Loin du show croquignolesque et outrancier que donne chaque jour Donald Trump depuis sa réélection, Maya Kandel en propose une lecture résolument scientifique.
La victoire de Donald Trump a pu surprendre certains observateurs : ses outrances, la fin chaotique de son mandat avec l’assaut sur le Capitole, ou encore la caricature qu’il donne de lui-même peuvent nous conduire à sous-estimer et méconnaître ce qu’il incarne. Dans un livre documenté et précis, Maya Kandel montre que Trump et ses épigones sont parvenus à s’adapter aux différentes élections pour conquérir toujours plus d’électeurs. Une fois au pouvoir, c’est un paradigme complet qui balaie les fondamentaux politiques, culturels et géopolitiques des États-Unis. Au-delà de l’homme et son « idéologie », il incarne une mutation profonde des républicains, des États-Unis et du rapport au monde qu’entretient Washington.
Les États-Unis sont l’un des pays les plus influents dans le monde, il est donc indispensable de comprendre Washington pour aborder la plupart des thèmes étudiés en HGGSP.
Nonfiction.fr : Historienne, vous avez consacré un livre à la politique étrangère des États-Unis et le monde depuis l’indépendance. Ce livre était sorti en 2018, peu après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment est né ce projet et quelles ont été les conséquences de la victoire de Trump en novembre 2024 ?
Maya Kandel : Mon livre précédent s’intéressait au lien entre politique intérieure et politique extérieure américaine, fil conducteur de mes recherches sur les États-Unis depuis ma thèse.
Ce nouveau projet est né dès la première élection de Trump en réalité, et mon nouveau livre commence là où se termine le précédent. Quand Trump a remporté les primaires de son parti, puis l’élection présidentielle en novembre 2016, il est en effet devenu évident que le consensus soutenant l’action internationale des États-Unis depuis sept décennies était désormais remis en question par l’un des deux grands partis américains.
La transformation de la droite sous l’influence du trumpisme dépasse évidemment la politique étrangère. L’aspect le plus frappant et lourd de conséquences à long terme a commencé dès 2016, avec le ralliement à Trump d’un centre de réflexion californien jusque-là marginal, l’Institut Claremont. Il est devenu le fournisseur officiel d’idées de la première administration Trump, et a joué un rôle central dans la constitution du mouvement national-conservateur, l’armature intellectuelle du trumpisme et de ses cadres, embryonnaire sous Trump 1, beaucoup plus aboutie sous Trump 2.
J’ai décidé de suivre de près ces intellectuels et leurs efforts pour élaborer une « théorisation à rebours » des intuitions et propositions de Trump pour coller à ce nouveau socle électoral prometteur pour le parti républicain.
Mon autre hypothèse de travail était que l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021 constituait non pas le chant du cygne du trumpisme, mais un nouveau palier d’évolution du mouvement.
J’ai poursuivi mes travaux et publications sur la transformation de la droite américaine pendant l’administration Biden. Début 2024, j’ai rencontré Eric Rochant qui m’a proposé d’écrire un livre sur le trumpisme, pour une nouvelle collection qu’il devait diriger chez Gallimard – une proposition qui m’a enthousiasmée. Le « pitch » était simple: écrire « comme une note pour les services », partir des faits pour proposer une analyse de ce phénomène politique.
Le trumpisme est au départ un phénomène proprement américain, et il me semblait intéressant de rappeler, notamment pour un public français, les conditions structurelles qui expliquent l’élection de Trump en 2016 ; mais aussi de raconter le personnage Donald Trump, que beaucoup ont découvert en 2015, mais que les Américains connaissaient depuis des décennies.
La difficulté a été de rédiger sans connaître le résultat de l’élection 2024, même si pour moi le trumpisme est aujourd’hui plus grand que Trump, et restait un phénomène intéressant même en cas de défaite. J’avais l’essentiel de la matière, les conditions structurelles d’émergence du trumpisme, les idéologues du mouvement, le bilan du premier mandat, le ralliement de la Silicon Valley – sauf bien sûr les multiples rebondissements des derniers mois, le retrait de Joe Biden, le choix de JD Vance, la tentative d’assassinat contre Trump, l’investiture de Kamala Harris…
En réalité, j’ai commencé par rédiger une introduction où Trump remportait l’élection 2024, nouvelle hypothèse.
Ensuite la principale difficulté a été dans les derniers mois de rester sur les tendances lourdes – le ralliement de la droite tech plutôt que la seule personne d’Elon Musk par exemple – et ne pas faire trop d’ajouts dans les dernières phases de révision du manuscrit même si c’était très tentant. Le cahier des charges de la collection était de faire un livre court (250 000 signes).
Il me semblait également utile d’aller vite, afin de partager des clés de lecture et d’analyse pour aider à comprendre et analyser non seulement Trump et le trumpisme, mais plus largement cette deuxième administration Trump, et en quoi elle ne ressemblerait pas à la première.
Beaucoup d’observateurs ont vu en 2008, lors de l’élection de Barack Obama, l’avènement d’un nouveau monde. Pour vous, c’est davantage la victoire de 2017 qui referme une période ouverte dans les années 1960 avec le mouvement des droits civiques. Comment Donald Trump est-il parvenu à ériger le parti républicain en incarnation du changement ?
C’est ce qu’on peut dire aujourd’hui avec la réélection de Trump en 2024. La coalition d’électeurs de Trump ressemble d’ailleurs en miroir à celle qui avait porté Obama à la victoire en 2008, et il y a d’anciens électeurs d’Obama dans ce nouveau socle électoral du parti républicain.
Au-delà, il convient de nuancer, car la marge de victoire de Trump en 2024 était relativement faible, contrairement à ce qu’il répète depuis, et bien qu’il ait pour la première fois remporté le vote populaire. Au Congrès également, les marges du parti républicain sont parmi les plus faibles de l’histoire politique récente. Le fait majeur de la politique américaine depuis 2000 reste la division du pays en deux camps de force quasi-égale, de plus en plus polarisés. Les midterms 2026 pourraient à nouveau donner l’avantage aux démocrates, au moins à la Chambre.
Il reste que Trump a déjà profondément transformé la politique américaine, et ce, dès son premier mandat, puisque ses principales inflexions ont été poursuivies par Joe Biden et reprise par la candidate Kamala Harris : qu’il s’agisse de la remise en cause du libre-échange, de la restriction de l’immigration, ou de la priorité à la Chine en politique étrangère. Sa réélection confirme qu’il s’agit désormais de tendances lourdes d’évolution.
La grande force de Trump et du trumpisme est de parvenir à incarner le changement alors même qu’il revient au pouvoir après un premier mandat (et une ellipse de quatre ans). On ne peut le comprendre sans comprendre l’ampleur de l’insatisfaction et du rejet des deux partis aux États-Unis. À cet égard il faut rappeler que Trump fait d’abord campagne en 2016 contre les élites de son propre parti, tout comme Bernie Sanders côté démocrate.
On ne peut sous-estimer l’ampleur de l’insatisfaction aux États-Unis aujourd’hui, insatisfaction qui s’exprime par ce sentiment « anti-système » que Trump parvient à merveille à incarner. D’abord parce qu’il a en effet rejeté certains postulats de son propre parti, sur le commerce, l’immigration et la politique étrangère. La conviction que seul Trump, « agent du chaos », peut changer les choses n’ont pas complètement absurde.
Mais l’attrait du trumpisme va au-delà.
Le trait dominant des partisans de Trump est d’opérer un virage réactionnaire face aux mutations extrêmement rapides du dernier demi-siècle, sur les plans économiques, culturels ou sociaux. C’est aussi une forme de rage populiste face à l’injustice d’un système économique qui demeure le plus inégalitaire des démocraties occidentales. Or, à défaut de propositions politiques construites, seul le trumpisme propose un exutoire à cette rage impuissante.
La grande force de Trump est d’être parvenu à gagner des électeurs entre 2016 et 2020, puis entre 2020 et 2024. Au-delà de cette progression quantitative, un électeur trumpiste sur trois est non-blanc et le candidat républicain est majoritaire dans les catégories populaires. Comment expliquez-vous ce résultat pour le moins surprenant ?
On pourrait dire à grands traits des électeurs de Trump qu’ils se divisent en deux catégories : ceux qui votent par adhésion à tout ce qu’il dit, et ceux qui adhèrent malgré ce qu’il dit. Pour les premiers, Trump a gagné non pas en dépit de ses déboires judiciaires, mais grâce à eux : ils ont renforcé son image anti-système, de même que les ralliements de Robert Kennedy Jr., Tulsi Gabbard ou Elon Musk. La réécriture du vote 2020 et de l’assaut sur le Capitole a été placée au centre de la troisième campagne de Trump et du message de tout l’écosystème médiatique qui l’entourait. Steve Bannon, l’une des voix les plus influentes de ce milieu MAGA, a joué sur ce plan un rôle décisif.
Les insultes et outrances de Trump occupent un rôle majeur dans sa stratégie électorale, tout comme les mensonges et la désinformation, pour renforcer ce récit anti-système. La vulgarité et les transgressions permanentes complètent l’ensemble, précisément parce qu’ils font réagir les « élites » (qu’elles soient politiques, médiatiques, hollywodiennes ou intellectuelles) honnies par les nouveaux idéologues de la droite américaine, pourtant issus le plus souvent des mêmes universités de l’Ivy League – Harvard, Yale, Stanford…
Pour ceux qui vivent dans l’univers parallèle du trumpisme, qui ont fait sécession de la réalité depuis le 6 janvier 2021, voire avant pour les adeptes de QAnon, les procès contre Trump n’ont fait que conforter son image de martyr persécuté par une justice aux ordres des démocrates, image encore renforcée après l’attentat du 13 juillet.
Chez les autres, à défaut d’avoir convaincu, l’ampleur de la désinformation a alimenté la confusion des esprits. Mais surtout, beaucoup ont voté, comme en 2016 et en 2020, sur les préoccupations économiques, sur l’inflation notamment, parce qu’ils se souvenaient que leur situation économique était meilleure pendant le premier mandat Trump, ou qu’ils restent influencés par le personnage que Trump a peaufiné dans la série de téléréalité The Apprentice. Il a créé ce personnage de self-made man à succès, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre : il a hérité de son père l’Organisation Trump et quelques dizaines de millions de dollars ; et a connu plus de faillites que la moyenne.
Pour le comprendre, il faut aussi se souvenir que Trump est un véritable expert des médias, dont il a saisi intuitivement, souvent avec un temps d’avance, toutes les évolutions depuis les années 1980. Trump est un personnage qui a fait de son narcissisme la source de sa célébrité et de sa fortune. Le trumpisme est autant une stratégie politique que médiatique.
Trump a aussi bénéficié pour sa troisième campagne d’une équipe très professionnelle, dirigée par Susie Wiles, qui a fait un marketing politique extrêmement précis pour élargir sa base électorale, notamment en direction des hommes jeunes (18-29 ans), pas seulement blancs, en ciblant les podcasts masculinistes ou grand public : pari réussi, puisque pour la première fois, Trump a remporté la majorité de leurs suffrages.
Sur le plan international, le trumpisme apparaît comme une remise en question de l’ordre construit par Washington à partir de 1945. Quel système international souhaite forger Donald Trump ?
La redéfinition du rapport au monde est au cœur du trumpisme dès l’origine : « America First » est avant tout un nationalisme qui lie redéfinition de l’identité nationale et du rapport au monde du pays. Trump a redéfini le parti républicain en rejetant les trois piliers du parti de Reagan et en proposant une nouvelle trilogie : protectionnisme plutôt que libre-échange, désengagement plutôt qu’interventionnisme, et fermeture à l’immigration.
La politique étrangère de Trump s’appuie sur une nouvelle vision de l’ordre international, et part du postulat que l’ordre international « libéral » construit par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale est désormais contre-productif pour les États-Unis. C’est le point de départ et l’ancrage fondamental de la politique étrangère trumpiste. Il y a bien une ambition de redéfinir la politique étrangère afin de limiter l’exposition économique et stratégique des États-Unis.
Cette vision qui invoque la « realpolitik » et son corollaire, l’idée de sphères d’influence des grandes puissances, éclaire les déclarations de Trump dès la période de transition sur le Canada, le Groenland et le canal de Panama. C’est une vision de plus en plus étroite des intérêts américains et de la sécurité nationale, reconstruite sur l’« hémisphère occidental » (Western Hemisphere), soit les Amériques auxquelles s’ajoute le Groenland, stratégique pour ses ressources et pour des questions d’accès maritime, conséquences du changement climatique.
Le reniement confirmé de huit décennies de politique étrangère américaine fait des États-Unis une puissance révisionniste à l’image de la Chine et de la Russie. C’était déjà l’ambition de Trump 1 mais il n’avait ni l’expérience ni les cadres pour la mettre en œuvre. Avec sa domination du parti républicain, il a tranché le débat interne qui divisait le parti depuis la fin des années Bush entre « interventionnistes » et « isolationnistes ». Ce débat portait plus précisément sur le rôle des États-Unis vis-à-vis de l’ordre international : doivent-ils s’en préoccuper et en faire le cœur de leur politique étrangère ? Ou au contraire redéfinir les intérêts nationaux de manière restrictive ? America First choisit la seconde option.
Pour autant Trump reste le facteur perturbateur de toute vision ou construction doctrinale. Un seul mot le définit, « deal », écho de son éthos de businessman. Sa seule grande stratégie semble être la quête de la poignée de main et du bon spectacle, car le trumpisme, même devenu une révolution politique, reste un show médiatique.
Au-delà de la stratégie de Trump et de ses épigones, ses victoires ne peuvent se comprendre sans le contexte créé par la crise économique, les guerres déclenchées par l’administration Bush et les espoirs déçus des deux mandats d’Obama. Cette nouvelle victoire de Donald Trump n’est-elle pas l’occasion pour le parti démocrate de se redéfinir ?
Le parti démocrate reste divisé sur l’analyse de Trump et du trumpisme. On a vu ressurgir en 2024 les mêmes questionnements récurrents sur sa victoire. L’aile gauche du parti blâme le centre sur l’économie, les centristes blâment les progressistes pour la défaite sur les guerres culturelles.
De fait, le succès de Trump est indissociable de la déception de nombreux électeurs démocrates vis-à-vis de leur parti.
Déjà, les deux mandats d’Obama, dont la victoire avait soulevé un immense espoir aux États-Unis – Hope était un mot clé de sa première campagne –, ont immensément déçu ses électeurs. Le choix de sauver les grandes institutions financières plutôt que d’aider les Américains les plus modestes après la récession de 2007-2008, l’accentuation de la guerre en Afghanistan, puis l’intervention en Libye, tout cela a alimenté les ressentiments qui ont porté Trump.
Le mandat de Biden, l’impression de faiblesse donnée par ses deux dernières années, l’hubris dont il a fait preuve en voulant se représenter, avant de laisser la place, trop tardivement, à sa vice-présidente Kamala Harris, tout cela a également pesé dans la désaffection des électeurs. La connivence de nombreux élus et de l’équipe de Biden quant à l’état réel du président va laisser des traces, jusqu’en 2028.
Mais surtout, les démocrates peinent toujours à développer des propositions et un récit suffisamment porteurs pour contrer le trumpisme, d’autant plus que le nouveau parti républicain a adopté des positions défendues de longue date par certains secteurs démocrates, en particulier l’hostilité au libre-échange et aux « guerres sans fin ».
Lors de la convention républicaine de 2024, JD Vance a fait un discours contre Wall Street et les multinationales qu’on aurait pu entendre de la voix de Bernie Sanders ou Elizabeth Warren, deux voix parmi les plus progressistes côté démocrate.
L’élu démocrate de Californie Ro Khanna, l’une des étoiles montantes du parti, expliquait récemment à Politico que le parti démocrate était devenu « le parti de la guerre ». Plus récemment on a vu la victoire aux primaires démocrates pour la mairie de New York de Zohran Ramdani, qui a centré sa campagne sur le coût de la vie et la critique du soutien à Israël.
Le réalignement politique se poursuit aux États-Unis. La réélection de Trump, sa mainmise encore renforcée sur le parti républicain forcent une transformation du parti démocrate, au-delà de la défense d’un statu quo de plus en plus contesté. Les attentes sont fortes, comme le montre le succès de la « tournée contre l’oligarchie » de Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez, dans tous les Etats, y compris républicains. Mais les élites du parti et notamment les anciens de l’administration Biden semblent avoir du mal à se remettre en question.
Vous avez intitulé l’un de vos chapitres : « Trump, le troll ultime à la Maison-Blanche ». Dans un contexte de flambée du complotisme, il incarne la stratégie de Steve Bannon pour qui le récit compte plus que la vérité. Dans quelle mesure atteint-on ici le sommet de la désinformation ?
Le mensonge et la désinformation ont toujours été pour Trump une seconde nature. Je rappelle également dans le livre le rôle-clé de Steve Bannon dans la première campagne, sa théorisation du rapport aux médias avec ce précepte qui vient de Andrew Breitbart, le fondateur de Breitbart News, selon lequel « la politique découle de la culture ». Et l’idée de se servir des médias et de leur quête d’audience, selon le précepte qu’il n’y a pas de « mauvaise publicité ».
Mais c’est avant tout l’expertise et le talent de Trump, qui décrivait déjà dans son premier livre The Art of the Deal la manière dont il utilisait les journalistes, avec cette idée que « peu importe la réalité, seule la perception compte ». Il a souvent parlé de l’utilité de la provocation, qu’il pratiquait bien avant les trolls sur internet.
C’est véritablement la clé du trumpisme, son ADN. Il affirme que ce qui compte, ce n’est pas la réalité, mais la narration qu’on en fait. C’est ce qu’il applique dans tous les domaines : immigration, économie, politique étrangère. Et cela fonctionne, parce que le public a perdu confiance dans les institutions traditionnelles, les médias, l’expertise. La pandémie de Covid a joué un rôle accélérateur de ces tendances. Trump occupe ce vide par un récit simple, émotionnel, viral — et très souvent faux. La campagne 2024 a été exemplaire à cet égard.
Le trumpisme incarne autant un pouvoir narratif que politique. Une présidence devenue une émission permanente de télé-réalité, où le conflit, le suspense, le clash remplacent l’action publique. Il y a quelque chose de l’empire romain dans la machine médiatique MAGA, qui évoque cette réplique du film Gladiator : « are you not entertained? »
Cette expertise médiatique de Trump, son talent en la matière, sont parfaitement adaptés à l’époque. Toute la vie de Trump peut se lire aussi en lien aux évolutions du paysage médiatique depuis cinq décennies : de la presse people aux grandes émissions télévisées, puis aux talk shows radiophoniques et aux chaînes câblées, jusqu’à internet, aux réseaux sociaux et dans la dernière campagne au poids des podcasts.
Il y a une relation symbiotique entre Trump et les médias, mutuellement bénéfique jusqu’à son premier mandat : il se vantait d’avoir eu un immense avantage sur ses concurrents en 2016 en termes de publicité gratuite, les médias couvrant chaque outrance, chaque nouveau scandale ; de leur côté, les médias ont aussi profité de ce candidat hors-normes, les abonnements aux journaux, l’audience des chaînes ont explosé.
Mais la relation a désormais profondément changé. Dans son deuxième mandat, Trump semble décidé à achever les « médias traditionnels » : par des procès ou la simple menace de poursuites, il remet en question le modèle économique de la presse, après avoir contribué à l’accélération de la défiance des citoyens avec ses accusations de « fake news » et autres « journalistes ennemis du peuple ». On assiste désormais à une véritable remise en cause de la liberté d’expression aux États-Unis.
Il faut voir là aussi sa volonté de revanche sur son exclusion des grandes plateformes après le 6 janvier 2021. L’enjeu est toujours le même, qu’il a perfectionné tout au long de sa vie : contrôler le message, dominer l’espace informationnel. Avec la machine médiatique MAGA qu’il a mise en place à la Maison Blanche, et la domination par la droite de l’écosystème médiatique américain, il est tout près d’atteindre ce but désormais. Il n’a plus besoin des médias traditionnels, qui ont été l’instrument de sa réussite dès l’origine, et en particulier de sa carrière politique.
Si vous montrez que le trumpisme existe bel et bien et qu’on ne peut ni le réduire intellectuellement ni le caricaturer, celui-ci semble pourtant ne pouvoir survivre sans Trump. Parmi ses proches, certains réfléchissent-ils déjà à l’après-Trump ?
Il y a des idéologues du trumpisme qui réfléchissent à l’après-Trump depuis sa première élection. J’essaie de montrer dans mon livre que le trumpisme est à la fois un show, un spectacle pour les masses, où la figure de Trump est essentielle. Mais il existe aussi une théorisation pour les élites.
Sur le plan idéologique, l’élaboration la plus aboutie a été proposée par le mouvement national-conservateur, qui a progressivement rassemblé l’ensemble de la droite américaine et agrégé de nouveaux apports aux intuitions de Trump. Certains d’entre eux ont espéré en 2022-2023 pouvoir proposer un trumpisme sans Trump en la personne de Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride et candidat aux primaires républicaines en 2023. Cela n’a pas marché, parce qu’il a été un très mauvais candidat, mais aussi parce que Trump demeure le seul, pour l’instant du moins, capable d’incarner le sentiment anti-système moteur du trumpisme, l’esprit complotiste du temps, la rébellion contre les pouvoirs en place.
Le choix de Vance comme vice-président a semblé adouber un héritier, le dauphin du leader. Son accession à la vice-présidence marque l’avènement de cette contre-élite républicaine MAGA. La biographie de Vance est d’ailleurs un concentré de ce que le trumpisme dit des États-Unis : il grandit à Middletown dans l’Ohio, au cœur de la Rust Belt, la « ceinture de rouille » des États frappés par la désindustrialisation à partir des années 1980. Sa mère a de sévères problèmes d’addiction, et il est élevé surtout par sa grand-mère, sans figure paternelle fixe. Il s’engage chez les Marines en avril 2003. De l’Irak, il dira plus tard que c’était une « guerre stupide », reprenant à cette occasion l’expression d’Obama.
Vance est versatile, mais c’est bien un intellectuel, contrairement à Trump. Mais il n’est pas le seul à prétendre à la succession, et rien ne dit qu’il sera à même d’assurer le show trumpien, même s’il apprend vite.
Donc même s’il existe désormais un corpus idéologique du trumpisme, une part reste irréductible à la théorisation, celle qui se rattache à l’homme lui-même, son charisme si adapté à notre ère médiatique, son côté indestructible puisqu’aucun scandale n’a pu l’atteindre, et son absence totale de surmoi, son côté complètement désinhibé.
Mais quelle que soit la personne qui succèdera à Trump, la redéfinition idéologique du parti républicain devrait perdurer, puisqu’elle correspond justement à un socle électoral victorieux, et que certaines de ses caractéristiques sont partagées par les deux partis, sur le commerce, la restriction de l’immigration, la priorité à la compétition technologique avec la Chine, ou la réévaluation des alliances. Il lèguera aussi une machine médiatique redoutable.
La vraie question est la dérive en cours vers une démocratie illibérale sur le modèle hongrois, les attaques contre les médias, les universités, l’expertise et le savoir en général. Ce côté obscurantiste du parti républicain n’est pas partagé par tous au sein du parti, même si l’emprise de Trump fait pour l’instant taire les voix dissidentes.