Un recueil de textes d’un grand auteur de théorie politique qui envisage les formes et conditions requises pour une délibération de qualité.

Bernard Manin est décédé en 2024. Il est notamment l’auteur des Principes du gouvernement représentatif, qu’il avait publié en 1995, rapidement devenu un classique de la théorie politique. Peu avant son décès, il avait décidé de publier quatre ouvrages sur des thèmes qu’il affectionnait, rassemblant des contributions dispersées ou des manuscrits originaux. Trois sont déjà parus – sur Montesquieu, la délibération politique et la Révolution française – aux éditions Hermann, dans la collection « L’avocat du diable », à la création de laquelle il avait participé. Un recueil de textes sur le libéralisme reste à paraître.

Le volume consacré à la délibération politique réunit des textes qui avaient été publiés dans des revues (Le Débat, Politix, Esprit, Raisons politiques, Participations) ou, pour les deux derniers, qui figuraient dans l’ouvrage collectif Le tournant délibératif de la démocratie qu’il avait dirigé avec Loïc Blondiaux. Le plus ancien date de 1985, les derniers de 2021. L’intérêt de Bernard Manin pour la délibération politique n’a jamais faibli et ses réflexions ont largement contribué à en faire un objet central de la philosophie politique contemporaine.

La délibération politique : premiers aperçus

L’ouvrage n’échappe pas totalement au défaut de ce type de recueil : certains textes peuvent sembler d’un intérêt inégal. Deux d’entre eux se détachent néanmoins par la façon dont ils interrogent la question du contradictoire.

Le premier texte du volume, le plus ancien, propose de substituer à la volonté générale comme fondement de la légitimité politique le processus même de formation des volontés : autrement dit, la délibération. Ce n’est qu’au terme de la confrontation de points de vue divergents et de l'échange d'arguments pour et contre qu’une décision collective légitime pourrait être adoptée.

L’entretien suivant, mené près de vingt ans plus tard, s’intéresse aux progrès de l’idée de démocratie délibérative dans l’intervalle et à ses développements en particulier aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon.

Les articles suivants se concentrent sur les conditions nécessaires à une délibération de qualité, dans des contextes variés. Le premier, écrit avec Azi Lev-On et qui date de 2006, se penche sur les effets d’Internet. Les auteurs rappellent que la délibération suppose une confrontation d’opinions divergentes et l’examen d’arguments pour et contre une décision. Mais une telle confrontation entraîne des coûts : en temps, en ressources cognitives, en inconfort psychique. Elle exige que l’on surmonte la gêne causée par l’expression d’opinions adverses et la participation à des discussions conflictuelles. On peut alors se demander dans quelle mesure Internet favorise ou non la mise en contact de ses utilisateurs avec des opinions adverses et leur examen. En pratique, les internautes ont tendance, pour les raisons indiquées ci-dessus, à rechercher des personnes qui ont les mêmes opinions qu’eux, et les dispositifs numériques tendent à accentuer cette homogénéité. Néanmoins, tempèrent les auteurs, les imperfections de la programmation et les confrontations inopinées qu’Internet peut provoquer, comme par exemple sur les sites des médias généralistes, permettent encore des débats contradictoires – une évaluation qui, vingt ans plus tard, serait sans doute bien plus pessimiste.

Effets et conditions requises d’une délibération qualité

Reste à savoir dans quelles conditions pratiques la délibération peut réellement produire les effets attendus. Car comme le rappelle Manin, la discussion n’est pas toujours un bien. Elle peut même favoriser la polarisation des groupes ou leur montée à l’extrême – phénomène bien documenté en psychologie sociale, où les membres d’un groupe discutant adoptent souvent des positions plus tranchées qu’au départ. Deux explications du phénomène sont avancées, selon les auteurs : soit les minoritaires s’alignent sur l’opinion dominante perçue comme norme sociale, soit ils sont sensibles au plus grand nombre d’arguments en faveur de l’opinion majoritaire.

Autre point important : la simple liberté de discussion ne suffit pas à garantir les effets positifs de la délibération, encore faut-il que des opinions opposées soit réellement confrontées, de façon à contrecarrer la tendance à la convergence des arguments. Cette dernière est favorisée par toutes sortes de mécanismes psychosociologiques : un biais de confirmation, auquel les groupes sont tout particulièrement exposés, ou encore, au sein de groupes plus importants, une tendance à la segmentation des opinions. Si l’on admet qu’une bonne délibération exige l’examen contradictoire des arguments pour et contre une action, il faut alors instituer la contradiction, car celle-ci ne surgit pas naturellement, même en démocratie.

Comment régler un débat contradictoire ?

Manin pousse la déduction plus loin, même si c’est au risque d’une certaine abstraction que l’on pourrait lui reprocher, en particulier en l’absence d’exemples plus circonstanciés. Si le but est de favoriser la formulation et la diffusion d’arguments pour ou contre une politique publique, un principe directeur devrait s’imposer : que les intervenants défendent ou critiquent une politique uniquement en raison de ses mérites propres – qu’ils soient techniques ou moraux – et non pour des raisons extérieures à la question. Deux conséquences découlent de ce principe : la première concerne les modalités du débat, la seconde le choix des intervenants.

Idéalement, chaque question définissable objectivement comme indépendante devrait être débattue séparément — en amont d’éventuels débats portant sur des programmes, donc. Les compromis ne devraient être envisagés qu’après que chacun se soit forgé une opinion sur les différents éléments pris isolément. Quant aux orateurs, ils pourraient certes défendre des politiques favorables à leurs intérêts, à condition de les déclarer, et que ces intérêts soient liés au contenu même de la politique qu’ils défendent. Ce rôle reviendrait essentiellement à des experts, à des représentants d’associations, à des militants de causes spécifiques, ou à des figures disposant d’une autorité morale. Il ne devrait, en principe, pas incomber aux politiciens, dont les propos seraient inévitablement teintés par leurs intérêts d’emploi ou de carrière. Les clivages émergeant au cours de ces débats se distingueraient des clivages partisans par deux aspects : ils porteraient sur des thèmes isolés et non sur des ensembles programmatiques, et seraient autant que possible détachés des enjeux de pouvoir.

Qui devrait organiser ces débats ?

Pour cette même raison, explique Manin, ces débats devraient être organisés par des acteurs indépendants – associations, fondations, revues, think tanks, ou tout autres groupes de volontaires – à but non lucratif. Cela permettrait d’éviter, note Manin, les problèmes rencontrés dans l’application de la « fairness doctrine  » (le « principe d'impartialité  ») de la Commission fédérale des communications (FCC), aux États-Unis, qui imposait aux médias d’inclure dans leur programmation la présentation de points de vue opposés sur des questions controversées d’intérêt public. Une règle qui provoqua d’innombrables litiges juridiques sur ce qu’était une « question controversée », avant d'être abandonnée par la FCC. S’en remettre à la diversité d’initiatives privées pourrait permettre d’éviter ces écueils. L’auteur reste cependant silencieux sur la question de leur motivation et des ressources nécessaires.

Retour sur l’histoire des pratiques délibératives

Un autre entretien, publié dans un dossier de la revue Participations en 2012, traite de l’histoire des pratiques délibératives ainsi que des modèles (oratoires, conversationnels ou consultatifs) qu’on peut y repérer. Cette histoire permet, selon Manin, de penser des formes que la seule théorie n’aurait peut-être pas fait émerger.

Finalement, le premier des deux articles, parus en 2021 dans le volume Le tournant délibératif de la démocratie, réaffirme l’importance du principe du contradictoire en politique, en le distinguant du même principe en usage dans le contexte judiciaire. Les conceptions actuelles de la délibération politique mettent l’accent sur la discussion. Dans les conceptions anciennes en revanche, c’est l’opposition des points de vue qui occupe la place centrale, avec un modèle-type ou deux orateurs, chacun défendant une politique, s’opposaient publiquement.

Quelle est la valeur du débat contradictoire ?

Manin interroge dans la suite de l’article la valeur du débat contradictoire de manière plus explicite que dans les chapitres précédents. Pourquoi organiser la délibération politique selon le principe du contradictoire ? Une première raison est l’amélioration de la qualité des décisions collectives. Les vertus épistémiques de la critique sont bien connues : soumettre une idée à la critique permet d’en tester sa validité. Encore faut-il que soient réunies les conditions favorables à l’exercice de celle-ci. L’auteur rappelle que certains mécanismes sont de nature à l’entraver : la pression à la conformité, la tendance à ne pas examiner les arguments contraires, ou encore le biais de confirmation, qui concernent particulièrement les groupes – des éléments déjà mentionnés ci-dessus.

Une autre raison est de lutter contre la fragmentation de l’espace public, causée par les communautés d’opinion homogènes que favorisent Internet et les réseaux sociaux. Une autre raison est de faciliter la compréhension des choix. Le débat contradictoire est certes par nature réducteur, dans la mesure où, comme le note Manin, il existe généralement, face à un problème politique, une multitude d’actions possibles, dont toutes ne sont pas mutuellement exclusives. Mais il a le mérite de simplifier la complexité et de la rendre plus saisissable. Ce qui est une condition indispensable pour permettre aux citoyens ordinaires ou même simplement aux citoyens bien informés de participer à la délibération collective. Enfin, on peut penser que le débat contradictoire favorise un minimum de respect pour la minorité, dont les arguments auront au moins été entendus. Pour toutes ces raisons, conclut Manin, il est souhaitable que la délibération démocratique repose sur une confrontation organisée des opinions et des arguments.

Nouveaux problèmes et développements

Le dernier chapitre reprend l’introduction du volume Le tournant délibératif de la démocratie, où Manin rappelle que la conception délibérative de la démocratie accorde une attention centrale à la formation des volontés individuelles – une attention que justifient à la fois le pluralisme et l’égalité des citoyens. De manière générale, la délibération collective que recommande la théorie n’est pas un phénomène spontané mais doit être instituée. Une délibération bien organisée produit des volontés plus réfléchies, permet la circulation d’informations et la correction de certaines erreurs (où l’on retrouve les raisons épistémiques mentionnées ci-dessus). Elle incite aussi à viser le bien commun, puisqu’il faut convaincre autrui, et pas seulement affirmer ses préférences.

Mais des problèmes nouveaux, note Manin, apparaissent avec les succès des dispositifs de délibération citoyenne (assemblées, jurys de citoyens, sondages délibératifs), souvent regroupés sous le terme de « mini-publics  ». Quelle autorité leur reconnaître ? Et comment penser sinon une délibération à grande échelle, réellement inclusive ? Comment réduire la dissymétrie entre les quelques voies entendues et le grand nombre des citoyens restés silencieux ? Le processus délibératif peut être divisé et organisé différemment à ses différentes étapes. L’opération consistant à proposer les questions et les arguments soumis à débat n’est pas identique à celle qui consiste à comparer les options et à peser la force respective des arguments, explique Manin. Identifier précisément ces opérations et déterminer les normes s'appliquant à chacune d'elles pourrait constituer le chantier le plus prometteur qui s’offre aujourd’hui aux partisans de la démocratie délibérative, concluait-il. Faudra-t-il alors penser un débat contradictoire dont les règles et les conditions de réussite pourraient différer aux différentes échelles ou étapes du processus ? Quoi qu'il en soit, cet ouvrage aura montré que l'on est loin d'avoir épuisé le sujet : la question de la délibération politique reste un thème ouvert à de futures explorations.