Luc Foisneau explore la tension entre souveraineté et art de gouverner en relisant les classiques de la philosophie politique moderne, de Machiavel à Rousseau.
Le nouvel ouvrage de Luc Foisneau, intitulé Manières de gouverner. Politiques modernes de la souveraineté, qui rassemble des articles publiés séparément dans des revues ou des ouvrages collectifs, est dédié à la mémoire de Bernard Manin, spécialiste de la question de la représentation politique, décédé en 2024. Foisneau, directeur de recherche au CNRS, est notamment connu pour son ouvrage sur la pensée de Hobbes (Hobbes, la vie inquiète, Gallimard, 2016). Il entreprend ici une réflexion ambitieuse sur l’histoire de la philosophie politique moderne et s’intéresse à la manière dont, entre le XVIᵉ et le XVIIIᵉ siècle, s’est construite une double approche de la politique : d’un côté, l’affirmation des droits de l’État et de sa souveraineté ; de l’autre, l’élaboration de techniques de gouvernement visant l’efficacité dans la conduite des affaires publiques.
Gouvernement et souveraineté
À travers différentes figures de la philosophie politique moderne, Foisneau s’intéresse à « l’art de gouverner », qu'il distingue de l’exercice de la souveraineté. Là où l’exercice de la souveraineté ne concerne que le « Prince » (selon les catégories des auteurs classiques), c’est-à-dire le chef de l’État, l’art de gouverner concerne l’ensemble du personnel politique et administratif et porte sur l’efficacité de son action.
Ce parti pris invite d’abord à battre en brèche l’image négative du gouvernement, souvent perçu comme un simple appareil de domination – « compagnie de brigands », « ennemis de l’État », « bureaucrates », comme on l'entend souvent. Il vise ensuite à définir de façon idéale ce que sont ces agents du gouvernement et à comprendre comment on peut évaluer leur rôle.
Le détour par les classiques
Puisque la question « qu'est-ce que gouverner ? » est déjà ancienne dans l'histoire de la théorie politique et a fait l'objet de bien des développements à l'époque moderne, Foisneau se propose de puiser dans ces ressources pour interroger la manière dont les conduites des citoyens se trouvent orientées à l’intérieur d’un dispositif de pouvoir — celui que nous appelons l’État.
Les références sur lesquelles il fonde son enquête sont issues du corpus classique : Machiavel, Hobbes, Rousseau, mais aussi Guichardin, Bodin et Richelieu. Ce faisant, sa perspective tranche d'emblée avec celle d'un Foucault, qui a pourtant contribué, au cours des dernières décennies, à remettre au centre de la réflexion politique la question des techniques de gouvernement. C'est que Foucault a refusé de réinscrire ces techniques dans le cadre classique du contrat social. Or, c’est précisément ce que Foisneau choisit de faire – en négligeant toutefois le cas de Spinoza.
Parmi les auteurs manifestant un intérêt naissant pour l'art de gouverner, il s'attarde sur Machiavel, lequel a fourni des réflexions approfondies sur les passions et les intérêts qui animent les acteurs politiques, sur la légitimation de leur pouvoir et sur les règles qui organisent son exercice. La célèbre notion de virtù illustre chez Machiavel cette capacité du gouvernant à maintenir l’État et à conserver le contrôle des événements. Dans cette perspective, ce qu’on appelle « efficacité » ne se confond pas avec une simple théorie de la domination ni avec un droit souverain abstrait : elle s’inscrit dans la capacité à prévenir les révoltes de la population grâce à des savoirs techniques adaptés aux conditions propres de l’État.
À ce titre, Hobbes et Rousseau prolongent et réaménagent la réflexion. Hobbes établit des ponts entre souveraineté et gouvernement, tout en soulignant qu’il ne faut pas les confondre. Rousseau, de son côté, insiste sur une stricte subordination du gouvernement à la volonté générale : dans le cadre du contrat social, gouverner signifie soumettre les tâches administratives aux finalités fixées par la société civile. C’est là que la politique républicaine trouve ses assises. Mais que se passe-t-il lorsque les tâches gouvernementales tendent à s’autonomiser ? N’est-ce pas alors que s’impose la question moderne de la bureaucratie ?
Compétence et intelligence politique
La notion de gouvernement est mal comprise si on la réduit à la recherche d’efficacité et à l'idée d'une administration rationnelle, si on se focalise, pour la penser, sur la question du nombre de dirigeants, du statut social des fonctionnaires, ou même des choix d'orientation du « peuple ». Il convient bien plutôt de la concevoir à partir de la notion de « compétence » : compétence à manier les êtres humains, à analyser les situations, à identifier les leviers d’action.
Hobbes, par exemple, insiste sur la nécessité de la charité publique et de l’éducation, qu’il place au cœur de sa réflexion sur le gouvernement. Gouverner suppose de formuler les problèmes à partir des effets recherchés, tout en respectant un socle de règles : ne pas trahir ses alliés, ne pas tuer ses concitoyens, tenir sa parole. Ces prescriptions, que Hobbes a rassemblées dans ses « lois de nature », rejoignent une longue tradition de maximes sur le bon gouvernement.
Ainsi, cette question de la compétence ne peut être dissociée d’une vision plus générale de la nature humaine. Pour Machiavel et Hobbes, l’homme est naturellement enclin au mal, de sorte que l’efficacité gouvernementale doit reposer sur la crainte à l’égard des gouvernants. Pour Rousseau, au contraire, l’homme est bon par nature, et cela transforme en profondeur la logique du gouvernement.
Foisneau revient à plusieurs reprises sur cette notion de virtù, tant elle traverse la réflexion des philosophes étudiés. Théorisée initialement par Machiavel, elle ne désigne pas tant une vertu morale (l’efficacité gouvernementale pouvant parfaitement se passer de morale, d’après Machiavel) qu’une disposition pratique : la capacité du gouvernant à saisir le moment favorable pour agir. Car gouverner ne consiste pas seulement à édicter des lois ou à administrer des affaires courantes ; c’est aussi reconnaître l’occasion propice et savoir l’utiliser.
De Cyrus à Romulus, de Moïse à Thésée, l’histoire antique fournit de nombreux exemples de cette faculté. Elle témoigne du fait que la réussite d’un gouvernement ne dépend pas seulement de sa conformité à un idéal ou à une constitution, mais aussi de cette intelligence des situations, qui permet de préserver le « salut du peuple ». Peut-être est-ce là, suggère Foisneau, le critère le plus pertinent pour juger nos gouvernants.