Une protection sociale inégalitaire et une économie low cost ne sont pas une fatalité montrent Clément Carbonnier et Bruno Palier.

Clément Carbonnier, professeur d'économie à l'université Paris 8, et Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS au Centre d'études européennes de Sciences Po, viennent de publier un livre ambitieux, Les femmes, les jeunes et les enfants d'abord. Investissement social et économie de la qualité (PUF, 2022), qui lie l'analyse des réformes de la protection sociale et les politiques économiques (stratégies nationales de croissance), menées au cours des cinquante dernières années, en situant la France par rapport aux autres pays européens. Très critiques vis-à-vis d'un positionnement qu'ils qualifient de low cost, ils plaident, à l'inverse, pour une orientation qui privilégie la qualité pour tous, à partir d'une approche inclusive des politiques d'investissement social.

Ils ont aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter leur livre.

 

Nonfiction : Comment qualifieriez-vous les réformes de la protection sociale qui ont été mises en œuvre en France depuis, disons, le milieu des années 1970 ? 

Clément Carbonnier et Bruno Palier : Les réformes ont tenté de modifier le système de protection sociale de manière apparemment désordonnée, mais en fait avec un objectif constant : limiter le coût des dépenses sociales publiques. La crise pétrolière des années 1970 a été un point de bascule : la protection sociale, qui était vue durant les trente glorieuses comme un outil de la croissance (soutenant la consommation), a de plus en plus était pointée du doigt comme responsable des crises, notamment pour ses coûts. En particulier, son impact sur le coût du travail au niveau du SMIC a été particulièrement critiqué. Le niveau élevé des cotisations sociales, appelées à partir des années 1980 des « charges sociales », est devenu la principale explication du chômage des non qualifiés. Dès lors, la lutte contre le chômage est passée de plus en plus par une baisse du coût indirect du travail, à savoir la diminution des cotisations sociales (politique dite de « baisse des charges » inaugurée à la fin des années 1980 et généralisée en 1993 puis toujours plus amplifiée depuis).

Après plusieurs séquences de déplafonnement durant les années 1970 et 1980 (visant à répartir le poids du financement sur les hauts salaires et donc moins au niveau du SMIC), la mise en place de financements fiscaux en lieu et place des cotisations sociales a été entamée au début des années 1990 avec la CSG et les allègements de cotisations sociales financés sur le budget général. Ce changement de mode de financement va de pair avec une intervention accrue de l’État dans les décisions, aux dépens du rôle traditionnel joué par les représentants de ceux qui payaient (les employeurs et les salariés) qui ont longtemps géré les caisses de sécurité sociale (ce qu’on appelait la démocratie sociale). L’Étatisation de la sécurité sociale s’est poursuivie depuis, quelques fois sous des arguments d’universalisation de certaines prestations mais le plus souvent pour permettre au gouvernement de maîtriser les dépenses en limitant le pouvoir des partenaires sociaux.

Sur le côté de la retraite, la réforme de 1993 a eu pour objectif, sans changer globalement le principe du système, de faire en sorte que les pensions – et donc les dépenses de cette branche – puissent arrêter d’augmenter voire baisser. Ceci a été fait par des réformes paramétriques, notamment l’augmentation du nombre de trimestres de cotisation nécessaires et le changement du mode de calcul du salaire de référence (via la prise en compte des 25 meilleures années au lieu des 10 et une moins bonne indexation des salaires).

Concernant la santé, de multiples tentatives ont été faites pour limiter la hausse des dépenses publiques, pourtant signe des progrès de la médecine et de l’amélioration de la santé des français : déremboursement, notamment pour les médicaments, contractualisation, limitation des tarifs conventionnés avec autorisation de dépassement d’honoraires, création du parcours de soin… toujours avec le principe du contrôle de l’État sur les dépenses publiques via notamment la création en 1996 de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui définit un plafond des dépenses publiques de santé voté chaque année par le parlement.

En parallèle, de nouveaux besoins sont arrivés : notamment la garde d’enfants et la prise en charge de la perte d’autonomie. Dans l’espoir de ne pas alourdir les dépenses publiques, il a été pensé qu’on pourrait se contenter d’inciter fiscalement à la dépense privée. C’est la logique du crédit d’impôt service à la personne, qui en réalité finance en grande partie les services de confort de type ménage et jardinage de personnes autonomes aisées, mais qui possède de hauts plafonds sous l’argument de financer et d’inciter à la garde d’enfant à domicile et à l’aide à l’autonomie.

 

Quels liens faites-vous entre ces réformes et la stratégie économique mise en œuvre par ailleurs ? 

Le guide principal des réformes était de limiter le coût du travail. C’est aussi pourquoi dans notre livre nous présentons en parallèle les réformes de la protection sociale et l’évolution de la politique de l’emploi, qui à partir des années 1990, s’est surtout attachée à faire baisser les coûts du travail.

Dans un premier temps, afin de faire baisser le coût du travail sans trop abaisser le pouvoir d’achat (des salaires les plus faibles), le financement de la sécurité sociale a été transféré des cotisations sociales vers des impôts : soit directement par la mise en place de la CSG en lieu et place d’augmentation de cotisations voire pour permettre la baisse de cotisations ; soit par des allègements de cotisations accordées aux employeurs et compensées aux organismes de sécurité sociale par le budget général de l’État (donc des impôts). Plus récemment, cette politique s’est accompagnée de mesures visant à faire baisser directement les salaires par des revalorisations minimales du SMIC et des réformes visant à limiter le pouvoir de négociation des salariés (lois travail, réforme de l’assurance chômage).

 

Quelle appréciation portez-vous sur les résultats de ces politiques ? Ont-elles permis de créer des emplois ?

L’ensemble de ces réformes n’a finalement pas bien marché. Dans une économie post-industrielle, une économie de la connaissance, ce n’est pas tant le coût du travail que la qualification de la main d’œuvre qui est au cœur des enjeux. Ainsi, la stratégie de baisse de coût du travail menée depuis trente ans s’est révélée inefficace : nous listons dans notre livre l’ensemble des évaluations empiriques des différentes réformes et pouvons ainsi dresser le constat que les baisses de cotisations sociales n’ont quasiment créé aucun emploi nouveau.

En revanche, la limitation des services publics et des dépenses publiques de protection sociale, accompagnée de la stratégie d’incitation fiscale à la protection sociale privée a eu des effets néfastes, notamment en termes d’inégalités. En outre, l’argent public étant consacré à faire baisser le coût du travail des emplois du bas de l’échelle des salaires, il ne reste pas grand-chose pour stimuler les activités à haute valeur ajoutée. Le manque d’investissement dans la recherche et la formation, ainsi que l’orientation de la dépense publique dans la subvention aux entreprises plutôt que dans les infrastructures permettant la montée en gamme, ont conduit à une baisse relative de la qualité de la production française : c’est une stratégie du low cost.

La mise en place d’incitations à la protection sociale privée au lieu de l’investissement dans des services publics de la protection sociale (pour la garde d'enfants ou les soins médicaux) a eu des effets très inégalitaires dans l’accès à la protection sociale. L’importance croissante des complémentaires santé dans la couverture maladie, et la concurrence marchande exacerbée entre elles, conduit à de grandes inégalités d’accès aux soins. De même, la France est le pays de l’OCDE avec le plus gros écart d’accès à la garde d’enfants de moins de trois ans entre les parents les plus aisés et les plus modestes. Ceci renforce l’inégalité hommes-femmes sur le marché du travail, avec une pénalité particulièrement forte pour les mères les moins diplômées.

 

Quelles nouvelles approches de la protection sociale a-t-on vu émerger au cours des années 2000 pour parer les risques sociaux mal pris en charge  (et qui concernent notamment les femmes, les jeunes et les enfants, comme le titre de votre livre le rappelle) ? 

Les années 2000 ont vu l’émergence de la notion d’investissement social, dont le slogan pourrait être « préparer pour moins avoir à réparer ». Il s’agit en effet non pas simplement d’avoir des politiques sociales qui permettent de remplacer le revenu perdu suite à l’occurrence d’un risque social (être malade, au chômage, invalide ou âgé), mais d’avoir des politiques qui permettent d’apporter aux personnes les soutiens et capacités nécessaires pour réussir dans la nouvelle économie où les qualifications jouent un rôle toujours plus important et dans des sociétés marquées par les inégalités fondées sur le genre, l’âge ou les qualifications.

Cette approche insiste pour inclure l’éducation et la formation dans la protection sociale, insiste sur les services de soins et de garde d’enfant non seulement vis-à-vis de l’éducation des enfants mais également vis-à-vis de la possibilité des mères de participer au marché du travail dans de meilleures conditions, sur les dispositifs de conciliations entre vie familiale et vie professionnelle non seulement pour les femmes mais bien pour tous les travailleurs… Dans une perspective qui inscrit les politiques sociales dans le parcours de vie des personnes.

Toutefois, une approche ne se résume pas à son slogan et nous avons analysé les mises en place effective de réformes se rapportant à cette approche dite d’« investissement social » dans de nombreux pays. Nous en ressortons une typologie en trois catégories :

- Inclusive : La politique prévoit d'accorder des droits et de fournir des services à (presque) tout le monde. En créant un ensemble unique de bénéficiaires, elle vise à réduire les inégalités et à soutenir la cohésion sociale.

- Stratifiée : Le programme prévoit de fournir de nouveaux droits et services sociaux à un ensemble limité de bénéficiaires potentiels (parfois non spécifié). Généralement, cette politique perpétue ou renforce les inégalités.

- Ciblée : La politique prévoit explicitement d'accorder des droits et de fournir des services aux classes à faibles revenus ou à des groupes similaires tels que les outsiders, les NEET (jeunes ni en emploi, ni en éducation, ni en formation) ou les personnes travaillant dans le secteur informel. Ces politiques sont censées lutter avant tout contre la transmission intergénérationnelle de la pauvreté ou de la précarité, mais peuvent aussi créer un système de protection sociale à deux vitesses.

 

Vous dressez donc un tableau des différentes modalités que ces approches ont pu prendre dans différents pays, comment la France en particulier s’en est-elle saisie ? 

Les gouvernements successifs ne se sont jamais officiellement prévalus d’une stratégie d’investissement social. Les réformes qu’on pourrait rattacher à cette stratégie, notamment concernant la garde d’enfant, relève plutôt de l’investissement social stratifiée. Ce qui explique qu’on trouve en France à la fois un très haut montant de dépense publique de protection sociale et une forte inégalité d’accès à la protection sociale.

Plus récemment, la doctrine sociale du candidat Macron en 2017 était inspirée par le social-libéralisme de Tony Blair ou de Gerhard Schröder – bien qu’elle s’inscrive aussi dans la lignée des réformes de ses prédécesseurs – qui sont les représentants de la stratégie d’investissement social ciblé. 

Il s’agit tout d’abord de privilégier une soi-disant « valeur travail », c’est-à-dire d’inciter les chômeurs, les jeunes ou les plus fragiles à accepter tout travail, même précaire, mal payé et mal protégé, plutôt que des prestations sociales, présentées par ailleurs comme trop généreuses. La valeur travail dont il est question ici néglige la qualité des emplois et la qualification des personnes, c’est pourquoi il nous semble que ces « stratégies d’activation » souvent présentés comme relevant de l’investissement social sont en réalité néfastes.

Les réformes sociales de la présidence Macron apparaissent donc surtout comme un parachèvement de la métamorphose de notre système de protection sociale en un système que l’on peut qualifier de « libéral-méritocratique ».

 

Comment tirer autrement parti de ces approches et quels résultats peut-on en espérer ? Et avec quelle stratégie économique alternative ?

Techniquement, certaines propositions que nous faisons peuvent s'apparenter à la reprise d’une partie des propositions d'investissement social, après en avoir gommé les aspects polarisants et inégalitaires. Pourtant, il existe une différence substantielle entre une politique que nous nommons « la qualité pour tous » et les politiques d'investissement social telles qu’elles sont pensées actuellement. En particulier, il ne s’agit pas de politiques d’investissements en complément ou en parallèle d’un système principal de protection sociale, voire uniquement pour un type limité de politiques sociales ou de ménages destinataires. Il s’agit d’avoir un système global de protection sociale visant l’universalité, et qui recherche la montée en qualité dans tous les domaines – production marchande, qualifications, conditions de travail, niveau de vie, soins, etc.

Nous présentons ainsi cette stratégie dans ses différentes dimensions, en partant de la question de l'éducation et de la formation : du plus jeune âge avec la garde d'enfants d’âge préscolaire (qui est déjà une politique éducative) jusqu'à la formation continue, en passant par l'enseignement secondaire et supérieur. Nous insistons également sur les politiques pour développer de meilleures conditions de travail, pour offrir aux travailleurs de meilleures conditions de vie tout en leur permettant d'être plus productifs. Dans ce cadre, la conciliation entre vie familiale et professionnelle est particulièrement importante. Enfin, nous insistons sur l'importance des infrastructures publiques – matérielle et immatérielle à travers la recherche et l’innovation – à la fois pour les ménages et les entreprises.

 

Quels sont alors les principaux arguments contre l’adoption de telles politiques et que faut-il en penser ? 

La principale opposition à nos propositions est leur coût. Et effectivement, elles vont à rebours de la stratégie du low cost à laquelle s’accroche sans succès la France depuis au moins trente ans. Pourtant, la transformation du système de protection sociale peut tout à fait être financée, comme nous le détaillons dans le livre : nous consacrons un chapitre entier à cette question. Trois sources de financement existent.

Premièrement, comme le montrent les comparaisons internationales, le faible niveau des dépenses publiques de protection sociale ne constitue pas un gain en pouvoir d’achat pour les ménages : ceux-ci achètent (souvent bien plus cher) sur les marchés privés ce que la dépense publique (et donc leurs impôts) ne leur fournit pas.

Deuxièmement, il existe de grands montants de dépenses publiques inutiles et inefficaces qu’il serait opportun de réorienter. Nous détaillons ainsi les études empiriques sur la stratégie de baisse du coût du travail, qui est très coûteuse en fonds publics et crée très peu d’emplois. Sa réorientation vers la stratégie de « la qualité pour tous » créerait au moins un million (voire bien plus) d’emplois à court terme, tout en protégeant mieux les ménages et en favorisant une montant en gamme de l’économie.

Troisièmement, nous détaillons également les marges de manœuvre fiscales qui permettrait d’augmenter les fonds publics dévolus à la provision de services universels de protection sociale. Les stocks et les revenus du patrimoine ont particulièrement été détaxés ces dernières années, sans bénéfice pour l’économie, et il est possible de revenir sur ces réformes voire d’aller plus loin dans le sens opposé. La question de l’imposition des multinationales est également une question importante, pour laquelle ce ne sont pas les solutions techniques mais la volonté politique qui manquent.

 

Par où commencer ? Les difficultés de recrutement auxquelles se heurtent aujourd’hui les entreprises ne dissuadent pas le patronat de réclamer de nouvelles baisses des coûts indirects du travail, alors qu’il pourrait demander à l’État des efforts pour accroître le nombre de salariés qualifiés…

C’est en effet une illustration de l’impasse dans laquelle la France s’est engagée depuis trente ans. Ces baisses de coûts ont montré leur inefficacité économique, mais elle ne sont pas sans conséquence : elles ont des effets redistributifs. Nous avons montré que si le CICE n’a pas permis de créer des emplois, son bénéfice a été partagé entre les salariés les plus qualifiés et les actionnaires (voir par exemple l'évaluation par l’équipe LIEPP-Banque de France). De même, la politique de crédit d’impôt pour les services à la personne bénéficie massivement aux ménages les plus aisés (voir le livre Le retour des domestiques de Clément Carbonnier et Nathalie Morel).

De ce point de vue, une économie de la qualité pour tous s’oppose au principe dans lequel s’engage la société française. Derrière la polarisation du marché du travail se dessine une nouvelle polarisation sociale : l’émergence d’une « creative class » et d'une classe de personnes à leur service, qu’il s’agisse de faire leur ménage ou d'autres services domestiques, de s’occuper de leurs enfants, de les soigner, de les servir au restaurant, de les transporter ou bien de leur construire ou rénover leurs logements. Ces nouveaux « servants » permettent ainsi aux « cerveaux » de pouvoir se concentrer sur leurs tâches et ainsi d'accroître leur productivité. Le système économique et social actuel, qui contribue à ne pas reconnaître ces qualifications et à maintenir faibles les rémunérations dans ces secteurs, c’est-à-dire à maintenir faibles le coût de ces services, pourtant en constante amélioration qualitative, n’est pas contre les intérêts de tous...

Les solutions techniques existent et sont économiquement réalisables. Mais c’est bien sur le terrain du débat public que les blocages existent, où ces questions sont bien trop peu évoquées, quand elles ne sont pas balayées d’un revers de main sous des arguments d’irréalisme. Notre livre montre tout l’inverse : il s’appuie sur la littérature académique en science sociale, mêlant des travaux d’économie, de science politique et de sociologie pour mesurer les effets réels des stratégies actuelles de protection sociale et montrer que, n’en déplaise à Margaret Thatcher, il existe des alternatives.