À partir d'études de cas, ce livre collectif historicise la construction de modèles de gouvernements urbains au prisme de l’eau, contre les lectures strictement déterministes et naturalistes.
Des inondations aux éco-quartiers pensés pour éviter les gaspillages, l’eau est un enjeu crucial dans l’aménagement des villes contemporaines. Bien qu’aggravés par le chaos climatique, les questionnements sur le contrôle et la répartition des eaux urbaines sont anciens et se posent à l’échelle mondiale. Sous la forme d’une collection d’études de cas coordonnée par Tobias Boestad, maître de conférences en histoire à La Rochelle, et Pauline Guéna, chargée de recherche au CNRS, L’eau et les villes donne une cohérence à cette histoire longue.
Cette unité se noue autour de la notion d’hydrohistoire, réaffirmée dans la préface de Vincent Lemire, auteur d’une histoire de Jérusalem depuis ses eaux , comme « l’histoire des systèmes urbains par le prisme de l’eau ». L’étude des manières dont les pouvoirs urbains aménagent, contrôlent et distribuent la ressource révèlent la grande diversité des solutions à leur disposition. Ce sont toujours des choix, qui dépendent aussi bien des conditions matérielles que des besoins des populations, d’intérêts économiques ou de raisons idéologiques. En tant que tels, ils peuvent être questionnés, explicités, voire critiqués par d’autres usagers des eaux, notamment les habitants lésés par ces décisions.
Manque et abondance : la disponibilité de l’eau, un problème ?
L’installation d’une ville est souvent conditionnée à la proximité de l’eau, par exemple lors des fondations ex nihilo en contexte colonial. Vitale pour la population, elle permet aussi de nombreuses activités commerciales, artisanales ou industrielles, qui servent le développement et l’enrichissement de la cité. La présence du Tibre permet l’apport aux artisans de la Rome d’Auguste (27 av. J.C. – 14 ap. J.C.) des produits venus de toute la région, mais aussi de les exporter vers tout l’empire via la mer Méditerranée. Les villes danoises construites au Moyen Âge au fond des fjord profitent par exemple des taxes sur les traversées de leurs ponts.
Mais l’eau fournie par cette situation initiale ne suffit jamais à répondre à la consommation des différentes activités. Les dirigeants mettent alors en place de nombreuses infrastructures visant à augmenter la quantité d’eau disponible : pompages dans les rivières proches, aqueducs, puits ou forages dans la nappe phréatique. Ces nouvelles captations répondent parfois à des demandes de la population, mais plus souvent à l’initiative des pouvoirs publics (comme à Montréal au XIXe siècle) ou d’entrepreneurs privés aux solutions plus ou moins efficaces. Elles peuvent aussi tenter de régler des problèmes sanitaires et hygiéniques, préoccupations récurrentes dès l’Antiquité. L’adduction d’eaux jugées plus saines, comme l’évacuation des eaux usées, est donc un enjeu de première importance.
Le discours habituel sur les villes oscille donc en permanence entre deux situations, un manque d’eau (de bonne qualité) pour répondre à tous les besoins et un trop-plein dont il faut gérer les conséquences. Cette dualité est particulièrement visible lors des catastrophes comme les inondations, les incendies ou les sécheresses, présentées comme naturelles et donc imprévisible et impossible à empêcher. Lorsqu’elles adviennent, elles sont à l’origine de déplorations sur l’état du réseau, qui se présentent comme des prises de conscience de son insuffisance et des appels à le transformer. Les pouvoirs peuvent ainsi retourner ces crises à leur avantage pour imposer leurs décisions, par exemple le passage à un nouveau mode de gestion ou l’augmentation des dépenses publiques, au reste du corps urbain. L’établissement de nouveaux réseaux répond donc à des intérêts divergents, dépassés uniquement dans les situations de crise.
Répartir les eaux, un enjeu de rapports de force
L’eau, une fois acheminée en ville, doit encore être distribuée entre les différentes activités consommatrices. Là encore, les alternatives sont nombreuses et résultent de choix effectués par les dirigeants politiques entre les différentes possibilités. Les activités artisanales, sources de pollutions, sont souvent privilégiées à la consommation par les habitants, des tanneries et des moulins médiévaux jusqu’aux usines et chemins de fer de l’ère industrielle. D’autres raisons peuvent présider à ces choix, comme une ségrégation sociale ou ethnique des populations. À Tel-Aviv dans les années 1910-1930, la captation des eaux de la nappe phréatique souterraine pour répondre à la croissance de la population immigrée se fait au détriment des champs d’agrumes détenus par les agriculteurs arabes.
Le type de régime politique influe donc nettement sur les destinataires prioritaires des eaux, mais aussi sur la forme de leur distribution. Au milieu du XIXe siècle, la proximité politique des dirigeants de la Compagnie générale des eaux avec l’empereur Napoléon III explique l’attribution de nombreuses concessions urbaines à cette entreprise privée. Dans le même temps, la commune de Montréal s’autonomise de la tutelle impériale britannique en municipalisant les eaux et en rendant leur raccordement obligatoire. Cette décision ne répond ni « à un besoin revendiqué par ses habitants, ni à la spécificité de ce site insulaire, mais bien à l’esprit entrepreneurial d’une bourgeoisie économique active » ainsi que d’un « besoin financier » (Dany Fougères). Un même groupe social, la bourgeoisie d’affaire, peut défendre deux modèles radicalement opposés selon ses spécificités locales.
Cette tension entre gestion municipale publique et délégation privée se pose dans toutes les situations et oppose les différents acteurs. Si, dans les cas français ou montréalais, la régie publique finit par s’imposer au XXe siècle comme modèle dominant, c’est avant tout car elle est moins chère et plus efficace. Le choix du privé répond plutôt à des impératifs idéologiques, ce qu’illustre l’exemple du Chili après le coup d’État du général Pinochet. Le nouveau régime privatise progressivement la gestion de l’eau de la capitale Santiago, d’abord en exigeant une rentabilité du service, puis en l’ouvrant au capital international dans les années 1980, avant que l’État ne se retire au profit des marchés financiers depuis les années 1990. Ce mode de diffusion renforce massivement les inégalités entre les habitants du centre-ville et des banlieues aisées et ceux des espaces périurbains, dont les réseaux sont vieillissants et inefficaces. La captation croissante des eaux de la nappe phréatique au profit des plus riches, mais aussi des plantations exportatrices d’avocats et du secteur minier, privent encore plus les populations de leurs eaux. Depuis les années 2010, celles-ci se mobilisent derrière le slogan « Ce n’est pas une sécheresse, c’est un assèchement », qui visibilise le caractère choisi de ces aménagements.
La priorité de l’adduction de l’eau à certains usages restreints est aussi parfois faite au nom de l’intérêt municipal. C’est notamment le cas des politiques somptuaires, qui valorisent la puissance et l’identité de la ville et de ses dirigeants par la construction de beaux et grands bâtiments. Ils peuvent être accessibles au public, comme les thermes romains ou les grandes fontaines des cités médiévales. D’autres sont parfois invisibles et reposent plutôt sur une concurrence entre les villes elles-mêmes, comme celle qui oppose les communes françaises de province au cours du XIXe siècle pour construire le réseau avec la plus forte capacité.
Des eaux bien ordonnées, un modèle de civilisation
L’importance des politiques hydriques pour les pouvoirs urbains dépasse la question de la distribution et du service public. La maîtrise des eaux et de leur distribution permet de se valoriser, de légitimer leur projet politique et souvent de se présenter en modèle. Elle peut même parfois représenter l’identité de la ville, incarnée par un bâtiment officiel, une fresque ou le sceau de la cité, comme les ponts sur ceux des villes danoises médiévales. La ville est alors associée à l’eau qu’elle contrôle, dans une symbiose que le pouvoir municipal présente comme harmonieuse.
Cette maîtrise de l’eau est d’autant plus forte qu’elle apparaît comme totale et absolue. C’est pourquoi elle passe souvent par la mise en avant d’un réseau technique présenté comme cohérent et efficace. Du système d’égout hiérarchisé de la Rome d’Auguste jusqu’aux projets d’adduction massifs des villes françaises au XIXe siècle, la maîtrise technique est présentée comme synonyme de maîtrise politique. La recherche des systèmes les plus modernes et performants est même un critère d’évaluation et de sélection d’une solution par rapport à une autre. Le choix des élites montréalaises de se doter d’un service d’eau municipal en même temps que les grandes métropoles européennes ou états-uniennes, malgré une taille bien inférieure, est ainsi considéré comme une preuve d’avancement de la ville.
Dès l’époque antique et plus encore au Moyen Âge, l’eau permet de construire la ville comme modèle de bon gouvernement, mais la modernité y ajoute une seconde dimension, celle du colonialisme. L’expansion européenne en Amérique, en Asie et au Proche-Orient se justifie rapidement par une prétendue supériorité civilisationnelle, qui passe par un contrôle plus raisonné du territoire et de ses ressources. La politique « développementaliste » impulsée au Chili en est d’ailleurs la continuation directe, qui présente la mise en place de grandes infrastructures hydrauliques, notamment des barrages, comme la voie vers le niveau de vie occidental. Ses effets sont encore accentués par la dictature néolibérale de Pinochet. Le « miracle » économique chilien, présenté comme un modèle économique international, se fait ainsi au prix d’immenses inégalités sociales, raciales et territoriales.
Dans la Palestine sous mandat britannique, le projet sioniste se présente lui comme capable de triompher du désert grâce à ses châteaux d’eau et ses puits à la fin des années 1920, en niant les aménagements précédents et l’efficacité des usages concurrents. C’est une manière pour les colons de se rattacher au modèle civilisationnel européen pour se distinguer de celui du « despotisme oriental » alors en voie de théorisation par Karl Wittfogel , présenté comme archaïque et empêchant toute modernité.
Face à une gestion surplombante des eaux urbaines héritée de modèles coloniaux et propriétaires, les revendications sociales, écologiques et démocratiques en plein essor ces vingt dernières années proposent de nouveaux modes de gouvernement. Particulièrement forts dans les espaces où cette appropriation des eaux a été la plus importante, notamment dans les anciens territoires colonisés, ces mouvements se structurent aussi au cœur de l’Europe. La charte adoptée par la ville de Bologne (Italie) en 2014 fait de l’eau un bien commun municipal, gouverné de manière démocratique par et pour la population. Cette hydrohistoire des villes sur le temps long permet de questionner les choix ayant conduits à la situation actuelle et de réfléchir aux bases d’un nouveau gouvernement des eaux urbaines pour le XXIe siècle.