrent des effets nuls ou très faibles. Enfin, les études internationales confortent l’absence d’effet sur l’emploi du coût du travail. Pour autant, cette connaissance n’infuse pas jusqu’aux prises de décisions et était jusqu'ici largement absente du débat public. Comment se l’expliquer ?
Il n’est pas tout à fait exact de dire que l’accumulation des preuves empiriques de l’inefficacité de cette stratégie n’aurait pas d’effets sur le débat public. Par exemple, on entend de plus en plus de critiques sur les dépenses publiques d’aides aux entreprises, dont les allègements de cotisation prennent une part substantielle. Certains défenseurs de ces politiques reconnaissent même aujourd’hui qu’on serait allé trop loin, ou du moins qu’il est inutile de renforcer encore ces dispositifs. Certes, ils ne proposent pas encore de revenir en arrière, mais cela acte déjà un changement. J’ai l’impression que ces critiques, aussi modestes soient-elles, n’étaient pas du tout audibles il y a encore 10 ans. D’ailleurs, même si cela reste très léger, les projets de lois de financement de la sécurité sociale pour 2025 et 2026 discutent de petites diminutions des allègements de cotisations.
Je montre dans le livre que si ces politiques n’ont certes pas d’impact positif sur l’emploi, ni en termes de création nette ni en termes de sauvegarde, elles ne sont pas sans effets pour autant. Elles ont des effets inégalitaires marqués, qui sont constitués à la fois de pertes pour les moins avantagés, mais aussi de gains pour les plus avantagés : les propriétaires du patrimoine financier et les salariés les plus qualifiés. Nous avons ainsi pu montrer, dans l’évaluation que nous avons menée, que le CICE n’avait pas créé d’emploi, ni n’avait conduit à des investissements supplémentaires ou des hausses des ventes (qui auraient pu être permises par des baisses de prix), mais qu’il avait constitué une manne financière partagée entre des hausses des marges pour les employeurs et des hausses de rémunération pour les salariés les plus qualifiés. La défense des intérêts des gagnants à ces politiques participe certainement de la résistance de cette stratégie pourtant inefficace sur le front de l’emploi.
Il existe des alternatives, expliquez-vous, qui seraient susceptibles d’avoir de meilleurs résultats en matière de création d’emplois et de croissance, mais qui restent de ce fait inexplorées, comme l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages et la réorientation des fonds publics vers des investissements utiles, dans des politiques d’éducation, de formation et de santé, et dans des infrastructures et technologie de pointe. Comment évaluer ces résultats ? Où conviendrait-il d’orienter les efforts ?
On observe effectivement de multiples secteurs dont l’activité manque en France, principalement faute de rentabilité marchande. Alors, plutôt que de subventionner les entreprises privées en espérant que cela rende ces secteurs rentables, il vaut mieux directement financer les emplois pour produire publiquement ces services dont on manque. Concernant les emplois à bas salaires, puisque c’est sur eux que s’est focalisée la politique, on peut citer l’ensemble du secteur des soins, médicaux et non médicaux. Il y a en particulier la question de la prise en charge de la perte d’autonomie, liée au vieillissement de la population, et la question de la garde d’enfant, qui pénalise encore aujourd’hui fortement les carrières professionnelles des mères des classes moyennes et populaires. Non seulement la réorientation des dépenses publiques vers ces secteurs créerait plus d’emplois directement, mais elle génèrerait aussi une activité utile qui aurait des effets positifs sur le reste de l’économie.
Par ailleurs, si on regarde spécifiquement les besoins des entreprises privées, ce n’est pas en baissant leur masse salariale qu’on les aide le mieux. Le pouvoir d’exportation de la France ne peut pas grandir en tentant de concurrencer la Chine en prix, et même de grosses baisses de salaires ne suffiraient pas. Ce qu’il faut, c’est de la qualité et de l’innovation. Or, mettre à disposition des entreprises un socle important d’innovations fondamentales à développer est plus efficace que financer directement la R&D des entreprises privées en atrophiant le financement public à la recherche fondamentale.
De plus, la majeure partie des entreprises françaises vend très majoritairement, voire exclusivement, en France. Ces entreprises ont donc besoin d’une demande solvable pour avoir des débouchés. Dans ce sens, des politiques de soutien aux salaires peuvent avoir des effets indirects bénéfiques aux entreprises. Enfin et surtout, que ce soient les entreprises exportatrices ou celles vendant localement, elles ont besoin d’une main d’œuvre bien formée, en bonne santé, et qui bénéficie de conditions de travail dans lesquelles elle peut être productive. Dans ce sens encore, c’est à l’opposé de la stratégie de baisse du coût du travail qu’il faut s’orienter.